Les mutations des modalités du trafic dans l’aire géographique occupée par la Syrie et le Liban sont importantes. Elles sont liées aux changements politiques intervenus dans une région qui englobe outre ces deux pays, la Turquie, la Jordanie et Israël. Tandis que les nouveaux entrepreneurs remplacent progressivement les chefs de guerre, des circuits "politiques" continuent à exister dont les activités illicites sont de plus en plus imperméables. En effet, si la drogue continue à enrichir les acteurs de la scène libanaise, elle devient également une arme diplomatique redoutable, souvent utilisée pour discréditer adversaires et concurrents. Paradoxalement, les pressions américaines exercées sur la Syrie pour l’amener à signer les accords de paix au Proche-Orient ont eu comme résultat la prise en main par le gouvernement de Damas, désireux de ne pas prêter le flanc à la critique, de l’éradication des cultures de pavot et de cannabis dans la vallée de la Bekaa. La Syrie se voit désormais reconnue par les pays occidentaux le rôle de policier régional, ce qui renforce sa présence au Liban. Il s’ensuit que les cultures semblent sur le déclin tandis que la transformation, moins facilement détectable, se poursuit en se diversifiant. En particulier, la production de cocaïne s’effectue sur une échelle de plus en plus importante dans ce pays.
Des routes recyclées
Les nouveaux maîtres des "affaires" à Beyrouth sont, dans leur grande majorité, des entrepreneurs syriens ou "syro-libanais" (qui ont un parent syrien). Ils circulent dans des Mercedes rutilantes. Seule la protection de l’armée syrienne leur permet de bénéficier d’un port d’armes, d’une licence d’exploitation et d’une liberté de mouvement étonnante. En effet, tandis que les investisseurs étrangers ne se bousculent pas à Beyrouth où la situation reste très incertaine, les "petits Syriens", comme les appellent dédaigneusement les entrepreneurs chrétiens qui construisent hôtels et casinos au nord de la ville, se lancent dans les affaires de transport et d’immobilier comme s’ils savaient leurs arrières assurés. Leurs réseaux s’étendent au-delà de Tyr, faisant ainsi la jonction avec les chrétiens du Sud-Liban et Israël. Ils ramènent de Damas et de Amman, mais aussi de Tel Aviv, de la cocaïne-base que l’on fume dans des narguilés. Ce type de consommation fait désormais fureur dans tout le Proche- Orient. La drogue est stockée à Baalbek. Un coup de téléphone suffit pour se faire livrer de 5 grammes à 5 kilogrammes de cocaïne. Le prix au détail est de 100 dollars le gramme. "On peut toujours tomber à Beyrouth sur un policier libanais qui n’est pas au parfum, mais à Baalbek notre armée veille", déclare un des "nouveaux marchands". Effectivement, les douaniers libanais ont "malencontreusement" saisi durant l’année 1996 près d’une demi-tonne de cocaïne base qui allait être acheminée dans la Bekaa. Près de 3 t de précurseurs chimiques ont été découvertes la même année dans la plaine de la Bekaa. De nombreux laboratoires semblent d’ailleurs raffiner, indifféremment cocaïne et héroïne. En effet, de la pâte base (238 kg) et de l’opium (187 kg), ont été trouvés stockés dans le même lieu.
A propos de cette saisie mixte, les autorités syriennes ont fait deux déclarations distinctes antidatant une des interceptions. Ainsi, si les cultures de cannabis et de pavot dans la Bekaa se sont considérablement réduites, on raffine et surtout on distribue. En fait, le trafic d’héroïne semble s’être entièrement intégré dans les filières "politiques" et dans celles des services secrets, gagnant en cohérence et limitant au minimum le nombre des opérateurs liés auparavant à une constellation d’organisations. Ainsi, le Hezbollah (qui, en aucun cas ne peut agir indépendamment des officiers syriens), contrôle des laboratoires qui raffinent de l’héroïne qui est convoyée ensuite jusqu’en Europe, via les ports du golfe d’Alexandrette, par les filières du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Mais si les envois importants continuent à emprunter les circuits très étanches des filières lasges (minorité ethnique commerçante), un autre système, éclaté, s’y ajoute. Des rabatteurs à Alep, à Damas et à Beyrouth, cherchent des touristes à l’arrivée des aéroports, des gares et des terminus d’autobus et leur proposent de passer la drogue dans une voiture de luxe gracieusement offerte, en leur payant en outre une somme qui peut aller jusqu’à 5 000 dollars. Comme leurs homologues turcs, les entrepreneurs syriens essaient de rationaliser le marché éclaté de l’héroïne. Atef, un Syrien rencontré par l’envoyé de l’OGD et ses deux "amis" saoudien et algérien, ont monté, avec les bénéfices de leur trafic d’héroïne, une compagnie de voyages entre l’Europe de l’Est et le Moyen- Orient. Ils ont acheté à Paris, du côté de la Gare du Nord, un hôtel bas de gamme pour les travailleurs immigrés et une auberge de jeunesse pour routards à Amsterdam. "Ce sont nos meilleurs passeurs, mais il faut avoir "un œil sur eux", confie Atef. Ainsi, que l’on soit à Istanbul, à Amman ou Tel Aviv, le "moyen de passage" le plus populaire vers la Syrie est, comme en Turquie, l’autobus. En effet, et au-delà des relations officielles "tendues" entre ces deux pays, dues surtout à l’aide de Damas aux Kurdes du PKK, mafieux lasges, militaires et douaniers ont rodé les autoroutes de la drogue. L’axe Gaziantep-Alep-Lattaquié d’où partent les ferries vers Larnaca (Chypre) ou Volos (Grèce), fait éviter aux trafiquants turcs le golfe d’Alexandrette. Cet axe Alep-Lattaquié continue vers le Liban, longeant une multitude de ports syriens ou libanais pour atteindre Beyrouth. Une autre voie descend à Damas via Homs, rejoint la vallée de la Bekaa, ou continue vers le sud, pour gagner, via Amman, les frontières de l’Arabie saoudite.
Les péages informels
Chaque poste de douane ou de police qui se trouve à proximité de ces axes est une mine d’or. Taxis collectifs, camions TIR et autobus, même en l’absence totale de barrage de police, s’arrêtent devant ces postes et le conducteur dépose "spontanément" son enveloppe. Les prix sont fixes (entre 50 et 100 dollars par passage). En conséquence, aucun véhicule n’est fouillé. Ces autoroutes de la drogue fonctionnent à double sens. En effet, elles transportent de l’héroïne vers les ports méditerranéens et la Turquie dans un sens, de la cocaïne et des drogues de synthèse vers le Moyen-Orient dans l’autre.
Ainsi, les saisies de Captagon (vrai ou faux) et autres amphétamines en Arabie saoudite ont quasiment toutes été faites à la douane d’Halet Ammar, sur des véhicules ayant traversé la Turquie, la Syrie et la Jordanie. Dans ce dernier pays, qui connaît une recrudescence importante de la consommation, les trafiquants ont su se créer des protections efficaces garantissant une distribution multidrogues visant aussi bien la marché israélien que celui de la péninsule arabique. Ainsi, les autorités ont vainement tenté d’étouffer, en 1996, une série d’affaires de corruption et de consommation visant les milieux huppés de la société jordanienne. Si les poste-frontières jordaniens semblent être les mieux gardés de la région, les frontières elles-mêmes sont de plus en plus poreuses. Des TIR ou des taxis collectifs déchargent, bien avant les postes frontières, souvent à Amman même, leurs marchandises prises ensuite en charge par des réseaux caravaniers ou par des embarcations mouillant dans le port d’Aqaba. Plus de 60 kg d’héroïne ont été ainsi interceptés en Egypte (port de Noweda) en 1996 sur des bateaux en provenance d’Aqaba.
Les nouveaux circuits libanais
La culture du pavot se limite, en 1996, au centre de la Bekaa, aux collines entourant la ville de Baalbek tenue par le Hezbollah et à quelques villages sunnites ; dans le nord, à des villages chrétiens à proximité de Hermel (Deir, Al Ahmar, Btidhi). En revanche, les cultures ont disparu entre Zahlé et Baalbek, et plus généralement tout au long de la vallée proprement dite. Cultivé dans les mêmes zones que le pavot, le cannabis se substitue à ce dernier dans le nord de la Bekaa ; ailleurs, il empiète sur les parties hautes de la vallée. Les filières créées pendant la guerre, quand elles ne traversaient pas directement les frontières syriennes, partaient en faisceau depuis la vallée de la Bekaa vers le nord à destination de la Turquie, et des ports libanais de Tripoli, Djounieh, Beyrouth, Jieh, Damour, Saïda et Tyr. Ces routes se sont profondément modifiées. Celles qui mènent à Tyr et à Djounieh ont été pratiquement abandonnées et Beyrouth ne joue plus qu’un rôle marginal en tant que plaque tournante. En effet, la capitale libanaise est le seul endroit où les forces de l’ordre peuvent se montrer "provoquantes" vis à vis de l’armée d’occupation syrienne. Ainsi, à tous les niveaux de la hiérarchie policière, il existe des fonctionnaires qui essaient, en faisant simplement leur travail, de déstabiliser les officiers syriens en arrêtant des trafiquants qui leur sont liés. En revanche, la route vers la Turquie fonctionne désormais dans les deux sens, et les ports de Jieh et Damour sont restés actifs. Une autre route, celle qui conduit vers le port de Tripoli, semble continuer à jouer un rôle important. Enfin, d’autres ports, dits "clandestins" (Byblos, Batroum et, tout au sud, près de la frontière israélienne, Nakoura), semblent développer leurs activités. Cependant, c’est l’explosion du commerce qui constitue le phénomène le plus important. Les opérateurs indépendants, anciens combattants issus des milices, ont pris à leur compte un trafic qui ne s’alimente plus à partir des productions locales, désormais trop limitées, mais sur des filières liées aux conflits anatoliens et caucasiens.
La guerre qui se déroule dans les provinces kurdes de Turquie a provoqué la réactivation de certains laboratoires qui avaient trouvé refuge dans cette région pendant la guerre du Liban. Durant cette dernière, des militants arméniens, entre autres, s’étaient initiés au narcotrafic. Ils retrouvent aujourd’hui un lieu d’opération familier qui leur permet de remettre en selle des filières servant à financer leurs activités dans le Haut-Karabakh et à investir sans risques leurs bénéfices en Arménie même. Opérateurs russes et mafia sicilienne se servent également des ports libanais pour exporter leur marchandise et, comme à Chypre, blanchir leurs capitaux.
Le changement dans la continuité
Depuis la guerre du Golfe, la "lutte contre la drogue" exigée par l’administration américaine, a permis aux militaires syriens de renforcer leur main-mise sur le Liban. En effet, si la Syrie était toujours, pour 1996, sur la liste, très restrictive, des cinq pays non "certifiés" par les Etats-Unis, c’est pour conserver un moyen de pression sur le régime d’Hafez el-Assad dans le cadre des négociations de paix au Proche-Orient, en prenant pour prétexte le fait qu’il n’a pas démantelé les réseaux au Liban. Le trafic de drogues en Syrie, les relations des militaires syriens avec les mafieux turcs, la corruption évidente qui s’étale sur les kilomètres de macadam "achetés" n’y sont pour rien. Cette "fixation libanaise" a permis au régime de Damas de mettre de l’ordre dans les forces politiques libanaises et de neutraliser ses ennemis politiques qu’il avait, durant la guerre, compromis dans le trafic de drogues. Elle a surtout permis de faire passer le message que rien n’était possible sans l’aval des militaires syriens, "responsabilisés" en quelque sorte par les directives américaines. Tandis que les communiqués de presse citent le rôle de l’armée syrienne à chaque saisie et chaque éradication d’un demi-hectare de cannabis dans la plaine de la Bekaa, les autoroutes de l’héroïne et de la cocaïne continuent à traverser impunément la Syrie tandis que les envois "en gros" se sont recyclés dans les routes anatoliennes. Ainsi, la paix revenue, le Liban retrouve son rôle traditionnel de plaque tournante du Proche-Orient, décentralisant dans tout le pays les activités concentrées jadis à Beyrouth et dans la vallée de la Bekaa. Dans la capitale libanaise, on trouve cependant une grande partie des mécanismes de blanchiment de l’argent sale ensuite réexpédié sur d’autres places financières. Les efforts de la communauté internationale, et plus particulièrement du PNUCID, pour introduire une législation efficace contre le blanchiment, buttent sur la volonté de l’exécutif de rien entreprendre qui puisse amputer le Liban de ses potentialités de place financière. Les investissements étrangers se faisant attendre, la "reconstruction" de Beyrouth s’essouflant, "il n’est pas opportun d’aggraver une situation en soi compliquée" a indiqué un haut fonctionnaire du ministère de l’Economie au correspondant de l’OGD. Mais l’argent blanchi ne concerne pas seulement les drogues. Ce sont les commissions prélevées sur divers trafics, en particulier celui des armes, très lucratif et qui concerne notamment la région des grands lacs en Afrique, qui donnent une image de prospérité à Beyrouth.
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