L’ampleur des dysfonctionnements constatés par la commission d’enquête au sein des services de sécurité conduit à formuler plusieurs recommandations en vue d’améliorer les pratiques en vigueur dans ces services. Compte tenu du caractère éminemment sensible de leur action et de sa visibilité dans l’opinion publique, l’exemplarité devrait être la règle. Pourtant, il est incontestable que les conditions dans lesquelles a été conduite l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, l’importance des rivalités intestines, ainsi que la participation d’officiers de la gendarmerie à la destruction illégale des paillotes ont gravement affecté la crédibilité des services concernés.

S’agissant de la conduite de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, elle a révélé l’importance des corporatismes et des conflits à l’intérieur même de la police nationale, ainsi qu’entre les services de police et les services de gendarmerie. La recherche de la vérité au service de la justice semble avoir été éclipsée par le souci manifesté par la hiérarchie de chaque corps de tirer le bénéfice de la résolution de l’affaire. Cette rivalité pose la question de l’effectivité du contrôle exercé par les ministères de tutelle et par les magistrats instructeurs : la double casquette administrative et judiciaire des personnels de police et de gendarmerie chargés des enquêtes ne doit pas leur permettre d’échapper à tout contrôle. Il est en ce sens regrettable que les services de police ou de gendarmerie puissent se sentir " propriétaires " des enquêtes sensibles et qu’ils puissent tenter d’orienter la direction des enquêtes en empiétant sur les prérogatives des magistrats.

Il est tout aussi regrettable que certains chefs de service de la police nationale aient cru bon de se livrer à des règlements de compte devant la commission. Cette attitude extrêmement grave, s’agissant d’officiers de police judiciaire, conduit à s’interroger sur l’efficacité du contrôle hiérarchique exercé par les plus hauts responsables de la police nationale sur leurs propres chefs de service. Les regrets convenus exprimés par le directeur général de la police nationale et par l’ancien directeur de la police judiciaire face aux agissements de M. Roger Marion et des accusations qu’il a proférées à l’encontre de l’ancien responsable du SRPJ d’Ajaccio, M. Démétrius Dragacci, laissent songeurs. Certains responsables policiers semblent, en effet, se comporter comme s’ils étaient intouchables et comme s’ils n’avaient de compte à rendre qu’à eux-mêmes. Une telle attitude est peu conforme à la conception républicaine de la police nationale. Cette institution doit être avant tout au service de l’intérêt général et non de l’assouvissement d’ambitions personnelles et de vengeances sordides indignes de hauts fonctionnaires de l’Etat. Le contrôle hiérarchique et disciplinaire devrait donc s’exercer avec plus de rigueur au sein d’une institution policière qui semble divisée en chapelles hermétiques échappant au regard de toute autorité responsable.

Par ailleurs, la conduite des opérations de police dans l’île n’a pas été non plus toujours caractérisée par une action proportionnée et respectueuse des droits de la population. Si les commissions rogatoires délivrées par les magistrats instructeurs afin de rechercher les éléments constitutifs de l’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme permettent de " ratisser large " et d’aboutir à des résultats dans un domaine difficile pour les services enquêteurs, elles ne doivent pas non plus donner lieu à des interpellations aussi abusives qu’inutiles. Les services en charge des enquêtes doivent ainsi avoir à l’esprit que l’efficacité policière ne justifie pas tous les comportements accréditant l’idée que chaque citoyen cache un suspect en puissance.

M. Martin Fieschi, lieutenant de police à la direction départementale de la sécurité publique de Corse-du-Sud, a illustré ce propos en déclarant devant la commission : " C’est une question de comportement. Si on est correct avec les gens, il n’y a pas de danger, en Corse comme ailleurs. Par contre, si on commence à tout casser, à tutoyer les gens, à donner des gifles, etc. - je ne l’ai jamais fait, mais j’en ai eu des échos -, il ne faut pas s’étonner que les gens se braquent. (...) Il y a des "cow-boys", chez nous. En police judiciaire ou en sécurité publique, des types pensent qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent sous prétexte qu’ils ont une carte de police. Avec un tel comportement, ces gens-là font du mal. Sans parler de déontologie, c’est une question de rapports humains.

" M. le Rapporteur : Cela existe aussi à Paris.

" M. Martin FIESCHI : Cela existe partout. Ici, si vous montez dans un village de trois cents habitants et que vous "cassez la gueule" à quelqu’un, tout le monde va le savoir. Une moitié du village rigolera, parce qu’elle est contre lui, mais l’autre moitié ne rigolera pas et lorsque vous reviendrez, vous serez accueilli par des lance-pierres. Je ne dis pas que ces pratiques sont systématiques mais elles existent ".

L’adoption par le Parlement du projet de loi instituant une commission nationale de déontologie de la sécurité, dont la création avait été annoncée par le Premier ministre dans son discours de politique générale, constitue une réponse appropriée à ces dérives. Pouvant être saisie par les citoyens dans des conditions analogues à celles en vigueur pour le Médiateur de la République, cette commission indépendante disposera par ailleurs d’importants pouvoirs d’investigation et d’un pourvoir de recommandation. Le comportement de certains services de sécurité justifie pleinement la création d’une telle instance par le législateur en vue de faire progresser la réflexion déontologique dans les rangs des forces de l’ordre.

Par ailleurs, la récurrence des phénomènes de fuite au sein des services enquêteurs devrait appeler une attention particulière des autorités hiérarchiques. Bon nombre de responsables des services de police entendus incriminent volontiers les avocats pour expliquer ces phénomènes. Il semble bien que ceux-ci n’aient pas le monopole de cette pratique, des documents ayant été diffusés à partir des seuls locaux de police. De tels agissements doivent donner lieu systématiquement à l’application de sanctions disciplinaires et pénales. Il est vrai que nombre de fuites ne s’expliquent que par des rivalités personnelles ou inter-services, qu’il convient également de faire cesser par une action volontariste des responsables hiérarchiques concernés.

L’action des renseignements généraux dans le dossier corse soulève également des interrogations de nature déontologique. Leur rôle dans l’épisode de la conférence de presse de Tralonca et dans l’affaire des paillotes n’a pas été des plus transparents. La participation passée de certains hauts responsables des renseignements généraux toujours en poste à des négociations avec les mouvements nationalistes a également été évoquée avec insistance par plusieurs personnalités entendues par la commission. Le rôle joué par ce service, fonctionnant de manière excessivement centralisée, est donc en cause. Si le mode de traitement des renseignements collectés repose par nature sur le cloisonnement et la centralisation de l’information, celle-ci ne doit pas être pour autant dévoyée ou délivrée de manière sélective aux autorités responsables, qu’elles relèvent de l’exécutif ou de la justice. Les renseignements collectés par ce service n’ont, en effet, pas vocation à lui permettre de défendre ses propres intérêts, voire ceux de sa hiérarchie.

La trop grande stabilité des principaux responsables de la direction centrale est par ailleurs problématique. Il conviendrait dans l’intérêt du service d’en assurer le renouvellement régulier.

Enfin, l’affaire des paillotes a souligné les défaillances structurelles de la gendarmerie. Son organisation militaire constitue certes une force, mais en même temps une formidable faiblesse dans la mesure où la primauté de l’obéissance sur le droit peut susciter de graves dérives. La nécessité de séparer dans la chaîne de commandement fonctions opérationnelles et fonctions de contrôle est dès lors un point incontournable. Elle fait la force de la gendarmerie traditionnelle, comme l’a souligné M. Patrice Maynial, ancien directeur général de la gendarmerie nationale : " Finalement c’est très simple la gendarmerie : ce ne sont pas les hommes qui sont bons, mais l’organisation ! ".

Cette assertion révèle toutefois la fragilité de l’institution, notamment en cas de défaut dans l’organisation : les hommes du GPS auraient ainsi dû réagir et refuser d’obéir à des ordres illégaux. Pour cette raison, la mise en place par le ministère de la Défense d’une commission de réflexion sur l’exécution des contrôles des unités de gendarmerie doit permettre d’apporter des réponses organisationnelles en vue de créer des " coupe-circuits " permettant aux gendarmes d’alerter leur hiérarchie en contournant l’autorité à l’origine d’un ordre illégal.

Cette mesure devra également se doubler d’une formation initiale et continue des militaires de la gendarmerie nationale en vue de les faire réfléchir aux limites du devoir d’obéissance. Une telle formation doit ainsi contrebalancer les effets pervers de la culture militaire dans un corps dont la mission première est d’être au service du droit.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr