Au cours des dernières années, l’opinion publique suisse et internationale a été frappée par plusieurs événements impliquant des groupes qualifiés de " sectes ". Spectaculaires et largement répercutés dans les médias, ils amènent à s’interroger sur des problèmes potentiels allant au-delà de la protection d’intérêts matériels et psychiques individuels. La fin de David Koresh et de plusieurs dizaines d’adeptes des " Branch Davidians " dans un brasier à Waco (Texas) en avril 1993 a été suivie en direct par les chaînes de télévision. En octobre 1994, le " transit " de l’Ordre du Temple Solaire a illustré la détermination fanatique d’un petit cercle sombrant dans la paranoïa au point de ne pas hésiter à préparer méticuleusement sa propre mort et à y entraîner en même temps plusieurs adeptes ainsi que des " traîtres " à éliminer, avec une conviction idéologique suffisante pour pousser des survivants à suivre le même chemin en décembre 1995 et en mars 1997 ; ces événements, que leurs auteurs s’ingénièrent à entourer d’une brume de mystère, donnent naissance jusqu’à aujourd’hui aux hypothèses les plus folles, malgré les preuves apportées par une enquête sérieuse et approfondie. En mars 1995, l’attentat au gaz sarin commis dans le métro de Tokyo par des adeptes d’Aum Shinrikyo a révélé la dérive d’une secte que les projets de ses dirigeants ont précipitée dans l’action terroriste à large échelle et des rêves de prise du pouvoir. Bien entendu, certains de ces événements sont aussi conditionnés culturellement : un siège comme celui de Waco paraît moins imaginable dans le contexte helvétique. Mais un suicide collectif accompagné d’assassinats, comme celui de l’OTS, aurait de même paru hautement improbable dans des villages valaisans et fribourgeois...

Ce constat obligera les autorités à tenir compte de problèmes d’un nouveau genre[1], d’autant plus que chacune de ces affaires s’est accompagnée de critiques visant les dirigeants politiques ou la police, accusés de n’avoir pas su prévenir de tels drames ou de ne pas avoir géré correctement la crise. Si l’on s’en tient à l’affaire de l’OTS (qu’il est possible de connaître de près, puisqu’elle s’est déroulée sur notre territoire), ces reproches apparaissent comme largement injustifiés, relevant soit de l’émotion, soit de l’exploitation sensationnelle de l’événement. Il faut admettre que les possibilités préventives sont limitées.

En outre, les bases légales qui justifieraient l’éventuelle surveillance de groupes religieux n’existent pas : les autorités fédérales n’ont pas la mission de s’en occuper. Il est vrai que, même si c’était le cas, il faudrait être sûr qu’on se pencherait sur les groupes réellement susceptibles de poser des problèmes et qu’on ne disperserait pas les efforts : ainsi, il est pratiquement certain qu’on n’aurait jamais pris l’initiative de surveiller un groupe comme le Temple Solaire avant les tragiques événements d’octobre 1994. En outre, les principes d’équité et d’impartialité plaident manifestement pour un examen cas par cas, en refusant de mettre " dans le même sac " une multitude de mouvements entre lesquels tout diffère, afin de garantir les droits des minorités. Il est cependant clair qu’aucun groupe ne saurait se prévaloir de sa nature religieuse réelle ou supposée pour se soustraire aux lois communes.

C’est pourquoi la Commission consultative en matière de protection de l’Etat a décidé de se pencher sur ce sujet, dans le cadre d’une approche exploratoire. Un tour d’horizon et un premier échange de vues ont été effectués lors de la séance du 17 avril 1996. La question posée était de savoir dans quelle mesure certains mouvements peuvent non seulement susciter des problèmes sociaux, mais également porter atteinte à la sécurité de l’Etat. Cela a réduit d’emblée le champ d’investigation. En effet, si plusieurs mouvements cultivent des projets de société qui ne sont pas toujours en accord avec les principes auxquels souscrivent la plupart de nos concitoyens, ces projets restent en général à l’état d’utopies. En ce qui concerne l’action violente ou subversive, une première approche (uniquement à l’aide de sources ouvertes) n’a pas permis de déterminer des cas de ce genre en Suisse. Mais d’autres activités (sans recours à la violence) peuvent éventuellement constituer un danger actuel ou potentiel pour la sécurité de l’Etat. La discussion menée lors de la séance d’avril 1996 a conduit à s’interroger sur les problèmes que pourrait poser l’Eglise de Scientologie, en raison de certains principes affichés, de pratiques observées par le passé et d’accusations portées à son encontre dans d’autres pays. Il a donc été décidé de s’intéresser de plus près à ce cas. Telle est l’origine de la présente expertise, confiée à un groupe de travail assisté d’un expert[2].

Le mandat confié au groupe de travail était le suivant :

* présenter la situation actuelle et les raisons qui poussent aujourd’hui à se pencher sur certains groupes religieux ou se définissant comme tels ;

* présenter la Scientologie et ses activités, puis en faire une évaluation et examiner quelles réponses il convient éventuellement d’y donner du point de vue de la protection de l’Etat.

Ce document se fonde sur des sources ouvertes (documentation scientifique) ainsi que sur les contacts de la Police fédérale avec les services suisses et étrangers. Aucune enquête spécifique de type policier n’a été effectuée dans le cadre de la préparation de ce rapport. Les publications de la Scientologie, tant internes que publiques, représentent un volume considérable[3]. Le mouvement fait en outre l’objet d’une abondante littérature scientifique et/ou critique, de qualité très variable ; nous avons tenté d’identifier les ouvrages et articles les plus sérieux et les plus intéressants, tandis que des dossiers de coupures de presse (exploités avec prudence) ont été précieux pour une vue panoramique des controverses suscitées par la Scientologie en Suisse au cours des quinze dernières années. La Scientologie est aussi un sujet très débattu sur Internet, où l’on trouve non seulement des textes polémiques, mais également différents documents utiles (jugements, rapports officiels de certains pays, etc.). En vue de maintenir la plus grande impartialité, les rédacteurs ont renoncé à rencontrer préalablement tant les membres de la Scientologie que des personnes critiques à l’égard de ce mouvement. Les parties concernées ont cependant reçu, à la fin de l’année 1997, une version provisoire du rapport afin de leur permettre de prendre position. Dans la mesure où cela a semblé possible et utile, les observations reçues ont été prises en


[1] Cf. Norbert Reinke, "Hat die Politik versagt ? Der Sekten- und Psychomarkt als Gegenstand politischer Sensibilität und staatlichen Handelns", in Politische Studien, N° 346, mars-avril 1996, pp. 77-85.

[2] Membres : Urs von Daeniken, chef de la Police fédérale (président) ; Laurent Walpen, commandant de la Police du Canton de Genève ; Jean-François Mayer, expert, auquel a incombé la majeure partie de la recherche et de la rédaction.

[3] Le groupe de travail a fait son possible pour ne citer que des extraits de documents dont il a pu consulter l’intégralité, en excluant généralement les citations de seconde main ; en effet, il paraît nécessaire de connaître le contexte des phrases citées pour éviter des citations tendancieuses. En utilisant des passages coupés de leur contexte, on pourrait "prouver" n’importe quoi, mais le but d’une expertise, contrairement à des écrits polémiques, n’est pas de défendre un point de vue, mais d’établir autant que possible des faits.


Source : Office fédéral suisse de la police : http://www.admin.ch/bap