données historiques sur les relations entre hutu, TUTSI, et twa durant la période précoloniale

Distinction entre histoire professionnelle et histoire idéologique

1. Il est nécessaire d’établir une distinction entre les données historiques élaborées par des historiens de métier et les discours idéologiques et politiques qui basent leurs arguments ou leurs thèmes sur des représentations du passé

Depuis les années cinquante, les idéologues (rwandais comme européens) et les politiciens ont utilisé et continuent d’utiliser des argumentations à caractère historique pour soutenir leurs thèses. Or, ces argumentations recourent à une " histoire " du Rwanda qui est en réalité une pseudo-histoire, construite au mépris des procédures élémentaires qu’exige l’intention d’objectivité. Il importe d’établir une rigoureuse distinction entre de telles représentations idéologiques du passé et les recherches historiques qui sont conduites dans le respect des règles de scientificité reconnues par la profession et par elle seule : dans l’exercice de leur métier, les historiens ne sont au service d’aucune cause particulière.

Les historiens professionnels, pour une partie de leur travail, ont des pratiques comparables aux pratiques judiciaires : ils constituent une documentation à partir des enquêtes qu’ils conduisent, ils exercent une critique des documents dont la première et indispensable étape est d’établir l’historicité des événements. Autrement dit, ils doivent fournir la preuve que tel personnage a réellement vécu, que telle bataille a bien eu lieu, etc. Ces preuves sont d’ordre très divers : une datation au carbone 14, un texte écrit et authentifié, des recoupements de témoignages, etc.

Les historiens doivent faire état de leurs méthodes et toujours indiquer les limites de leur savoir : soit montrer clairement quand leur documentation ne leur permet pas d’affirmer, mais tout au plus de supposer. La critique des documents est donc une condition préalable que les historiens doivent observer avant de les interpréter. Il reste qu’il serait artificiel de considérer rigoureusement distinctes recherche de documents fiables et interprétation. En effet, des interprétations hâtives, ou établies a priori, peuvent influencer la critique des documents : par exemple, un seul indice que n’étayent pas d’autres indices sera considéré comme preuve suffisante, ou encore, un indice qui contredit l’interprétation avancée peut être minimisé ou même demeurer inaperçu. C’est pourquoi, en même temps qu’ils s’efforcent de démontrer la véracité de leurs informations, les historiens doivent veiller à ce que leur travail d’interprétation ne soit pas influencé par des présomptions d’origine idéologique.

2. L’historiographie des relations précoloniales entre les trois catégories sociales - Hutu, Twa et Tutsi - doit être divisée en deux périodes principales

a) Première période

La première période s’étend de la fin du XIXe siècle à l’indépendance du Rwanda. Durant ce gros demi-siècle, la reconstitution du passé fut pratiquée par des historiens non professionnels et qui n’avaient pas reçu une formation spécifique (voyageurs, missionnaires, administrateurs, intellectuels rwandais, et parmi ces derniers, principalement l’abbé Alexis Kagame).

Il importe d’indiquer les principaux défauts de ces ouvrages car, dès les années trente, c’est à partir de leurs affirmations qu’était enseignée l’histoire du Rwanda. C’est ainsi, grâce au relais de l’enseignement, que furent diffusées des représentations fausses du passé précolonial, notamment en ce qui concerne les relations ethniques. Les idéologues, prônant une politique ethniste, ont largement puisé dans ce fonds, c’est pourquoi une critique de cette histoire est développée dans l’annexe I.

ANNEXE 1

Caractères généraux des publications historiques de la première période

Les plus importants et les plus influents des auteurs de la première période, qui ont écrit sur les relations entre Tutsi et Hutu, furent Pagès (1933), de Lacger (1939), Delmas (1950), Kagame (1943, 1952), Maquet (1954).

Plusieurs chercheurs ayant pratiqué, durant les années soixante, de longues enquêtes au Rwanda et disposant d’une documentation systématiquement constituée ont mené la critique des publications parues durant la période antérieure (voir par exemple d’Hertefelt [1971], Newbury [1974], Vidal [1969, 1985]). Cette critique porte principalement sur les points suivants :

 Les auteurs de la première période n’ont pas procédé à la critique de leurs documents. Ils n’ont pas fait état de leurs sources, ni constitué clairement leur corpus documentaire, ni confronté leurs informations (par exemple en indiquant qu’il existe des versions contradictoires concernant tel événement ou tel personnage) si bien que le lecteur ne peut distinguer les documents de l’interprétation qui en est faite. (Delmas cependant a publié un corpus généalogique et précisé comment il l’avait constitué).

 Ils ont écrit une histoire anachronique de la période précoloniale. En effet, ils ont projeté dans le passé l’organisation sociale et politique du Rwanda qui leur était contemporaine. Or cette organisation, mise en place par les administrateurs belges, avait profondément transformé la société telle qu’elle existait avant la conquête européenne. D’autre part, ils ont conféré à des institutions et à des formes de relations entre les catégories sociales Hutu et Tutsi une ancienneté pluriséculaire, alors que ces institutions et ces relations, récentes, avaient émergé, pour certaines, dans le dernier quart du XIXe siècle, et pour d’autres, s’étaient développées durant les trois premières décennies de la colonisation.

 Ils ont donné une valeur historique à des notions pseudo-scientifiques et à des idéologies qui avaient cours à leur époque. Ainsi, ils ont appliqué la notion de race aux catégories sociales Hutu, Tutsi, Twa, ils ont classé ces soi-disant races selon leur intelligence, leur beauté, leur caractère, leurs aptitudes physiques, ils ont fondé des explications historiques sur une prétendue inégalité raciale.

 Ils ont accepté comme véridiques des traditions historiques qui étaient en réalité des apologies de la dynastie des Banyiginya (la dynastie régnante durant la colonisation). Or, ces traditions, détenues par des ritualistes dynastiques, avaient d’une part une fonction de protection magique et religieuse du pouvoir royal, d’autre part légitimaient ses entreprises de conquête. Les historiens de la première période les ont cependant retranscrites et considérées comme l’histoire officielle du royaume. Il importe à cet égard de constater l’influence considérable à l’étranger et au Rwanda des publications d’Alexis Kagame. En raison de cette influence, une brève présentation de ces publications fait l’objet d’une annexe.

ANNEXE 2

L’histoire du Rwanda précolonial selon l’oeuvre d’Alexis Kagame

L’abbé Alexis Kagame, à la fin des années quarante, fut encouragé, par les missionnaires, à mener des recherches sur l’histoire du Rwanda. Ce dernier, bien introduit dans les milieux liés à la dynastie banyiginya, put recueillir des traditions concernant la dynastie et les lignages d’origine princière. Sans rechercher d’autres sources émanant de milieux différents, il composa plusieurs ouvrages qui se fondaient exclusivement sur ces traditions. C’est pourquoi son histoire du Rwanda précolonial refléta, sans critique, l’unique point de vue dynastique. Cette œuvre, publiée par des institutions universitaires et de recherche belges et rwandaises, eut une notoriété internationale et fut largement utilisée pour nourrir les idéologies qui consistent à reporter dans le passé précolonial les conflits politiques contemporains.

b) Deuxième période

La deuxième période commence dans les années soixante : des chercheurs, liés à l’Institut National de la Recherche Scientifique (INRS), à l’Université du Rwanda, à des Universités et des institutions de recherche étrangères, pratiquent des enquêtes, font état de leurs documents et de la critique qu’ils en élaborent. Ils ont publié de nombreux travaux qui obéissent aux critères professionnels énoncés plus haut (cf. I.1.). Leurs recherches apportent des éléments de réponse aux questions concernant les relations entre Tutsi, Hutu et Twa.

Les limites du savoir historique sur les relations précoloniales entre hutu, tutsi et twa

Les limites chronologiques du savoir historique sur le Rwanda précolonial

a) Il n’existe pas de témoignages écrits sur le Rwanda avant 1892

Les historiens des ensembles politiques ouest-africains disposent de témoignages européens et arabes, écrits dès avant le XVIIe siècle : aussi rares soient-ils, ces documents permettent de fixer des repères chronologiques. En ce qui concerne le Rwanda, il faut attendre Oscar Baumann, le premier Européen à pénétrer dans le pays (en septembre 1892), et Gustav Adolf von Götzen (en mai 1894) pour lire des écrits émanant de témoins directs. Les historiens ne disposent donc que de documents oraux pour fonder une perspective chronologique antérieure à la fin du XIXe siècle.

b) Les documents généalogiques fournissent des repères chronologiques

Le recueil et le recoupement de généalogies permettent d’établir des repères chronologiques à condition cependant que ces généalogie soient suffisamment nombreuses et proviennent d’informateurs issus de milieux sociaux et géographiques diversifiés. L’ensemble des corpus généalogiques constitués par les chercheurs répond à ces critères (pour les plus anciens Delmas [1950], Kagame [1961, 1963], Reisdorff [1952], pour les plus récents, Newburi C. [1974], Meschi [1974], Rwabukumba et Mudandagizi [1974], Saucier [1974], Vidal [1974], etc.).

c) Les caractéristiques générales des corpus généalogiques

Les recoupements effectués sur l’ensemble des corpus généalogiques permettent d’indiquer des caractéristiques générales.

1. Le nombre des générations d’ascendants

Les informateurs, nés aux alentours de 1900, retiennent une généalogie qui comprend six noms d’ancêtres, et plus rarement sept noms. Si l’on estime une génération à 25 ans, les ascendants situés à la septième génération précédant celle des informateurs, seraient nés aux alentours de 1725. Ce repère chronologique (circa 1725) marque la limite temporelle du savoir historique. Toute affirmation portant sur l’historicité de personnages ou d’événements qui auraient existé ou se seraient produits antérieurement à ce repère ne peut être qu’hypothétique car il est impossible de les situer par rapport à une chronologie.

2. La généalogie dynastique des Banyiginya

La tradition généalogique dynastique, relevée par Pagès (1933), Delmas (1950), Kagame (1959), fait exception à la règle des six ou sept générations d’ascendants par rapport à un informateur né vers 1900, puisqu’elle recense 41 noms royaux précédant celui de Musinga (dont le règne commence en 1896). On n’entrera pas ici dans la discussion sur les aspects mythiques ou historiques de cette généalogie, on ne s’y intéressera que d’un strict point de vue chronologique. La seule méthode critique permettant de vérifier l’existence des souverains et de les situer chronologiquement est de recouper la généalogie dynastique par d’autres généalogies : par exemple, lorsque des traditions généalogiques émanant de divers informateurs attestent que tel roi a été contemporain d’ascendants ayant vécu dans le premier quart du dix-neuvième siècle (ce roi a conféré un commandement à tel ancêtre, a conquis la région où vivait tel autre ancêtre, etc.), on peut raisonnablement affirmer que ce roi a existé et régné au premier quart du dix-neuvième siècle. Par contre, en l’absence de documents généalogiques que l’on pourrait confronter à la généalogie dynastique, on ne peut rien affirmer concernant son historicité. C’est pourquoi l’historicité des souverains dont la tradition conserve le nom et qui auraient précédé le souverain régnant circa 1725 ne peut être que supposée.

ANNEXE 3

Examen critique de la généalogie dynastique des Banyiginya

Alexis Kagame soutient l’historicité de souverains qui auraient régné bien antérieurement au deuxième quart du XVIIIe siècle (limite chronologique du savoir historique). Examinée de façon critique, cette proposition n’est recevable qu’à titre d’hypothèse.

Premièrement, la liste de souverains qui auraient existé avant 1725 est un document unique, aucun autre document ne permet de la confirmer (ou de l’infirmer).

Deuxièmement, les corpus généalogiques édités par Alexis Kagame lui-même rencontrent eux aussi les limites chronologiques du savoir historique. Ainsi, il a reconstitué l’histoire des corps d’armée créés par les souverains en s’appuyant sur les traditions généalogiques recueillies auprès d’informateurs dont les ancêtres avaient commandé ces armées (Kagame, 1963). Or, l’on peut constater, en comparant l’ensemble de ces traditions généalogiques qu’elles ne remontent pas au-delà d’un souverain nommé Cyilima Rujugira (dont le règne débute circa 1750). Sur les 88 armées recensées, 38 auraient été créées avant le règne de ce souverain. Cependant, les notices concernant ces 38 armées n’indiquent rien d’autre que le nom du souverain qui aurait créé l’armée, reportent parfois un récit légendaire (légendaire parce qu’il y a intervention du merveilleux) attaché à son nom, mais soulignent l’absence de toutes traditions généalogiques. Ces dernières n’existent qu’à partir de Cyilima Rujugira, ainsi que le précise systématiquement Kagame pour chaque armée, par une formule dont voici un exemple : " A partir de cette époque lointaine cependant, ce sera le silence le plus absolu jusqu’au règne de Cyilima II Rujugira " (Kagame, 1963, p. 61).

3. Tout énoncé historique portant sur un règne antérieur à celui de Yuhi Mazimpaka ne peut être qu’une supposition non confirmée

Selon la généalogie dynastique, le souverain précédent Cyilima Rujugira -dont le règne commence vers les années 1750- se nommait Yuhi Mazimpaka. Son existence est crédible car des traditions généalogiques recoupent son règne. Par contre, toutes les assertions précédant ce règne ne sont confirmées par aucune sorte de documents.

Eléments historiques sur les relations précoloniales entre hutu, tutsi et twa

Il ne s’agit pas, ici, de retracer tout ce que l’on sait des relations précoloniales entre Hutu, Tutsi et Twa mais d’indiquer seulement les éléments qui corrigent les versions imaginaires, et cependant très répandues, de l’histoire de ces relations.

La sédentarisation des Hutu et des Tutsi au second quart du XVIIIe siècle

Dans toutes les régions du Rwanda, les traditions généalogiques précisent que les premiers ancêtres de la lignée (situés en règle générale six générations avant celles d’informateurs nés vers 1900) ont défriché (kwica umugogo) la terre où vivent leurs descendants. Ces derniers se déclarent sans ambiguïté descendants d’ancêtres hutu ou bien d’ancêtres tutsi (rappelons que ce terme, désignant les pasteurs, n’était pas, anciennement, répandu dans tout le Rwanda (Newbury, 1988). Ces traditions généalogiques étaient si bien assurées et localisées que des enquêtes ont même permis de situer les espaces défrichés et de cartographier les vagues de défrichements qui ont eu lieu à partir des années 1740 (Reisdorff [1952], Meschi [1973]). Les populations qui vivaient au Rwanda, à cette époque, ont donc cessé de pratiquer une agriculture et un élevage itinérants. On n’entrera pas ici dans l’analyse des déterminations qui ont suscité ces changements. Il suffira de retenir que les défrichements, suivis de sédentarisation, étaient accomplis dans le même temps et sur les mêmes collines par des Tutsi aussi bien que par des Hutu.

Ces données historiques contredisent une version très répandue selon laquelle les agriculteurs auraient défriché les premiers, tandis que les pasteurs seraient venus après eux. En réalité, à partir de 1725, pasteurs et agriculteurs se sédentarisent ensemble. D’où venaient les uns et les autres ? Depuis quant vivaient-ils dans les régions qui, plus tard, formeraient le Rwanda ? Aucun document ne permet actuellement de répondre à ces questions. Une donnée cependant permet de conclure à une très ancienne coexistence : le partage d’une seule et même langue par les uns et par les autres.

Par ailleurs, les traditions ne laissent rien percevoir des relations entre agriculteurs et pasteurs à cette époque, sinon leur complémentarité écologique indispensable au développement d’une économie agro-pastorale. Les documents oraux recueillis par les historiens ne confirment ni n’infirment les thèses selon lesquelles les pasteurs tutsi auraient envahi les territoires défrichés par les agriculteurs hutu autochtones et imposé à ces derniers des relations de dépendance. On ne peut que conclure au caractère purement hypothétique de ces thèses et, en conséquence, contester leur prétention à passer pour des vérités historiques objectivement établies.

Histoire du contrat pastoral " ubuhake "

Les traditions généalogiques conservent le souvenir des divers liens personnels établis entre les ancêtres et divers personnages (roi, chefs, membres d’autres lignages). L’un de ces liens est établi par le don d’une ou plusieurs têtes de bétail, don appelant des contreparties : cette pratique est connue sous le nom d’ubuhake. Le relevé et le recoupement des traditions généalogiques qui comportent l’établissement de ces liens permet de retracer l’évolution des formes prises par l’ubuhake.

Premièrement. Cette relation personnelle est attestée, dans les généalogies, vers le milieu du XIXe siècle (durant le règne de Mutara Rwogera). Elle n’est pas fréquente et elle n’implique que de riches éleveurs recherchant la protection de puissants personnages. Les éleveurs ne possédant que peu de bétail et les agriculteurs ne nouent pas de telles relations.

Deuxièmement. A la fin du règne de Kigeri Rwabugiri (circa 1880), l’on constate l’extension des relations ubuhake. Elles se multiplient entre les Tutsi et les différentes autorités dont Rwabugiri a augmenté le nombre. Comme sous le règne précédent, le but de la relation est principalement d’obtenue une protection politique. On relève aussi, mais beaucoup plus rarement, l’établissement de relations ubuhake entre Tutsi influents et Hutu riches qui recherchent une protection pour leur bétail.

Troisièmement. Après la première Guerre mondiale, l’ubuhake perdit rapidement sa signification politique car le roi et sa cour n’exerçaient plus qu’un pouvoir délégué et contrôlé par l’administration coloniale. Dans ce contexte, les contrats d’ubuhake prirent un contenu spécifiquement économique et concernèrent de plus en plus d’individus : les détenteurs de grands troupeaux concédèrent des vaches à des Tutsi, pauvres en bétail, et à des Hutu, en retour, les uns et les autres devaient accomplir diverses tâches au bénéfice du donateur. Ce fut dans les années 1930 que les clients d’origine hutu commencèrent à cultiver la terre de leur patron. Cette pratique mit un dizaine d’années à se généraliser et les premiers tribunaux coutumiers lui donnèrent valeur d’obligation légale. La pratique de l’ubuhake fut abolie en 1954.

Quatrièmement. Beaucoup d’erreurs furent écrites et professées sur l’ubuhake. Elles consistaient d’une part à en affirmer le caractère multiséculaire, d’autre part à l’interpréter comme l’instrument de l’exploitation économique des Hutu par les Tutsi. Ce sont des représentations purement anachroniques car elles reportent dans le passé précolonial des situations qui n’ont existé que depuis la colonisation. Les enquêtes historiques ont en effet montré que les relations de type ubuhake sont nées dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qu’elles concernaient une minorité de pasteurs et qu’à la veille de la conquête européenne, les Hutu n’étaient qu’exceptionnellement engagés dans cette relation.

L’organisation politique du royaume précolonial

Durant le dix-neuvième siècle, le pouvoir de la dynastie des Banyiginya a été consolidé, surtout après 1860, durant le règne de Kigeri Rwabugiri. Ce souverain nomma de nombreux chefs dans les régions qui reconnaissaient déjà l’autorité de la dynastie et dans les régions nouvellement conquises, chefs qui faisaient peser les exigences royales aussi bien sur les lignages tutsi que sur les lignages hutu. Cependant, à sa mort, en 1895, l’organisation politique et administrative du royaume n’était nullement homogène. Certaines zones -où avaient été créées des capitales royales- étaient étroitement soumises à l’autorité du roi et de ses chefs. D’autres zones acceptaient de donner un tribut au roi, mais continuaient à reconnaître l’autorité des chefs de clans hutu ou de leurs propres souverains, également hutu (bahinza), ou de chefs de lignages tutsi influents. Les recherches menées depuis les années soixante ont particulièrement bien montré que la région rwandaise précoloniale comportait une mosaïque de pouvoirs. Ce fait, ignoré des historiens de la première période, a cependant été constaté et enregistré par des administrateurs coloniaux dans un ouvrage collectif (Historique et chronologie du Rwanda, 1956). Quant à l’autorité des Banyiginya, loin d’être inébranlable, elle dépendait de la capacité des souverains à contrôler les chefs de lignages apparentés à la dynastie et qui étaient de puissants chefs d’armées. Ainsi, à la fin du dix-neuvième siècle, un sanglant conflit de succession au trône avait affaibli le souverain Yuhi Musinga : ce furent les Allemands qui l’aidèrent à mater des soulèvements et à affermir un pouvoir chancelant.

Les catégories d’identification des individus et des groupes à la fin du XIXe siècle

A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs critères définissaient l’identité sociale. Hommes et femmes faisaient partie d’un clan (ubwoko) -on retrouvait indifféremment des Hutu, des Tutsi et des Twa dans les mêmes clans (il existait une vingtaine de clans, certains d’entre eux regroupaient des dizaines de milliers d’individus). Ils héritaient leur affiliation clanique en ligne paternelle, de même que leur appartenance à un lignage (umulyango), groupe formé par les descendants d’un ancêtre connu. Un autre critère, qui ne dépendait pas strictement de la filiation, contribuait également à identifier les individus masculins : ils faisaient partie des armées (ingabo), elles-mêmes correspondant à des territoires. La catégorie Hutu, Tutsi, Twa n’avait pas, à cette époque, la forte capacité d’identification qu’elle prit durant et après la colonisation. La dynastie banyiginya était tutsi de sorte que les chefs les plus puissants, apparentés à la dynastie, étaient eux-mêmes tutsi, ce que ne manquèrent pas de relever les premiers observateurs européens du Rwanda. Mais il assimilèrent à tort cette minorité politique (du moins dans les régions où l’autorité royale s’était imposée) à l’ensemble des pasteurs : de cette confusion naquit la représentation historique erronée d’après laquelle les Tutsi formaient une catégorie sociale dominant les Hutu.

BIBLIOGRAPHIE

Pagès, A., Au Ruanda, sur les bords du lac Kivu (Congo belge). Un royaume hamite au centre de l’Afrique, Bruxelles, 1933.

D’Hertefelt, M., Les clans du Rwanda ancien. Eléments d’ethnosociologie et d’ethnohistoire, Tervuren, 1971.

De Lacger, L., I., Le Ruanda ancien. II. Le Ruanda moderne, Namur, 1939.

Delmas, L., Généalogies de la noblesse (les Batutsi) du Ruanda, Kabgayi, 1950.

Kagame, A., Le code des institutions politiques du Rwanda précolonial. Bruxelles, 1952. La notion de génération appliquée à l’histoire du Rwanda des Xe-XIe siècles à nos jours, Bruxelles, 1959. L’histoire des armées bovines dans l’ancien Rwanda, Bruxelles, 1961. Les milices du Rwanda précolonial, Bruxelles, 1963.

Maquet, J., Le système des relations sociales dans le Ruanda ancien, Tervuren, 1954.

Meschi, L., Kanserege, une colline au Rwanda. De l’occupation pionnière au surpeuplement, Thèse de doctorat EHESS, Paris, 1974.

Historique et chronologie du Rwanda, Kabgayi, 1956.

Newbury, M.C., Deux lignages au Kinyaga, Cahiers d’études africaines, 53, 1974.

Reisdorff, I., Enquêtes foncières au Ruanda, sans lieu, 1952.

Rwabukumba, J. & Mudandagizi, V., Les formes historiques de la dépendance personnelle dans l’Etat rwandais, Cahiers d’études africaines, 53, 1974.

Saucier, J.-Fr., The patron-client relationship in traditional and contemporary Rwanda, doctoral dissertation, Columbia University, New York, 1974.

Vidal, C., Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la vache, Cahiers d’études africaines, 35, 1969. Economie de la société féodale rwandaise, Cahier d’études africaines, 53,1974.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr