La situation géographique du Chili - frontières avec le Pérou et la Bolivie - et existence de ports importants sur la côte du Pacifique - Antofagasta, San Antonio, Valparaíso -, en font d’abord un important territoire de transit de la cocaïne produite non seulement dans les pays voisins, mais également en provenance de Colombie. Ce rôle du Chili est renforcé par une réussite économique qui repose sur les exportations par voie maritime de produits du secteur primaire : fruits, bois, produits de la pêche et minerais. La politique néolibérale poursuivie favorise également le blanchiment des capitaux provenant du trafic national et international en particulier dans les domaines de la construction et du tourisme. L’argent de la drogue blanchi a différentes origines : les mafias internationales, colombiennes en particulier ; les transitaires nationaux et enfin le produit d’un très important marché intérieur tant de chlorhydrate de cocaïne (milieux aisés), que de base de cocaïne (milieux populaire) auquel s’ajoute celui de la marijuana produite localement. Le trafic de drogues répond dans de larges secteurs de la population laissés pour compte de la croissance, à de simples stratégies de survie. L’importance prise par la drogue dans le pays fait qu’elle tend à devenir un instrument de la géopolitique interne et qu’elle est utilisée en particulier pour discréditer des adversaires politiques.

Marché interne et transit

Le développement du tourisme au cours des dernières années a eu pour corollaire une tendance au relâchement des contrôles douaniers. Cela est particulièrement vrai dans le nord du pays, aux frontières du Pérou et de la Bolivie. Dans la région d’Iquique, ville située à 1 460 kilomètres au nord de Santiago, on a saisi durant les 10 premiers mois de 1996, 25 kilogrammes de chlorhydrate et 350 kg de pâte base. Dans celle d’Arica, 200 km plus au nord, à la frontière du Pérou, 105 kg de chlorhydrate et 500 kg de pâte base ont été découverts. Au niveau national, les saisies réalisées par le corps des carabiniers et la Police d’investigation ont battu tous les records en 1996 : 972 kg de chlorhydrate jusqu’au mois de novembre (contre 160 kg pour toute l’année 1994) et près de 2 tonnes de pâte base, comme en 1995 (contre une tonne pour toute l’année 1994). La cocaïne importée dans le pays n’est pas seulement destinée à être exportée vers les marchés européens et américains, elle alimente également un marché national en pleine expansion. En ce qui concerne la pâte base, elle est entièrement destinée au marché interne, étant donné qu’elle ne s’exporte pas et qu’on ne découvre pratiquement pas de laboratoire de transformation au Chili. La police spécialisée (OS-7), estimait en 1995, que les quantités consommées s’élevaient annuellement à 8 t ou 9 t. Selon certains observateurs, on assisterait à une véritable socialisation de la distribution de base de cocaïne dans les quartiers ouvriers, impliquant chaque fois des centaines de personnes à qui cette activité permet de survivre. Certains incidents sont significatifs à cet égard. Fin janvier 1997, alors qu’une patrouille de carabiniers venait d’arrêter un trafiquant en possession de pâte base dans un quartier sud de Santiago, une foule d’habitants s’est mobilisée pour le libérer. Dans l’échange de coups de feu qui a suivi, un carabinier a été tué et trois femmes blessées. Une enquête officielle menée en 1994 montre que 7,3 % des adolescents ont consommé de la base de cocaïne une fois dans leur vie et 4,2 % du chlorhydrate ; en ce qui concerne la consommation durant l’année précédant l’enquête, les pourcentages sont de 5 % et 2,7 % et pour le dernier mois 2,5 % et 1,2 %.

Le chlorhydrate est réservé aux milieux aisés et aux touristes, comme le confirme par exemple la saisie de centaines de kilos en 1995, destinés aux stations balnéaires de Viña del Mar, Algarrobo, etc. Au cours d’une opération antidrogues dans ces villes (Plan verano), 477 personnes ont été arrêtées. Toujours selon l’OS-7, il n’existe pas de "cartel" au Chili qui contrôlerait l’ensemble des opérations entre la transformation et la commercialisation. En effet, comme on peut acheter au Pérou ou en Bolivie de la base à 600 dollars le kilo et du chlorhydrate (à 90 % de pureté) à 1 500 dollars le kilo, il n’est pas très intéressant d’installer des laboratoires de transformation au Chili.

En ce qui concerne les exportations "en gros", plusieurs saisies ont été effectuées dans le monde sur des cargos exportant des denrées alimentaires chiliennes. Mais la plus grosse prise a eu lieu au Chili où, le 11 juillet 1996, ont été découverts, dans le port de San Antonio situé dans la zone centrale du pays, 486 kg de chlorhydrate destinés aux Etats-Unis sur le navire marchant FMG Santiago en provenance de Colombie. Le principal inculpé est un ex-fonctionnaire de l’ambassade de Colombie au Chili. Selon l’enquête, les trafiquants avaient testé cette filière par un envoi de 80 kg de cocaïne. Il existe également un trafic international de fourmis qui viennent des divers continents pour s’approvisionner au Chili. Selon la police chilienne, une nouvelle variante de ce petit trafic a été découverte en 1995 avec l’échange de cocaïne contre de l’héroïne par des trafiquants nigérians.

L’utilisation politique de la drogue

Durant plusieurs mois en 1995, un scandale dans lequel se trouvait impliqué le président Eduardo Frei, a agité le monde politique. Le chef de l’Etat a accordé, en septembre 1994, une grâce présidentielle à l’ingénieur Vargas Parga, condamné en 1989, avec quatre de ses complices, à dix ans de prison pour un trafic portant sur 500 kg de cocaïne. Si l’affaire pris de telles proportions, c’est d’abord que les quatre autres condamnés, trois Colombiens et un Bolivien, ont tous été mis en liberté. L’un a vu sa peine commuée à 5 ans par décision judiciaire et les autres ont mis à profit leur libération sous caution, ou des permissions de sortie, pour disparaître ; ensuite, en amnistiant Angel Vargas Parga, le président aurait récompensé la longue allégeance de la famille de ce dernier au Parti démocrate chrétien dont il est le leader.

En janvier 1995, l’ex-ministre de Pinochet, Francisco Javier Cuadra, a déclaré que certains parlementaires consommaient de la cocaïne, ce qui permettait aux trafiquants d’exercer un chantage sur eux. Cette accusation, non étayée, a provoqué un scandale retentissant, certains députés, qui n’étaient pourtant pas dénoncés nommément, allant jusqu’à se soumettre volontairement à des tests pour démontrer leur innocence. Début mars, une député de droite a répété ces accusations, sans plus de précisions. Le 15 mars 1995, le juge Juan Barros Luksic, responsable d’un tribunal dont deux fonctionnaires ont été arrêtés pour trafic de cocaïne, a été destitué par la Cour suprême. Le même jour, les autorités judiciaires ont ordonné une enquête sur les connections possibles avec les narcos dans plus de 80 tribunaux de la capitale. En juillet 1996, un groupe de fonctionnaire du Parlement a été arrêté en possession d’une quantité "non négligeable de drogues". Parmi les détenus se trouve l’ex-attachée Parlementaire du groupe démocrate-chrétien, renvoyée quelques mois plus tôt pour faute professionnelle. Finalement, c’est au début de février 1997 que les accusations de Francisco Javier Cuadra se sont révélées être un complot contre le gouvernement : il avait en effet payé un ancien agent de renseignement de l’armée pour que celui-ci fasse parvenir à un juge un film truqué qui aurait prouvé que trois députés étaient des consommateurs de cocaïne.

La face cachée des enquêtes sur le blanchiment

Selon Nelson Mery, le directeur de la Police d’investigation, la revente au détail de 1 250 kg de base saisis en 1994 aurait rapporté 256 millions de dollars, plus que les bénéfices de Copec, la plus grande entreprise multisectorielle du pays. Ce chiffre devrait donc être théoriquement multiplié par les 8 t ou 9 t de consommation estimée et être grossi des profits du chlorhydrate. Même si les chiffres de la police sont exagérés, on peut estimer que le marché intérieur chilien génère des profits représentant au moins un milliard de dollars. D’autre part, un rapport du PNUCID, diffusé en février de 1996, estimaient que les organisations criminelles de la drogue colombiennes, péruviennes et boliviennes avaient investi au Chili un milliard de dollars, principalement dans l’immmobilier. On retrouve vraisemblablement cet argent dans certaines stations balnéaires, comme La Serena, et dans les quartiers chics de Santiago où les édifices poussent comme des champignons. La police signale également comme secteur sensible les vergers, le secteur des services, où l’on observe une grande "fluidité" des investissements. Le gouvernement a tenté d’inclure dans la Loi sur le trafic des stupéfiants, promulguée le 30 janvier 1990, une disposition qui aurait permis au Conseil de défense de l’Etat de mener des enquêtes indépendantes en obtenant la levée du secret bancaire. Mais le Tribunal constitutionnel (créé sous la dictature et composé de fidèles de Pinochet), a mis son veto à cet article de la loi. Ce même Tribunal a également pris le parti de banques privées qui ont d’énormes dettes à l’égard de la Banque centrale et refusent de s’en acquitter bien qu’elles aient fait d’excellentes affaires ces dernières années.

Il n’a pas été possible au correspondant de l’OGD d’obtenir des renseignements sur les enquêtes (une trentaine en 1996) auxquelles donne lieu le blanchiment de ces gains. Ces dernières sont du ressort de la loi 19 366, approuvée en janvier 1995. Un de ses articles donne au Conseil de défense de l’Etat la faculté d’enquêter sur les délits concernant les activités financières. Il a fallu attendre le mois de mars 1996 pour obtenir la première inculpation concernant le blanchiment de l’argent et au milieu de l’année seules trois affaires aient été déférées devant la justice. Un des chefs des carabiniers, le général Rubén Olivares a déclaré au correspondant de l’OGD : "le délit de blanchiment devrait relever d’une loi particulière, qui lèverait le secret bancaire, et non pas se limiter à trois ou quatre articles d’une loi générale sur les stupéfiants comme la loi 19 366". En outre, cette dernière interdit toute publicité à l’égard des affaires en cours car elle "pourrait porter atteinte au secret bancaire et à la confiance des investisseurs étrangers". Des sanctions pénales très lourdes visent tous ceux, en particulier les journalistes, qui donneraient des informations sur ces enquêtes. Ce manque de transparence est évidemment une porte ouverte à toutes les tentatives d’enterrement des procédures.