Une mythologie naïve présente les nazis et les gays comme des ennemis irréductibles et assure que le IIIe Reich tenta d’éliminer l’homosexualité. Pourtant, même sans connaissances particulières, chacun devine que la réalité est plus complexe. Il suffit d’observer l’art nazi pour en percevoir la dimension homosexuelle et en ressentir un trouble. Cette réalité peut se limiter à une fascination esthétique comme celle de Jean Cocteau recevant en grande pompe Arno Brecker dans la France occupée. Dans un aspect moins connu, car aujourd’hui profondément refoulé, on peut aussi discerner des liens essentiels entre l’idéologie nationale-socialiste et une conception particulière de l’homosexualité. Les crimes du IIIe Reich à l’encontre de certains homosexuels apparaissent alors comme une lutte meurtrière au sein de la minorité gay divisée en conceptions du monde et de la sexualité antagonistes.

Le parti nazi, le NSDAP, n’était à l’origine qu’un groupe gay d’extrême droite se réunissant dans une taverne de Munich autour d’Ernst Röhm. Adolf Hitler, dont l’activité sexuelle reste énigmatique mais qui était probablement bisexuel, semble avoir été le premier non-gay à y adhérer. Au commencement de son engagement politique, Hitler prononce des éloges de l’homosexualité comme contestation païenne de la morale bourgeoise. Ainsi, en 1932, il décrit la SA comme " une communauté virile à but politique, une association de guerriers sauvages [...] [et non pas] une institution morale pour jeunes filles de la haute société ". Le revirement de son discours n’intervient que tardivement lorsque, sommé par l’aristocratie militaire, il est contraint de choisir la SS contre les SA. Il justifie même l’assassinat d’Ernst Röhm et de ses camarades, lors de " la nuit des longs couteaux ", par une condamnation véhémente de l’homosexualité qu’il présente dès lors comme une tare de dégénérescence. Néanmoins les gays restent nombreux dans l’appareil nazi et les références visuelles à l’homosexualité perdurent tout au long du IIIe Reich.

Ces contradictions ne sont pas compréhensibles tant que l’on considère la minorité gay comme une communauté homogène. À partir de l’année 1896, les homosexuels allemands s’organisent progressivement en deux pôles associatifs. Le premier, constitué autour d’Adolf Brand, est exclusivement masculin et clairement pédophile, c’est la " Gemeinschaft der Eigenen ". Il fait l’apologie de " la beauté et de la pureté de la race ", de l’élitisme et des confréries guerrières, et pratique le " outing " de personnalités. C’est lui qui publie les photographies de Wilhelm von Gloeden et les peintures de Fidus. Un second pôle, mixte celui-là, se constitue autour de Magnus Hirschfeld, c’est le " Wissenchaftlichhumanitäres Komitee ". Sans remettre en cause les fonctions sociales des deux sexes, il présente " l’uranisme " non comme une pathologie mais comme un troisième sexe. Par voie de pétition, il réclame la dépénalisation et l’égalité en droits, au nom des principes humanistes de la philosophie des Lumières. Pendant la République de Weimar, la loi bismarckienne pénalisant l’homosexualité est peu appliquée et Berlin devient une " capitale de la nuit " où fleurissent les boîtes homosexuelles. Brand et Hirschfeld tentent plusieurs fois, en vain, de s’allier pour créer une fédération gay. En définitive, Brand lance une grande campagne contre Hirschfeld qu’il accuse d’être traître aux intérêts des homosexuels. Il dénonce le " comité du Juif Hirschfeld " qui promeut " le féminisme " pour affaiblir " l’Éros germanique ". De son côté Hirschfeld dénonce la présence de chefs nazis dans l’association de Brand et appelle les gays à défendre la démocratie contre le NSDAP. En réponse, Brand souligne le soutien apporté en 1931 par Hitler à Röhm, accusé de pédérastie par la presse social-démocrate, pour dénoncer les " amalgames " d’Hirschfeld et affirmer la place des gays dans le parti d’extrême droite.

Au début du siècle, les mouvements homophobes sont d’abord le fait des sociaux-démocrates qui trouvent là un moyen de discréditer le " Cercle de Liebenberg ", un groupe d’aristocrates francophiles. Simultanément une justification scientifique de l’homophobie se développe à partir des recherches raciales du Kaiser Wilhelm Institut. Elle est théorisée dans les années trente par Konrad Lorenz. L’échange de fluides sexuels, même s’il est stérile, mêlerait le " patrimoine " génétique des partenaires. Or, à une époque où l’on ignore largement les procédés contraceptifs, les homosexuels, assurés d’avoir des relations sexuelles sans conséquences, se complaisent à violer les barrières de classe et de race. L’amour homosexuel ne serait donc pas seulement irrespectueux de l’organisation hiérarchique et militaire de la société prussienne, comme le pensait Bismarck, il serait aussi source de dégénérescence de la race. C’est pourquoi, l’État aurait le devoir de le combattre sinon de l’éradiquer.

Mais l’Histoire s’accélère. En janvier 1933, à l’instigation de Pie XI, Franz Von Papen, camérier du Pape et chef du Zentrum, forme une coalition entre démocrates-chrétiens et nationaux-socialistes et obtient la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier du Reich en échange de la signature d’un concordat. Vingt-trois jours après son accession au pouvoir, le nouveau chancelier décrète la fermeture des lieux de rencontres homosexuels et la dissolution de leurs associations. Quinze jours plus tard, il interdit la fonction publiques aux juifs et aux métis. Puis les SA mettent à sac l’Institut de sexologie de Magnus Hirschfeld et, lors d’un gigantesque autodafé filmé, brûlent sa bibliothèque contenant des " œuvres dégénérées ", notamment celles de Marx et Freud. En novembre 1933, les évêques catholiques allemands, réunis au Ministère de l’Intérieur, acceptent à la quasi-unanimité, et malgré l’opposition des Jésuites et du cardinal Von Galen, un plan de stérilisation des homosexuels. L’Église précise cependant qu’il ne doit être appliqué qu’à ceux qui ont déjà péché afin de les protéger de la récidive. Ce plan, qui pour les nazis se fonde sur les théories déjà citées du Kaiser Wilhelm Institut, ne concerne que les gays aryens susceptibles d’assimiler, par voie orale ou anale, le sperme d’homosexuels de " race inférieure ". Il peut donc être mis en œuvre par d’autres homosexuels qui se protègent du " mélange des races " en réservant leur activité sexuelle à des communautés viriles aryennes ou en ayant des relations exclusivement de pénétration avec des homosexuels de " race inférieure ". Ces événements marquent donc le triomphe des idées défendues par Brand contre celles d’Hirschfeld et non pas une opposition entre nazisme et homosexualité.

En juin 1934, c’est la " nuit des longs couteaux ". En septembre 1935 le Code pénal est renforcé pour permettre l’internement à vie des homosexuels. Ce n’est qu’à partir de 1937 que l’État s’engage dans une campagne anti-homosexuels. Des milliers d’hommes sont arrêtés et internés lorsqu’ils se refusent à la castration " volontaire ". C’est dans cette période que le docteur Freud fournit des certificats médicaux de complaisance où il assure que la psychanalyse peut " soigner " l’homosexualité. Ces attestations permettent à des jeunes gens de bonne famille d’échapper à l’alternative qui leur est " proposée ". Elles contredisent les écrits théoriques de Freud sur l’homosexualité et son engagement antérieur public aux côtés d’Hirschfeld. Elles sont néanmoins souvent citées aujourd’hui, hors de leur contexte, pour faire accroire que Freud avait une vision négative de l’homosexualité, comme développement inachevé de la personnalité.

Cette politique homophobe est étendue aux autres territoires " aryens " au fur et à mesure de leur annexion au Grand Reich. Mais elle ne donna jamais lieu à un plan d’extermination même si, compte tenu des conditions de détention, elle conduisit à la mort la plupart de ceux qui furent longuement internés. Lorsqu’en 1942 Goebbels proclama la " Guerre totale ", il fit sortir des camps les homosexuels " aryens " survivants pour les intégrer à l’industrie de guerre. Sauf cas individuels, il n’y avait donc plus de personnes internées pour homosexualité dans les camps de concentration lorsque la " conférence de Wansee " transforma ceux-ci en camps d’extermination.

L’un des principaux leaders néo-nazis contemporain et successeur reconnu du Führer, Michaël Kühnen (1956-1991), ne faisait pas mystère de son homosexualité. Alors qu’il était emprisonné dans le cadre de l’interdiction de l’ANS-SA et sans que sa participation personnelle aux crimes d’assassinat et de tortures ait pu être établie, il écrivit un mémoire intitulé " National-socialisme et homosexualité ". Il y développait une mystique paganiste des confréries masculines germaniques. Selon lui, les homosexuels " actifs " constituent une élite destinée à former des confréries guerrières au service de la horde ; tandis que les homosexuels " passifs " doivent être, selon l’antique loi germanique, noyés dans les marais. Par ailleurs Kühnen s’est livré à une réécriture de l’histoire de l’hitlérisme. Selon lui, l’échec du Reich serait imputable à l’erreur d’Hitler d’avoir brisé l’équilibre entre SA et SS en éliminant les premiers sous la pression de l’aristocratie militaire. La réhabilitation des SA serait donc un préalable au triomphe du nazisme.

Kühnen trouva également une autre expression pour sa volonté de puissance, son mysticisme et sa sexualité : il fonda en Allemagne une société secrète, la loge Thelema de l’Ordo Templi Orientis (OTO). Il s’agit d’une secte luciférienne qui semble avoir pratiqué des orgies comprenant des viols collectifs d’enfant et des sacrifices humains.

Les écrits de Michaël Kühnen ont été traduits en français par Michel Caignet, l’ex-secrétaire général du parti nazi, la FANE, trois fois dissout par le Conseil des ministres en 1980, 1985 et 1987. En 1976, Caignet introduisit également le négationnisme en France en traduisant Le Mensonge d’Auschwitz de Thies Christophersen. C’est dans ce contexte qu’il inventa la prétendue extermination des homosexuels français par les nazis. Il s’agissait de présenter les cadavres retrouvés dans les camps comme ceux d’homosexuels et d’opposants politiques et non pas de juifs, de tsiganes ou autres. Dès lors on pouvait nier qu’il y ait eu volonté d’extermination raciale. Le nazisme n’aurait pas été coupable de crimes contre l’Humanité, mais un " régime fort " aurait dérapé et commis des crimes de guerre sur une échelle qu’il resterait à minimiser. Ce révisionnisme, qui conduit au négationnisme, trouva un écho dans les associations gays d’extrême gauche pourtant clairement anti-fascistes. Pour ces dernières, il y avait là d’une part un moyen de dénoncer le nazisme, exacerbation du capitalisme et, d’autre part, un moyen de se hausser dans le débat public à la hauteur des institutions juives en se " victimisant " à égalité. Ce délire a été crédibilisé dans l’opinion publique avec la publication, en 1994, du " témoignage ", pourtant peu vraisemblable à l’examen, de Pierre Seel.

Avant même la troisième dissolution de la FANE, en 1987, Caignet commença à éditer des revues gays qui furent rapidement distribuées en kiosque. Sous une présentation soignée, elles multipliaient les apologies de la pédophilie, les références au nazisme, et les évocations de rites paganistes et lucifériens. Régulièrement interdites au seul motif de leur caractère pédophile, elles multiplièrent les titres : Gaie France Magazine, Alexandre, Sparte, Gaie France, Complice, Le Gay Pavois. Plusieurs des collaborateurs de ces revues, du responsables des abonnements aux rédacteurs en passant par les photographes, sont connus pour leur engagement dans des organisations néo-nazies et pour leur participation à diverses sectes, soit druidiques, soit lucifériennes. En outre, ces différentes revues publient régulièrement des textes du GRECE (Groupement de Recherche et d’Etudes pour la Civilisation Européenne) et de la Nouvelle droite. Quoi qu’il en dise, Michel Caignet continue à jouer un rôle de premier plan dans l’internationale noire en Europe. Ainsi, malgré ses dénégations, il fut, en 1989, l’un des principaux responsables du Comité de célébration du centenaire d’Adolf Hitler. Les dernières publications de Michel Caignet comportèrent une importante rubrique sur le sida qu’il confia à l’association Positifs qui développe un discours raciste.

Plusieurs affaires de pédophilie ont marqué les annales judiciaires française au cours des quinze dernières années. Le nom de Michel Caignet apparaît, à un titre ou un autre, dans toutes celles qui mettent en jeu des bandes organisées. Ce n’est pourtant qu’en 1996 qu’il a été appréhendé dans le cadre de " l’affaire Toro Bravo " et placé en détention provisoire à Fleury Mérogis.

À partir de 1989, j’ai régulièrement et vainement saisi le Parquet et le ministre de l’Intérieur des agissements de cette organisation de malfaiteurs. Paul Quilès étant ministre de l’Intérieur, un membre de son cabinet m’a indiqué de vive voix que Michel Caignet ne serait pas inquiété, ni pour ses activités néo-nazies, ni pour ses activités pédophiles, car il savait " rendre des services ". Devant mon obstination et celle de mes amis, Michel Caignet intenta une campagne de presse et diverses machination contre moi. Il fut en définitive condamné en diffamation à la suite d’une action intentée par mon avocat, Maître Antoine Comte.

Toujours à la recherche de photographies et de vidéos pornographiques de mineurs, Michel Caignet entra en contact avec le père Nicolas Glencross, qui lui faisait passer sa production par l’entremise du pasteur Joseph Doucé et peut-être aussi de l’abbé Maurice Balland. En 1990, le père Glencross fut arrêté et la police découvrit que son presbytère avait été transformé en studio de photographie. On saisit chez lui la plus importante collection de pornographie infantile connue en Europe, entre vingt et trente mille clichés qu’il avait réalisé. Un mois après, le pasteur Doucé disparut mystérieusement. Par aveuglement communautariste, les associations gays prirent la défense posthume de ce personnage, ignorant aussi bien son activité pédophile que sa collaboration à divers mouvements d’extrême droite en Europe, dont le MSI-DN en Italie. Il s’avéra qu’une section des Renseignements généraux espionnait illégalement le pasteur et se livrait à diverses manipulations. Le garde des Sceaux, Pierre Arpaillange, et le Pdg de la télévision publique, Philippe Guilhaume, furent contraints de démissionner, tandis que le ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, était transféré à la Défense. Parmi les anomalies de l’enquête, il apparut qu’un autre service d’État écoutait une autre ligne téléphonique du pasteur Doucé. Par déduction, il s’agit vraisemblablement d’une écoute illicite du cabinet noir de l’Élysée. Quant à lui, le père Glencross décéda opportunément d’une crise cardiaque peu après sa sortie de détention préventive. Nul ne fit le lien entre les deux affaires jusqu’à ce que Bernard Violet publie une enquête à ce sujet, intitulée Mort d’un pasteur. Il révéla également que le presbytère du père Glencross à Saint-Léger-des-Vignes (Nièvre) servait de domiciliation à Hubert Vedrine, porte-parole de l’Élysée.

Un lourd secret mine la vie politique française depuis une quinzaine d’années. Il tourne autour de réunions sexuelles avec mineurs qui, selon nos informations, se seraient déroulées à Saint-Père, une petite commune de la Nièvre. Certains hommes politiques connus y auraient côtoyé des leaders d’extrême droite, chacun se protégeant mutuellement avant de se faire chanter. Les homosexuels qui, selon leurs affinités politiques, ont cru bénéficier de la sollicitude de quelques personnalités mitterrandiennes ou de cercles nationalistes n’ont été que des pions dans une partie d’échec qui les dépassait. Le procès de Michel Caignet et de soixante et onze de ses complices, qui s’ouvrira le 16 juin 1997 à Paris, ne devrait pas éclairer cette scène : les prévenus ne sont poursuivis que pour recel et trafic de cassettes pornographiques.