La place financière suisse conserve un rôle de premier plan pour le blanchiment d’avoirs criminels. Les autorités judiciaires suisses et étrangères ont été unanimes à le déplorer en 1996. Au début de l’été, le procureur de la Confédération helvétique, Carla del Ponte, affirmait ironiquement que les criminels avaient raison de déposer leur argent en Suisse, en raison de la qualité des prestations que leur offre l’appareil bancaire helvétique. Auparavant, elle avait rappelé lors d’une conférence de policiers européens que les banques suisses accueillaient aussi bien les profits des cartels colombiens que ceux des mafias italiennes et russes, ainsi que les produits financiers de la corruption issus de l’Amérique comme de l’Europe. En octobre, un représentant à Berne de la DEA américaine insistait sur le rôle central joué par la Suisse dans l’économie internationale de la drogue. La Suisse n’est pas seulement une des principales places financières de la planète. Elle est aussi le troisième plus gros fabriquant de produits pharmaceutiques du monde et elle abrite nombre de courtiers spécialisés dans l’exportation de médicaments vers le Tiers monde. Pour cette raison, le pays a joué encore durant l’année 1996, un rôle important dans le commerce illicite des drogues de synthèse.

Un centre majeur de blanchiment

Toujours au mois d’octobre 1996, sept magistrats français, espagnols, italiens, belge et suisse, tous spécialistes de la lutte anti-corruption, lançaient de Genève un appel solennel à la création d’un espace judiciaire européen. Celui-ci devrait permettre, selon leurs voeux, une entraide internationale de magistrat à magistrat, remplaçant la procédure compliquée des commissions rogatoires transmises par voie diplomatique. Cette simplification est notamment réclamée par le Procureur général genevois Bernard Bertossa, qui dénonce depuis longtemps la multiplicité des manoeuvres dilatoires offertes aux banques suisses et à leurs clients, dès lors qu’il s’agit de lever le secret bancaire pour répondre aux demandes d’un magistrat étranger.

Toutefois, les banques suisses d’un côté et, de l’autre, la législation qui les régit et le sous-équipement des autorités helvétiques au plan de la surveillance administrative et de la répression pénale, ne sont pas les seuls fautifs. Si la place financière suisse est un rouage essentiel du système international de blanchiment, c’est aussi que des banques étrangères, ­ américaines, européennes ou israéliennes ­ y trouvent leur compte. La place financière suisse n’est pas une forteresse nationale, elle est une entité largement transnationale. De même, les difficultés de l’actuel régime juridique international de lutte contre le blanchiment, ­ embryon d’un éventuel espace judiciaire européen ou planétaire ­ tiennent non seulement aux particularités ou aux insuffisances de la législation et de l’organisation judiciaire de la Suisse, mais aussi à celles des pays qui lui demandent de lutter avec eux contre le blanchiment et la criminalité organisée. Les Etats-Unis, la Russie ou le Mexique, pour ne citer qu’eux, sont aussi à blâmer pour les dysfonctionnements de l’entraide internationale en matière de lutte antiblanchiment. Trois procédures menées en Suisse pendant l’année écoulée offrent une bonne démonstration de ce partage international des responsabilités comme de la nature essentiellement transnationale de la place financière suisse : les affaires Mikhaïlov, Salinas et Weinmann.

Les mafias russes : l’affaire Mikhaïlov

A 38 ans, Sergueï Mihaïlov, dit "Mikhas" est soupçonné d’être un des parrains de la principale organisation criminelle d’ex-URSS, la Solntsevskaya. A ce titre, il figure dans les dossiers de la police russe comme de la police israélienne et du FBI américain. Etabli en Suisse depuis 1995, et y installant peu à peu un réseau de comptes bancaires et de sociétés aux administrateurs respectables, Serguei Mikhaïlov a été arrêté en octobre 1996 par les autorités suisses. Celles-ci ont prouvé de la sorte leur détermination à sévir très tôt contre les tentatives d’implantation du crime organisé russe en Suisse, tirant la leçon des années 1970 et 1980, où elles avaient trop complaisamment laissé des trafiquants turcs d’héroïne, comme le turc Musullulu, le grand fournisseur de la Pizza Connection, diriger leurs réseaux internationaux depuis la Suisse et y ouvrir leurs comptes bancaires. Mikhaïlov a été placé en détention préventive sur le soupçon d’avoir violé, notamment, les lois suisses réprimant le blanchiment et l’appartenance à une organisation criminelle.

Toutefois, pour avoir voulu agir préventivement, les autorités judiciaires suisses sont engagées dans une partie juridique difficile. Les puissants avocats retenus par le présumé parrain le décrivent au contraire comme un homme d’affaires parfaitement honnête, un philanthrope, et ont produit un document officiel des autorités russes certifiant que leur client n’était l’objet d’aucune poursuite. Pour maintenir Mikhaïlov en détention et l’inculper, les autorités suisses dépendent donc largement de la qualité de l’entraide judiciaire que leurs apporteront leurs homologues russes. Or, le droit pénal russe ne connaît pas le crime d’association de malfaiteurs et rend difficile les poursuites pour des crimes dont l’auteur n’a pas été pris en flagrant délit. De plus les juges et les policiers russes sont, faute de moyens, largement débordés par la prolifération des organisations criminelles auxquelles ils doivent faire face. Ainsi, dans ce cas, les difficultés de la lutte internationale contre le blanchiment et la criminalité organisée ont leur source en Russie, et non pas en Suisse.

Les cartels mexicains : l’affaire Salinas

En novembre 1995, Paulina Castañón, la femme de Raúl Salinas, frère de l’ancien président mexicain Carlos Salinas, était arrêtée dans les locaux de la banque Pictet à Genève. En même temps, les autorités suisses faisaient bloquer quelque 100 millions de dollars déposés par Raúl Salinas dans diverses banques helvétiques, dont la banque Pictet, la banque Julius Baer et la filiale suisse de la Citibank new-yorkaise. Sur la base de renseignements communiqués par des autorités étrangères, les autorités suisses soupçonnent qu’une partie importante de ces 100 millions proviennent du trafic de drogue. En décembre dernier, un ancien haut responsable de la police mexicaine, qui est lui-même l’objet de poursuites judiciaires, a ainsi affirmé que Raúl Salinas avait reçu plusieurs millions de dollars de pots-de-vin du trafiquant Luís Medrano. En échange de quoi, il avait concédé à celui-ci l’administration de deux ports mexicains utilisés pour le transit de stupéfiants en route pour les Etats-Unis. Raúl Salinas affirme pour sa part que les fonds bloqués avaient tous une origine légitime. Là encore, l’enquête des autorités suisses se trouve conditionnée par le rythme et la qualité de procédures menées parallèlement au Mexique et aux Etats-Unis. Or jusqu’ici, les autorités mexicaines n’ont montré que peu de détermination ou d’efficacité dans l’élucidation des liens entre Raúl Salinas et les narcotrafiquants. Et avant de communiquer des renseignements importants aux autorités suisses, les autorités américaines voulaient en garder la primeur tant que le trafiquant mexicain Juan García Abrego n’aurait pas été reconnu coupable et condamné par leurs tribunaux. Mais le mérite de cette affaire a surtout été de révéler comment une grande banque américaine comme Citibank se servait de la place financière suisse pour y conduire, par-dessus l’Atlantique, des opérations que n’autoriserait pas la législation des Etats-Unis. Si Raúl Salinas est venu abriter ses fonds en Suisse, c’est en vertue d’une stratégie entièrement mise en place par la gérante américaine de ses comptes à la Citibank, avec l’approbation de la direction new-yorkaise. Cette stratégie avait manifestement pour but de dissimuler ces avoirs en Suisse, notamment par le biais d’une filiale helvétique de la Citibank, la société Confidas, spécialisée dans la constitution de "trusts". On a appris de surcroît qu’il ne s’agissait pas là d’un accident isolé mais d’un genre de services que Citibank rend régulièrement à ses nombreux et importants clients latino-américains. Cette affaire prouve donc que la place financière suisse et sa législation particulière ne profitent pas seulement aux banques helvétiques mais qu’elles sont pour des banques étrangères aussi un élément vital d’un système de transferts financiers internationaux qui peut-être utilisé, comme ici, à des fins de blanchiment.

Les cartels colombiens : l’affaire Weinmann

Les époux Léon et Rachel Weinmann illustrent eux aussi le caractère transnational de la place financière helvétique. Gestionnaires de fonds à Zurich, et au bénéfice de la double nationalité suisse et israélienne, l’une de leurs activités principales, licite, consistait à déposer dans des banques suisses, et des filiales suisses de banques étrangères telle la banque israélienne Leumi, des fonds provenant de l’évasion fiscale commise notamment aux dépens de l’Etat d’Israël. Toutefois, les deux époux ont aussi accepté de blanchir des narcodollars pour le compte de courtiers en blanchiment au service du cartel de Cali, dont les avocats new-yorkais Robert Hirsch et Harvey Weinig. Arrêtés à New York en novembre 1994, ils ont été extradés vers la Suisse en juin 1995. La justice zurichoise tenait en effet à les juger elle-même afin de tester l’applicabilité de la loi suisse contre le blanchiment, entrée en vigueur en 1990. Avec des sommes blanchies se montant à des dizaines de millions de dollars et avec les preuves accumulées par le meilleur appareil policier antiblanchiment, celui des Etats-Unis, le cas des époux Weinmann semblait se prêter particulièrement bien à cette expérience. Par rapport à celle d’autres pays européens, la loi suisse contre le blanchiment passe en outre pour une loi "modèle" selon l’appréciation même du Groupe d’Action Financière (GAFI).

Or, malgré cet ensemble de circonstances favorables et un travail d’enquête considérable, le procureur chargé de cette affaire, Marc Ziegler, n’est pas encore parvenu à boucler son dossier d’instruction. Il met d’abord en cause les imprécisions et les ambiguïtés de cette loi contre le blanchiment tant vantée. En outre, la nature des preuves acceptables en droit américain n’est pas la même qu’en droit suisse et selon la procédure pénale du canton de Zurich. Les déclarations sous serment des policiers américains qui constituent en général la base d’un acte d’accusation aux Etats-Unis n’ont ainsi pas valeur de preuves en Suisse. Dès lors, le procureur Ziegler a dû effectuer de longs déplacements sur le territoire américain pour reprendre, selon les règles exigées par la procédure zurichoise, toutes les dépositions des agents américains, comme celles d’autres témoins. Le magistrat zurichois déplore aussi la nonchalance et la mauvaise volonté avec lesquelles les banques américaines ont répondu ou parfois n’ont pas répondu du tout à ses demandes de documents. De sucroît, selon la procédure américaine du plea bargain (la négociation de peine), tous les co-inculpés des Weinmann ont plaidé coupables. Ainsi en évitant ainsi au gouvernement américain les frais d’un procès, ils ont aussi privé la justice zurichoise des preuves, quant à elles recevables en droit suisse, qu’aurait apportées le procès-verbal d’audiences d’un procès en bonne en due forme. Sans parler de l’amas de documentation resté inutilisé - écoutes téléphoniques par exemple -, trop vaste pour qu’un procureur suisse, livré à ses seules forces, puisse l’exploiter. Si un inculpé accepte de se reconnaître coupable, cet amas de preuves n’a en effet pas besoin d’être mis en forme et utilisé par les procureurs américains. Or, comme l’institution de plea-bargaining est au centre de la stratégie judiciaire américaine, de telles incompatibilités entre le système légal d’outre-Atlantique et les systèmes européens constituent un obstacle à la coopération judiciaire internationale qui restera très difficile à lever. (La justice allemande a connu les mêmes difficultés quand elle a voulu poursuivre un complice des Weinmann arrêté sur le territoire allemand, Peter Tohmes, dont elle pensait aussi faire un cas test de la nouvelle loi allemande contre le blanchiment).

La concurrence bancaire favorise le blanchiment

A supposer même que l’efficacité du dispositif international de lutte antiblanchiment puisse être considérablement renforcée, il y a peu de chances que la place financière suisse cesse, dans un avenir proche, d’être utilisée largement pour la dissimulation de fonds d’origine criminelle. En effet, son rôle important dans l’économie du blanchiment tient aussi à une réalité statistique : le fait que la place financière suisse gère entre les deux cinquièmes et la moitié de la fortune privée mondiale off-shore (pour des clients déposant leurs fonds en dehors de leur pays de résidence). De même, les Etats-Unis resteront probablement, en volume, l’un des principaux centres de blanchiment du monde, pour une autre raison statistique, qui est ici le fait qu’ils sont le plus gros marché du monde en termes de consommation de stupéfiants. Or, tout indique que la quantité des fonds privés sous gestion en Suisse va encore augmenter dans les années à venir. Les milieux financiers suisses ont beau se plaindre, comme ils le font depuis de nombreuses années, de l’érosion du secret bancaire helvétique, le montant des fonds privés gérés en Suisse s’est accru de 20 % en 1996. Cet accroissement tient en partie à la simple appréciation boursière des fonds sous gestion. On s’attend à ce qu’il connaisse en 1997 un nouvel accroissement d’au moins 15 %. Cet accroissement de la place financière suisse découle en partie des difficultés de certaines de ses rivales. L’imminente réintégration de Hong Kong dans l’orbite chinoise a chassé de grosses quantités de capitaux vers la Suisse, comme l’ont fait, depuis le Luxembourg, les nombreuses poursuites fiscales engagées en Allemagne contre les clients allemands des filiales luxembourgeoises des banques allemandes. Là encore, les banques suisses n’ont pas été, et ne seront pas, les seules à profiter de cette croissance de la gestion de fonds privés en Suisse.

L’affaire des fonds Salinas, on l’a vu, a révélé l’importance de la Suisse pour la gestion des fonds privés de la Citibank. De même, Genève constitue une tête de pont essentielle pour les activités de gestion privée d’autres grandes banques européennes comme Paribas ou le Crédit Lyonnais et américaines comme la Chase Manhattan Bank, devenue la 4ème plus grande banque du monde après sa fusion avec Chemical Bank. (A l’inverse, les banques suisses dominent le marché des fonds de placement au Luxembourg ; elles contrôlent, avec leurs douze filiales, jusqu’à la moitié des actifs privés gérés depuis Jersey ; et avec leurs 25 filiales, elles sont la plus grande puissance bancaire aux Bahamas, derrière les Etats-Unis). Cette croissance de secteur de la gestion privée en Suisse tient aussi au fait qu’il s’agit actuellement de l’activité bancaire la plus rentable. Même les banques cantonales suisses, naguère confinées dans les crédits commerciaux et immobiliers, s’aventurent sur ce nouveau créneau. D’où une concurrence accrue, qui ne peut qu’entrer en contradiction avec une plus grande circonspection dans le choix des clients qu’exigerait le renforcement de la lutte antiblanchiment. Dans l’affaire des fonds Salinas, le fait que la Citibank ait accepté et conservé pour client une figure aussi controversée que Raúl Salinas, s’explique par le souci de développer les activités de gestion privée au sein de la banque.

Cet appétit de développement dans un tel secteur devrait avoir encore une autre conséquence négative en matière de lutte antiblanchiment. Les marchés prometteurs, riches de nouveaux millionnaires, que tous les gestionnaires de fonds privés essaient de conquérir, se trouvent en effet en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Asie. Or, ces dernières sont aussi les régions du monde qui abritent les trafiquants de drogue les plus riches et les plus nombreux, et où, dans des pays comme la Colombie, le Mexique ou la Birmanie, l’interpénétration des secteurs licites et des secteurs criminels est la plus inextricable. Ainsi, l’intérêt, économiquement logique, de la Citibank pour le Mexique tient au fait que celui-ci, au nombre de milliardaires, se situe au 4ème rang mondial. De même, la Sociéte de Banque Suisse qui se vante d’être une des trois plus grandes du monde en matière de gestion de fonds privés, a décidé d’élargir sa présence en Asie, en rachetant toute sa clientèle privée internationale, surtout asiatique, à la banque britannique Standard Chartered.

Il y a dès lors fort à parier que les organisations criminelles asiatiques, après les mafias italiennes et les cartels latino-américains, vont bientôt découvrir tous les avantages de la place financière suisse. En fait, elles ont déjà commencé de le faire. A la fin des années 1980, Law kin-man, un baron de la drogue de Hong Kong, membre de la Triade Sun Yee-on, faisait déjà transiter par la Suisse une partie de ses opérations de blanchiment. Et sa politique de croissance en Asie a déjà valu une mésaventure à la Société de Banque Suisse. L’année dernière, elle a pris une participation au fonds d’investissement birman, le Myanmar Fund. Sans savoir que cette prise de participation faisait d’elle la partenaire de la famille de Lo Hsing-han, un des quatre plus grands barons de la drogue birman.

La Suisse et les drogues synthétiques

L’importation et l’exportation de tous les psychotropes et de leurs précurseurs sont soumises en Suisse, depuis le 1er janvier 1997, à un régime d’autorisations. C’est la ratification par le Parlement, en 1995, de la Convention des Nations unies sur les psychotropes qui a permis l’adoption de la nouvelle loi. Si la Suisse a tant tardé à ratifier cette Convention de 1971, c’est notamment devant les réticences initiales d’une partie de son industrie pharmaceutique.

Ce pays est en effet le troisième plus gros fabriquant de produits pharmaceutiques dans le monde et la société Roche est spécialisée dans la fabrication de psychotropes à base de benzodiazépines comme le Librium, le Valium et le Rohypnol. Dans les années 1980, des courtiers peu scrupuleux ont tiré parti de cette absence de contrôle à l’exportation et à l’importation pour alimenter en toute légalité, par le biais de la Suisse, le marché illicite des drogues synthétiques. Il y a quelques années, une affaire a joué le rôle de révélateur. Destinée à un pays africain et contrôlée par un courtier installé en Suisse, une cargaison de 70 tonnes de méthaqualone a été acheminée par erreur sur un port des Etats-Unis et saisie. La méthaqualone, un dépresseur, permet la fabrication du Mandrax qui, distribué par des réseaux de trafiquants indiens et pakistanais, est une drogue de synthèse particulièrement prisée des travailleurs d’Afrique du Sud et de certains pays d’Afrique australe et de l’Est. C’est en 1994, à la suite de cette grosse saisie de méthaqualone, que l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) des Nations unies a envoyé en Suisse une mission spéciale pour lui demander de ratifier la Convention de 1971. Au moment où les autorités suisses avaient commencé à préparer cette ratification, la découverte d’un vaste trafic d’éphédrine en direction de l’Amérique latine est venue souligner l’urgence de la situation. Une enquête américaine a permis de découvrir que, de 1993 à 1994, grâce à des courtiers installés en Suisse, plus de 75 t d’éphédrine avaient été achetées en République tchèque pour être livrées à des trafiquants latino-américains. L’éphédrine est le principal précurseur des méthamphétamines. Ces 75 t auraient permis de fabriquer 12 milliards de comprimés à 5 milligrammes, soit 150 millions de doses journalières d’ice, générant des profits atteignant plusieurs milliards de dollars. Comme l’éphédrine n’est pas couverte par la Convention de 1971 sur les psychotropes, la Suisse a profité de la ratification de celle-ci pour modifier également sa loi sur les stupéfiants afin de s’associer au contrôle international des précurseurs.

Parmi les produits dont l’exportation est maintenant soumise à un régime d’autorisations et la prescription médicale à des contrôles plus sévères, figurent également les benzodiazépines, parmi lesquelles le Valium et le Rohypnol. Commercialisé dans plus de 65 pays par la firme Roche, le Rohypnol, dont il existe aussi des équivalents génériques, fait l’objet d’une consommation abusive à travers le monde depuis de nombreuses années déjà. A Genève, un médecin a été suspendu et inculpé de trafic de stupéfiants pour avoir fourni trop complaisamment à ses patients, selon les autorités, des ordonnances de méthadone et de Rohypnol. Le sort de ce dernier produit risque surtout d’être affecté par des développements survenus aux Etats-Unis. Pour des raisons commerciales dit-elle, Roche n’a jamais demandé l’autorisation de vendre cet hypnotique sur le marché américain. Mais une consommation abusive de Rohypnol y a démarré ces dernières années, alimentée notamment depuis le Mexique où il est vendu en pharmacie et depuis la Colombie où il est fabriqué localement. Elle peut-être le fait de toxicomanes, les uns cherchant à renforcer les effets de l’héroïne et les autres à se remettre de ceux de la cocaïne. Mais plus généralement, le Rohypnol est consommé par la population lycéenne et étudiante en combinaison avec de l’alcool et de la marijuana ou, pour compenser les effets excitants des amphétamines, après une rave party. En raison des pertes de mémoire qu’il provoque, il est également utilisé pour endormir subrepticement les jeunes femmes avant de les violer (date rape pill). Celles-ci sont ensuite incapables d’identifier leurs agresseurs. Cela a poussé le Congrès américain à passer une loi punissant spécialement les viols commis au moyen de ce produit. Les autorités américaines ont décidé d’interdire l’importation de Rohypnol aux Etats-Unis, même à des fins de consommation personnelle. De plus, la DEA essaie d’obtenir la reclassification de ce somnifère comme drogue de catégorie I, aux côtés de l’héroïne, du LSD ou de la méthaqualone. Tout trafic illicite de Rohypnol serait dès lors puni d’une peine minimum de 5 ans de prison. Vis-à-vis d’un produit qui est d’un usage médical courant dans plus de 65 pays, ce serait pousser à l’extrême la logique prohibitionniste. D’autant que le gouvernement américain, à travers ses ambassades, s’efforce déjà de convaincre ces pays d’interdire l’usage médical du Rohypnol. Aux yeux de la maison Roche, cette stratégie de répression extrême provoquerait le contraire du résultat recherché. Un de ses porte-parole fait remarquer qu’il existe sur le marché américain nombre de benzodiazépines qui seraient susceptibles d’entraîner un usage abusif, au même titre que le Rohypnol. Mais prescrites couramment à des fins médicales, aux Etats-Unis comme ailleurs, elles n’ont pas auprès des toxicomanes l’aura que la répression a conférée au Rohypnol.


BLANCHIMENT EN SUISSE : QUELQUES AFFAIRES MARQUANTES EN 1996

La place financière suisse a été notamment utilisée :

Stupéfiants et crime organisé :

par les trafiquants ou blanchisseurs colombiens Harry Beda Malca (affaire du Banco Atlantico) ; Eduardo et Leopoldo Rubiano Seans ; Guillermo Ortíz ; par deux avocats de Miami, Gerardo Remy et Frank Quintero, ayant ouvert des comptes pour des trafiquants de cocaïne ; par Raúl Salinas, pour y abriter des versements présumés de trafiquants mexicains (cf. ci-dessus) ; par le blanchisseur Stefano Brandino, de Miami ; par le trafiquant d’héroïne varois Michel R., ex-associé du chimiste François Scapula dans l’affaire du laboratoire de Phoenix, en Arizona. Affaire jugée à Marseille à la fin 1995 ; par un trafiquant américain probablement lié à la défunte Pizza Connection. Affaire en cours d’instruction ; par le réseau de blanchiment des mafias italiennes découvert en décembre 1996 par le juge Nunzio Sarpietro. Réseau passant par l’Allemagne et la Suisse ; par Serguei Mikhaïlov, parrain présumé de l’organisation criminelle russe, Solntveskaya (cf. ci-dessus).

Trafic d’armes

par le réseau international mis à jour par le parquet de Torre Annunziata, près de Naples et impliquant de nombreux suspects, dont Licio Gelli. Un des carrefours en était une étude d’avocats zurichoise ; dans l’affaire Pacini Battagglia. Exportation illicite d’armes vers la Bosnie et l’Irak. Enquête partie de La Spezia.

Corruption

dans l’affaire Roldán. Pots-de-vin versés par Siemens et alimentant notamment les caisses noires du parti socialiste espagnol ; dans l’affaire IBM. Pots de vin versés par IBM à des responsables argentins ; dans l’affaire Airbus. Pots de vin présumés versés par Airbus Industrie pour l’obtention d’un contrat au Canada.

Espionnage

par les services russes, pour rémunérer Harold Nicholson, fonctionnaire de la CIA inculpé d’espionnage en novembre 1996.

L’aéroport de Genève-Cointrin, rendez-vous européen des passeurs de cocaïne

Des arrestations répétées ont montré que l’aéroport de Genève-Cointrin était l’un des points d’entrée favori des passeurs, souvent africains, acheminant des petits chargements de cocaïne d’Amérique latine en Europe. Pourquoi ? Parce que s’ils se font prendre, ils savent qu’ils encourent des peines minimales. Pour le trafic illicite d’un kilo de cocaïne, la peine moyenne, pour un délinquant primaire, est de 10 ans en Italie, de 8 à 10 ans en Grande-Bretagne, de 5 à 6 ans en France, mais de 22 mois seulement à Genève, contre trois ans au moins à Zurich.

L’année dernière, l’utilisation de l’aéroport de Genève-Cointrin pour les importations de cocaïne est notamment apparue dans les enquêtes entourant l’arrestation, pour trafic de drogue, de 17 militaires américains servant sur la base navale de Naples.