La multiplication, au cours des trois dernières années, de saisies de moyenne importance de toutes les drogues (héroïne, cocaïne, dérivés du cannabis) témoignent du rôle dévolu à la Grèce par les filières internationales du trafic. Le trafic de la marijuana étant lié à celui de la main d’œuvre clandestine, ce sont les frontières du pays avec l’Albanie qui posent désormais le plus de problèmes. Les frontières bulgares, macédoniennes et celles de la mer Egée s’ajoutent aux axes traditionnels de la route des Balkans qui traversent le pays. L’intensification du trafic a deux conséquences majeures : l’augmentation d’une consommation déja importante et le rôle nouveau que joue la Grèce, à l’instar de l’Italie et de la Slovénie, dans le blanchiment de capitaux issus de tous les trafics balkaniques qui se réinvestissent ensuite dans l’ensemble des économies de l’espace Schengen.

Trafic de main d’œuvre et de drogues

Le poste frontière de Cacavia, qui voit quotidiennement un va-et-vient constant d’immigrés albanais, dont une partie appartient à la minorité grecque, est devenu un lieu de passage important pour la marijuana. De 1993 à 1996, les saisies y ont été multipliées par dix. Mais, c’est la mise en place d’organisations criminelles mixtes, composées d’Albanais (production), de Grecs d’Albanie (passage vers la Grèce) et de Grecs (qui contrôlent les circuits et se chargent de la distribution dans les grands centres urbains), qui a pris aujourd’hui de l’ampleur, entraînant une diversification des produits objets du trafic. Ainsi, la police a démantelé en 1996 plusieurs gangs gréco-albanais, opérant à Athènes et dans le reste du pays. Le premier était composé de deux Albanais, d’un Grec d’Albanie et de deux nationaux. Au moment de leur arrestation, ils étaient en possession de 3,5 kilogrammes de marijuana mais aussi de près de 4 kg d’héroïne ; l’autre groupe, composé de cinq Albanais et de trois Grecs, était en possession de 8 kg de marijuana et de nombreux faux papiers. L’identité des opérateurs grecs arrêtés semble prouver que des "cultivateurs" de cannabis du Péloponnèse et de la Thessalie ont "délocalisé" une partie de leurs cultures dans le sud de l’Albanie. Ainsi, en octobre 1996, trois passeurs grecs et 107 clandestins albanais ont été interceptés par la police de Larissa qui a saisi en outre dans le camion qui les transportait 12 kg de haschisch importé d’Albanie où ce dérivé du cannabis commence à être produit. Les clandestins ont indiqué avoir versé près de 140 dollars chacun pour pouvoir se rendre à Athènes et à Corinthe. Ils ont finalement été expulsés. Les trois Grecs, tous des agriculteurs de Trikala, sont poursuivis pour trafic de drogue et de main-d’œuvre.

La frontière bulgaro-turque étant plus aisée à traverser que celle qui sépare la Turquie de la Grèce, les passeurs turcs se servent de la Bulgarie comme territoire de transit, pour descendre ensuite vers les frontières grecques. Ainsi, la police de Thessalonique a démantelé un réseau qui acheminait de l’héroïne turque via la Bulgarie et la déposait dans la forêt de Belès, en Grèce. Lors de l’arrestation du passeur bulgare et du garde forestier grec qui faisaient partie du réseau, 2,5 kg d’héroïne ont été saisis. La drogue attendait d’être prise en charge par des trafiquants de Thessalonique. Un autre réseau grec, affilié sans doute au parrain turc Ali Kurcuk (dit "Ali le Petit"), a été démantelé à Alexandroupolis et 3,5 kg d’héroïne saisis. Bien entendu, la plus grande partie de l’héroïne continue de suivre un itinéraire parallèle à la frontière grecque, comme l’illustre l’arrestation en Albanie, le 12 décembre 1996, de deux Macédoniens de la minorité albanaise convoyant en Italie 45 kg de cette drogue. Outre des axes classiques de la route des Balkans, les passeurs sondent les opportunités que leur offre le manque d’infrastructures douanières en mer Egée, dans les îles de Chios et de Lesbos. Plus au sud, à Kos ou à Rhodes, les passeurs turcs se servent des flux de plus en plus importants d’immigrants clandestins pour passer de l’héroïne. Enfin, d’après les autorités douanières, le trafic maritime depuis la mer Noire ou le Moyen-Orient, permet aux bateaux à destination du Pirée de jeter, le long des 60 kilomètres de côtes qui s’étendent du cap Sounion jusqu’au port du Pirée, des marchandises balisées récupérables pendant la nuit. L’existence de centaines de petites embarcations (pêcheurs, bateaux de plaisance, etc.) rendent très difficile toute interception par les gardes côtes. Le transit concerne désormais toutes les drogues. Ces ports servent aussi bien à l’exportation de l’héroïne turque qu’à l’importation de la cocaïne colombienne. Plusieurs affaires indiquent en effet que de la cocaïne est débarquée sur les ports grecs pour s’intégrer ensuite à la route des Balkans.

Le fret colombien

Des trafiquants colombiens se tirent avantage de l’immense potentiel de bateaux grecs en cale sèche et des difficultés de certaines compagnies de fret pour louer leurs services. L’affaire la plus significative, qui a permis de mettre à jour cette liaison entre le parc des bateaux grecs et les convoitises des cartels est celle de l’Archangelos. Ce pétrolier, battant pavillon panaméen, avait été arraisonné par les douanes espagnoles à l’aube du 23 janvier 1995, en plein océan Atlantique, face à la côte du Brésil (conformément à l’article 17 de la Convention de Vienne, ratifiée par l’Espagne). L’enquête effectuée en Grèce par l’OGD a permis de recueillir des informations précisant certains détails de cette affaire. Sur insistance espagnole, la police grecque avait identifié deux ressortissants espagnols qui logeaient dans des hôtels différents du Pirée et négociaient avec la compagnie panaméenne Superia Shipping, propriétaire de l’Archangelos. Une fois acquise la conviction que l’accord de fret était passé, des officiers espagnols se sont joints à leurs collègues grecs qui, entre temps, avaient identifié et pris en filature l’ensemble de l’équipage engagé. Cette livraison contrôlée avait permis la saisie de près de quatre tonnes de cocaïne. En janvier 1995, près de 500 kg de cocaïne ont été saisis sur le port de Patras à destination de l’Albanie. Une partie de la cargaison - la cocaïne était dissimulée dans des sacs de riz - avait été dédouanée et suivie, afin de connaître sa destination finale. Depuis le début de l’année 1996, près de 200 kg de cocaïne ont été interceptés sur la même route. Ces affaires confirment aujourd’hui que les trafiquants, réagissant au ciblage de plus en plus précis des cargaisons, misent sur les possibilités multiples qu’offre le système mondial de fret et, singulièrement, les navires grecs sous pavillons de complaisance. Elles indiquent en outre que la route des Balkans, pourvoyeuse d’héroïne, devient opérationnelle pour d’autres drogues et plus particulièrement pour la cocaïne. L’implication de bateaux sous pavillon grec ou appartenant à des compagnies contrôlées par les armateurs grecs ou chypriotes dans plusieurs affaires de drogues (Pologne, Russie, Bénélux, Egypte, Asie du Sud-Est et en pleine mer, etc.) a poussé l’Organe de coordination de lutte antidrogues créé en Grèce à inclure, au début de 1996, outre des fonctionnaires des ministères de l’Intérieur et de l’Economie, des représentants de la Marine marchande.

La consommation explose

Les temps où les Grecs consommaient de manière conviviale l’herbe de Calamata, de Trikala et de Xanthi semblent révolus. La multiplication des saisies et la prolifération des drogues est accompagnée de celle des surdoses. De 10 au début des années 1980, elles dépassent, pour 1995 et 1996, le nombre de 160. Marina Papadi, responsable du Centre de réhabilitation d’Athènes, a déclaré que l’augmentation dramatique des surdoses "est due, entre autres, à la pureté de l’héroïne qui circule". Elle a déclaré aussi que les drogues étaient désormais un "mode de vie" dans ce pays et que, "rien qu’à Athènes, il y aurait 15 000 héroïno-dépendants". Sur l’ensemble de la Grèce, leur nombre avoisinnerait les 100 000. D’après une étude menée par le ministère grec de la Santé, les jeunes expérimentent de plus en plus tôt les drogues : les garcons à 14 et les filles à 15 ans. La consommation commencerait par la marijuana et les drogues synthétiques.

Ainsi, la Grèce comme la plupart des pays initialement utilisés pour le transit, est en passe de devenir elle-même un marché important de consommation de l’héroïne et de la cocaïne. Autre indice : les passeurs qui traversent le pays transportent de plus en plus des quantités moyennes de drogues - entre 2 kg et 5 kg - et travaillent souvent à leur compte. Les lieux de distribution d’héroïne du grand Athènes, place Coumoundouros, marché aux Puces, banlieues de Calithéa, Aigaleo, Rizoupoli, Caminia, Coridalos - où se situe la prison qui a connu en novembre 1995 une insurrection très violente des junkies qui dévalisèrent la pharmacie de l’hôpital -, restent toujours approvisionnés, tandis que sur les marchés plus huppés, situés le long de la côte, comme Glyfada, Varkiza, Phaliron, on trouve désormais de plus en plus de cocaïne. Une carte des surdoses, indique en outre que l’usage de l’héroïne est très répandu en province. L’autre fait nouveau, comme partout en Europe, c’est l’essor des drogues de synthèse. A Athènes, dans les bars branchés de Colonaki, à Metz, dans les discos géantes de Glyfada, au cœur même de Thessalonique et de ses boites techno, l’ecstasy et le LSD, à côté de la cocaïne, ont trouvé une nouvelle clientèle. Les opiacés de synthèse, soustraits du marché légal, et le Captagon bulgare remplacent quant à eux, les jours de vaches maigres, les misso (doses) d’héroïne.

Bons du trésor et blanchiment

La décision prise en 1995 par le gouvernement grec de privatiser les trois casinos existant et d’accorder des licences d’exploitation à neuf autres ne pouvait tomber plus mal au moment où la conjoncture balkanique place la Grèce dans l’œil du cyclone. Selon des statistiques de la police nationale, le marché de la drogue génère dans le pays 500 milliards de drachmes (deux milliards de dollars). Selon le Département d’Etat américain : "les casinos qui ont reçu une licence en 1995 sont un moyen facile pour blanchir l’argent sale".

La levée de boucliers de la presse et de l’opinion publique, les changements au sein du gouvernement, après l’élection de Kostas Simitis au poste de Premier ministre, qui ont vu une partie de l’ancienne équipe du PASOK (parti socialiste) écartée au profit des technocrates pro-européens, tout autant que des pressions discrètes du Département d’Etat, ont fait annuler in extremis la plus grande partie des licences de casinos déjà octroyées. Cependant, il existe en Grèce une autre opportunité de blanchiment, autrement plus performante : la course au remboursement de la dette de l’Etat s’appuyant traditionnellement sur des émissions annuelles d’obligations du Trésor (omologa). Ces dernières représentent désormais près du quart du produit national brut (22,5 milliards de dollars). Bénéficiant de l’anonymat, exemptées d’impôts, souvent remboursées en devises, elles ne peuvent qu’être extrêmement attractives aux yeux des blanchisseurs de tout poil. En outre, la Grèce attire des capitaux provenant de tous les trafics, en particulier de pétrole et de drogues, des pays voisins situés sur la route des Balkans : Turquie, Bulgarie, Serbie, Macédoine. Dans ces trois derniers pays, le système bancaire qui vient d’être créé, encore rudimentaire, repose principalement sur des transactions en devises (marks, dollars, lires ou drachmes). Les transactions financières sont souvent "réorientées" par les travailleurs immigrés et les "hommes d’affaires" vers la Grèce qui fonctionne, elle aussi, avec une masse de liquidités importantes. La Grèce est le seul de ces pays, Turquie comprise, à avoir ratifié une loi réprimant le blanchiment en accord avec la Convention des Nations unies de 1988. Mais cette loi est encore trop récente (août 1995) pour être appliquée efficacement, et elle a surtout pour effet paradoxal de conférer aux capitaux balkaniques qui transitent par les banques grecques un label d’honorabilité. Enfin, les rapports privilégiés de la Grèce avec Chypre et les pays du Moyen-Orient (Syrie, Liban, Egypte), constituent une attraction supplémentaire et font d’Athènes le premier relais d’insertion de l’argent gris ou sale de cette région, à destination des places européennes.