Du fait de ses relations traditionnellement privilégiées avec l’Amérique latine et l’Afrique du Nord, L’Espagne est d’abord victime du développement exponentiel, depuis le début des années 1990, des narcoactivités dans ces deux régions du monde. Au Maroc, non seulement les productions de haschisch ont connu une progression spectaculaire, mais ce pays est devenu une plaque tournante des drogues dures. En Amérique latine, alors que seuls trois pays andins (la Bolivie, la Colombie et le Pérou) étaient essentiellement concernés par le trafic en direction de l’Europe il y a dix ans, il n’en est plus un aujourd’hui qui ne soit entré de plein pied dans les narcoactivités (Brésil, Vénézuela, Chili, etc.). D’autre part, les prérogatives de l’Etat en Espagne sont rongées par une série d’autorités régionales jalouses de leur indépendance administrative. Ce pays doit en outre faire face aux activités endémiques de contrebande (en Galice, en particulier) et au séparatisme basque dans un conflit qui ne cesse de pourrir. Le trafic dans le pays subit enfin l’impact des mutations politiques dont il est le théâtre et de celles liées à son rôle nouveau dans l’espace Schengen.

La Galice se taille la part de lion dans les saisies de cocaïne, suivie par le Pays Basque et l’Andalousie. Cette dernière continue également à recevoir de plein fouet les flux toujours aussi importants du trafic de haschisch marocain. Bien que le plan de bataille des forces de l’ordre pour faire face à ces trafics soit impressionnant, il se révèle insuffisant pour déjouer l’activité de réseaux de plus en plus diversifiés. Selon l’Office central de répression du trafic international des stupéfiants français (OCRTIS), l’Espagne est désormais un important pays de stockage pour les opérateurs marocains qui ont ainsi anticipé le renforcement des contrôles douaniers des frontières sud de l’espace Schengen. Cannabis et cocaïne semblent être par ailleurs les drogues les plus utilisées dans ce pays, alors que les dérivés amphétaminiques, traditionnellement consommés en toute légalité dans les années 1960-1970, font parallèlement un retour impressionnant. Cependant, les efforts de l’Espagne pour prendre la mesure du problème semblent porter leurs fruits. Elle apparaît aujourd’hui comme le pays européen qui, à défaut de pouvoir influer de façon radicale sur la consommation, semble le mieux connaître ses toxicomanes. Des études épidémiologiques approfondies par drogues, régions et attitudes de consommation sont publiées chaque année, malgré les réticences et les oppositions inhérentes à sa fédéralisation et le désir affiché d’autonomie des régions. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la Galice et l’Andalousie, régions les plus éprouvées par la crise économique et le chômage, soient aussi les deux entités les plus touchées par le trafic et la consommation.

La vitalité des réseaux espagnols

L’Espagne est d’abord le territoire sur lequel on intercepte la plus grande partie des envois "en gros" de cocaïne destinée à l’Europe : en 1995, 26 % des saisies en tonnage. En 1996, trois saisies (janvier, mai et novembre) représentent à elles seules 5 600 kilogrammes. Plus de 7 tonnes au total ont été saisies dans ce pays au cours de l’année. Au niveau du trafic lui-même, on s’aperçoit que l’utilisation des réseaux de contrebande de cigarettes par le trafic de cocaïne, qui faisait des filières galiciennes des précurseurs des filières "mixtes" que l’on retrouve un peu partout dans le monde aujourd’hui, est désormais devenue une donnée structurelle dans cette région. La tonne de cette drogue saisie début novembre 1996 à Vigo, en Galice, était sous le contrôle d’une structure spécialisée dans les blondes américaines. Le premier relais était la Barbade où, souvent dans le passé, s’effectuaient les transbordements de cigarettes en provenance de la Louisiane, de la Virginie ou des Carolines. Les opérateurs, "O Can" (le Chien), son frère et un ex-agent de la garde civile espagnole étaient, tous les trois, des spécialistes du "tabac détaxé". Cela démontre, une fois de plus, que les mêmes filières peuvent être utilisées pour n’importe quels produits, en particulier ceux qui procurent les plus gros rapports : 37 t de haschisch ont été saisies en janvier 1996 sur le Volga dans le port de pêche galicien de Marín (province de Pontevedra), connu pour être une plaque tournante du trafic de cocaïne. Les trois Galiciens impliqués sont des hommes d’affaires liés à l’industrie du poisson. Le commissaire européen Emma Bonino, en parlant d’une "surcapitalisation de la flotte de pêche galicienne", se fait l’écho du juge espagnol Baltasar Garzón qui, a plusieurs reprises, a mis à jour des procédures de blanchiment de l’argent de la cocaïne à travers l’achat de bâtiments de pêche. Concernant cette flotte galicienne, il s’est créé une sorte de cercle vicieux : une partie de la flotte s’est constituée pour blanchir l’argent de la contrebande, mais la crise de la pêche et les quotas européens poussent à nouveau certains équipages vers des activités de contrebande et de trafic de drogues.

Trafics et organisations armées

La cocaïne parvenant en Espagne emprunte de plus en plus fréquemment la route des Caraïbes. Quatre saisies spectaculaires en deux ans ont représenté plus de 10 t de cette drogue. Une autre caractéristique de cette filière est d’impliquer, le plus souvent, un transbordement dans le Golfe de Guinée, aux Canaries ou au Maroc. Des îles du Cap Vert (lusophones) jusqu’à la Guinée Equatoriale (hispanophone), aucun port n’échappe à ce trafic. Les statistiques indiquent également une augmentation des saisies de toutes les autres drogues. Les filières de l’héroïne, qui donnent lieu à des saisies moins spectaculaires et ne sont parfois pas mises à jour, restent très actives. Les informations concernant le trafic dans les ports espagnols recueillies par l’OGD auprès des officiers turcs combattant le PKK en Anatolie, en sont un exemple. La part du lion de ce trafic concerne en fait les ports espagnols de la Méditerranée (Alméria, Carthagène et Alicante) et, dans une moindre mesure, Bilbao et La Corogne. Mais la voie terrestre n’est pas à sous-estimer : 124 kg d’héroïne destinés à l’Espagne ont été saisis en Hongrie en juillet 1996 sur un camion TIR. Cette cargaison était destinée à être échangée contre de la cocaïne. Selon la police hongroise, la valeur d’échange serait actuellement de 2 kg de cocaïne pour 1 kg d’héroïne. Selon les mêmes sources, il semble par contre que les ports catalans ne soient pas, pour l’instant, utilisés. Tout le sud de l’Espagne, la Catalogne et le Pays basque sont un marché important pour l’héroïne.

Si la Galice, le Pays Basque et la côte méditerranéenne sont toujours le point de mire des gros trafiquants de cocaïne et d’héroïne, un trafic de fourmi, mettant à profit le flot des touristes (45 millions chaque année, apportant 10 % du produit national brut), est responsable de la montée de la consommation d’ecstasy et d’autres dérivés amphétaminiques. Les saisies sont passées de 4 512 pilules en 1990, à plus de 300 000 pilules en 1994. C’est en effet à partir des boîtes de nuit estivales que l’on observe l’irradiation de cette consommation. Il peut paraître étonnant, au premier abord, de voir que dans le Pays Basque, les descentes de police au petit matin sur des boites de raves résultent d’opérations conjointes entre les forces antidrogues et celles de l’action antiterroriste qui, d’habitude, se regardent en chien de faïence. Certains milieux nationalistes eux-mêmes, non liés à l’ETA, ne nient plus la possibilité de l’implication des etarras dans le commerce de certaines drogues, seul facteur capable de mettre en cause leur neutralité bienveillante à l’égard de ces derniers. L’éventuelle implication du groupe armé dans le trafic de drogues, en particulier d’ecstasy, semble en tous cas être devenue le ciment de la collaboration entre les polices espagnole et française.

Le gouvernement espagnol vient de solliciter, à Paris, la création d’une commission mixte franco-espagnole pour mener des recherches sur le financement de cette organisation par le trafic de drogues et le rôle que joueraient certaines institutions bancaires françaises dans le blanchiment des bénéfices. La Banque centrale espagnole a, quant à elle, créé depuis bientôt un an un service spécialisé chargé des problèmes de blanchiment liés aux activités subversives de l’ETA.

Une consommation importante et diversifiée

Si la collaboration des polices régionales pose toujours des problèmes, un effort de systématisation de la collecte des données de la part des régions autonomes et du ministère de l’Intérieur a permis d’affiner la connaissance des mutations que connaît la consommation en Espagne. Ainsi, l’année 1995-1996 marque une évolution significative que l’on pourrait résumer ainsi : stagnation du marché de l’héroïne (drogue traditionnellement consommée dans ce pays) et explosion de la consommation de cocaïne, de l’amphétamine et de ses dérivés (ecstasy en particulier). Désormais, la prévalence semestrielle de l’ecstasy, de l’amphétamine et de la cocaïne se situe dans une fourchette identique (0,4-0,3) de la population de plus de 14 ans. Bien entendu, ce chiffre cache des disparités régionales importantes.

En ce qui concerne la cocaïne, toutes les études effectuées ces dernières années mettent à jour deux éléments importants : en premier lieu, un taux de pureté de plus en plus élevé ; ensuite, les aspects géographique et saisonnier qui indiquent que les flux touristiques sont pris sérieusement en compte par les trafiquants. Ainsi, la fourchette de la pureté se situe entre 70 % en Galice, région bien connue pour ses activités de contrebande et 35 % à Ibiza, lieu touristique par excellence. Entre ces deux régions, la pureté moyenne se situe autour de 45 % mais, dans les grandes agglomérations espagnoles (Madrid, Barcelone, Séville), elle se situe autour de 30 %. On observe ainsi une distribution "conviviale" qui permet de trouver de la cocaïne où que l’on soit. La particularité espagnole réside dans le fait que, comme aux Pays-Bas, mais peut-être avec moins d’exhibitionnisme, la cocaïne est rentrée dans les mœurs, sans toutefois atteindre des niveaux de consommation beaucoup plus élevés que ceux du reste de l’Europe. En ce sens, la consommation des milieux "branchés" se rapproche de celle, plus "démocratique", d’Amsterdam. En 1996, plus de 1 % de la population espagnole de plus de 14 ans avait consommé de l’ecstasy.

En ce qui concerne les utilisateurs de cette substance, ils ont comme partout ailleurs en Europe, selon le rapport du "Plan national sur les drogues" pour 1995, des tendances évidentes à la polytoxicodépendance : "La majorité de ces consommateurs abusent aussi de l’alcool, du cannabis, de la cocaïne et des hallucinogènes." Cette tendance, très caractéristique des milieux juvéniles, est souvent rythmée par des activités "récréatives" (sorties de fin de semaine, fêtes, etc.). Ainsi, si le nombre des consommateurs est important, le rythme de la consommation, contrairement à celui de la cocaïne, semble épisodique.

Cette mutation et augmentation graduelle de la consommation semble très liée au fait que l’Espagne est devenue une des portes d’entrée d’un trafic qui vise l’ensemble de l’Europe. Proche du Maroc, premier exportateur de haschisch destiné au continent européen, et des réseaux de la cocaïne latino-américains, l’Espagne est aussi une destination importante des filières turques de l’héroïne, qu’elles soient maritimes ou terrestres.

Il n’est donc pas étonnant que ce pays détienne les records des saisies pour le haschisch et la cocaïne et qu’il intercepte annuellement les volumes les plus importants de ces deux drogues en Europe. Mais ces saisies records ne semblent pas barrer pour autant les voies du trafic, désormais profondément ancrées en Espagne.

Blanchiment, nouvelles mesures

L’année 1996 a été une année riche en développements concernant la politique espagnole en matière de blanchiment. En 1995, Madrid a précisé par une série de décrets la loi 9/1993 sur "les moyens de blanchiment des capitaux". Ainsi, ont été mises en place les structures administratives prévues par cette loi et les obligations faites aux banques. La nouvelle loi prévoit la redistribution partielle des fonds saisis en faveur des programmes de substitution et de réinsertion. Ces mesures, exigées par l’opinion publique relayée par des campagnes de presse ont, dans un premier temps, été bien accueillies. Mais, très vite, la presse a commencé à relever des cas flagrants d’investissements douteux (surtout liés aux organisations mafieuses italiennes et russes), en faisant remarquer que les mesures prises restaient insuffisantes. Le procureur antidrogues, Enrique Abad, a lancé en octobre 1996, depuis la Chambre des députés, une campagne ayant comme leitmotiv "la loi ne fonctionne pas". Il a tout particulièrement mis en cause l’irresponsabilité des institutions bancaires "qui ne collaborent pas suffisamment à la lutte contre les blanchisseurs du narcotrafic" et ajoutait : "Il faut chercher les failles de la loi car, telle qu’elle est, elle permet aux banques de dénoncer les opérations de petite envergure mais elle leur permet aussi de fermer les yeux pour les opérations importantes."

Ainsi, tandis que les communications concernant les soupçons sont passées de 11 en 1995 à 70 en 1996, elles portent, dans leur écrasante majorité, sur des sommes modiques (en moyenne un million de pesettes, soit 40 000 francs). L’Etat lui-même n’est pas épargné : la commission et le comité permanent chargé de la lutte contre le blanchiment sont accusés de lenteurs inadmissibles et leurs membres, d’absentéisme.