Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Filip Reyntjens, professeur à l’université d’Anvers.

M. Filip Reyntjens a d’abord évoqué les signes avant-coureurs du génocide. Il a exposé que le génocide des Tutsis et les massacres d’opposants hutus avaient été précédés par des " répétitions générales " à échelle plus réduite. Même s’il y a eu des massacres dès les premiers jours de la guerre en octobre 1990, les signes d’une déstabilisation programmée deviennent visibles vers la fin de 1991. Les massacres " téléguidés " du Bugesera (mars 1992), de Kibuye (août 1992) et du nord-ouest (fin 1992 - début 1993) ont été des tentatives, dans un premier temps, de saborder le processus de démocratisation, dans un second temps, de faire échec aux négociations d’Arusha. Les auteurs de ce projet violent sont connus, appelés " réseau zéro " ou " escadrons de la mort ", ils se situent dans l’entourage politique, régional ou familial immédiat du Président Habyarimana. Pour ce groupe, la démocratisation d’abord, les négociations avec le FPR ensuite, constituaient une menace vitale, puisqu’à l’issue de ce double processus ils perdraient les nombreux privilèges matériels et immatériels inhérents au contrôle de l’Etat.

M. Filip Reyntjens a considéré que ce projet qui a connu son aboutissement d’avril à juin 1994 était en réalité issu d’un processus. L’idéologie et l’instrument du génocide s’étant développés progressivement, il n’y a pas eu, à un moment précis, la volonté de mettre en place le dispositif qui allait permettre de le perpétrer. Lorsque, entre 2 et 5 heures du matin le 7 avril 1994, la machine est mise en route -notamment par le Colonel Théoneste Bagosora- elle existait, sans avoir été créée à une date précise.

A divers moments, depuis 1992 au plus tard, la communauté internationale a été avertie de l’émergence de ce phénomène, à la suite notamment de la publication en mars 1993 du rapport d’une commission internationale d’enquête (l’Ambassadeur Georges Martres qualifiera de " rumeurs " les accusations relatives aux très graves abus du début 1993). En janvier 1994, la teneur d’un fax alarmant adressé au siège de l’ONU à New York par le Général Dallaire a été communiquée aux ambassades américaine, belge et française à Kigali.

Abordant ensuite la question de l’engagement de la France au Rwanda, M. Filip Reyntjens a d’abord précisé qu’en soi, apporter un soutien politique, diplomatique voire militaire à un pays ami qui fait l’objet d’une agression n’est pas forcément illégitime. C’est ce que la France a fait dès octobre 1990 au Rwanda. Cependant, dans les circonstances particulières de ce pays (transition politique, situation des droits de la personne, criminalisation de l’Etat...), pareil appui comporte des devoirs et des responsabilités. Dans le cas du Rwanda, il convenait d’être très attentif à la situation des droits de la personne, au bon déroulement du processus de démocratisation, et à la mise en application effective des accords de paix, une fois ceux-ci conclus à Arusha. Le pays -en l’occurrence la France- qui apportait ce soutien disposait de leviers que d’autres n’avaient pas. Or, pour des raisons qu’il incombe à la mission d’information d’identifier, la France n’a pas assumé ses devoirs et responsabilités.

M. Filip Reyntjens a estimé qu’elle avait au contraire objectivement soutenu les responsables du projet violent évoqué au début de son exposé, en s’abstenant de les décourager et en donnant l’impression que, forts de l’appui français, l’impunité leur était garantie. Que l’autre partie, le FPR, ait également commis de graves abus et porte une part de responsabilité dans le drame rwandais, ne diminue en rien ce constat. Au contraire, la France aurait pu dénoncer le FPR de façon plus crédible si elle avait également pris ses distances par rapport au régime en place.

S’efforçant alors de décrire le contexte régional, M. Filip Reyntjens a insisté sur le fait que si, entre le Rwanda et le Burundi la référence à l’autre est toujours présente (composition ethnique similaire bien que non identique, passé colonial commun, échange de réfugiés), les similitudes, les interactions réciproques et l’interdépendance des problèmes ne doivent toutefois pas faire oublier qu’il s’agit souvent de " faux jumeaux ", ayant chacun une histoire, ancienne et contemporaine, distincte. Cela dit, dès la fin des années 1950 on observe une sorte de dialectique perverse, les conflits dans un pays exacerbant ceux de l’autre et vice-versa. Ainsi, pour la période qui intéresse plus spécialement la mission d’information, le coup d’Etat du 21 octobre 1993 au Burundi et l’assassinat du Président (Hutu) Ndadaye par des éléments de l’armée burundaise largement dominée par les Tutsis, ont porté un coup fatal aux accords d’Arusha. Avec le bénéfice du recul, et même si rien n’est plus facile que de prédire le passé, on pourrait dire que ces accords sont morts avec Ndadaye. A son tour, le génocide rwandais a renforcé de façon compréhensible la peur des Tutsis burundais, ainsi rendant plus difficile encore la recherche d’une solution négociée pour sortir de l’impasse violente dans laquelle se trouve le Burundi depuis fin 1993.

Des alliances régionales ont pesé sur les conflits internes, et elles continuent de le faire aujourd’hui, de façon d’ailleurs plus néfaste encore qu’en 1994. A l’époque, entre 1990 et 1994, le régime du Président Mobutu soutenait l’ancien régime rwandais, alors que le FPR était appuyé par le Président Museveni. Zaïrois et Ougandais étaient dès lors des concurrents régionaux dans la région des Grands Lacs, mais également au-delà : ainsi, Museveni, avec l’appui des Etats-Unis et du Royaume-Uni, soutenait la rébellion du Sud-Soudan, tandis que Mobutu, appuyé par la France, était allié du Gouvernement de KhartouM. Il faut ajouter que ce phénomène d’affrontements à l’échelle régionale s’est aujourd’hui aggravé : au début de l’année 1998, une quinzaine d’acteurs armés (armées gouvernementales, anciennes armées gouvernementales, groupes rebelles, milices tribales...) étaient actifs dans la région, tous raisonnant dans la logique selon laquelle " les ennemis de mes ennemis sont mes amis ", concluant des alliances conjoncturelles et dès lors fragiles et changeantes, et ignorant largement les frontières nationales : ainsi, les Congolais de Kinshasa donnent-ils à l’armée rwandaise le surnom de " soldats sans frontières ".

Traitant alors de l’évolution de la situation politique, M. Filip Reyntjens a expliqué que, dès le milieu de 1993, on passe d’une opposition entre trois catégories d’acteur (MNRD, opposition intérieure, FPR) à un affrontement entre deux pôles. De là, on le verra, l’enjeu de plus en plus crucial d’une arithmétique très serrée, notamment pour l’attribution des sièges à l’Assemblée nationale de transition. Les partis politiques de l’opposition intérieure se scindent en deux ailes, l’une favorable au processus d’Arusha, appelée " pro-FPR ", l’autre très méfiante à l’égard du FPR et se rapprochant de plus en plus de l’ancien parti unique MRND, appelée " Power ". Tout à tour, le MDR, le PL, le PSD et le PDC font l’expérience de scissions le long de ces lignes, phénomène qui va complètement bipolariser la vie politique.

Les blocages politiques apparaissent dès le début de 1994. A de nombreuses reprises, on tentera de mettre en place le gouvernement de transition à base élargie et l’Assemblée nationale de transition, et à chaque fois l’un des deux blocs politico-militaires -" MRND et alliés " ou " FPR et alliés "- font de l’obstruction. L’arithmétique de ces blocages successifs n’est pas difficile à faire. En effet, les accords d’Arusha ont introduit des techniques pour éviter qu’une partie ne prenne le dessus et exclure les décisions strictement majoritaires. Ainsi, si dans un premier temps, les décisions du Gouvernement doivent être prises par consensus, dans un second temps elles requièrent toujours une majorité des deux tiers des membres, c’est-à-dire 14 ministres sur 21 ; des mécanismes analogues existent au Parlement. Le " camp FPR " tentera donc de s’assurer ces deux tiers, et le " camp MNRD " tentera de l’en empêcher. Puisque chaque bloc était si près de son objectif, l’enjeu s’est finalement réduit à l’attribution d’un portefeuille ministériel dévolu au PL et à un ou deux sièges de député.

Cette lutte politique et les blocages qui en résultent contribuent graduellement au pourrissement général de la situation, évolution qui va s’accompagner de nombreuses violences, qui vont à leur tour davantage hypothéquer la recherche d’un arrangement politique. Dans cette situation de paralysie, les deux parties se préparent à la reprise de la guerre, notamment en se renforçant d’une façon manifestement contraire à l’accord de paix. Du côté de l’armée rwandaise, un exemple parmi d’autres, attesté par une enquête de la MINUAR, le montre clairement. Le 21 janvier 1994, un DC8 de la compagnie East African Cargo, vol n° CD0483, atterrit à Kigali en provenance de Bruxelles ; il a fait escale à Châteauroux où l’on a embarqué 90 caisses de munitions mortier. Les milices des partis de la mouvance présidentielle continuent de s’armer et se préparent pour la confrontation. De son côté, le bataillon du FPR se renforce bien au-delà de ses effectifs convenus. Toujours d’après des sources de la MINUAR, des hommes, des armes et des munitions sont infiltrés à l’occasion des navettes de rotation entre le cantonnement du FPR à Kigali et la zone occupée par le FPR dans le nord.

L’attentat contre l’avion du Président Habyarimana a été l’étincelle, mais la situation était telle que s’il n’avait pas eu lieu, un autre prétexte aurait probablement été saisi pour reprendre la guerre.

M. Filip Reyntjens a alors abordé l’attentat contre les Présidents du Rwanda et du Burundi, considérant que, puisque l’attentat avait mis le feu aux poudres, il était de la plus haute importance d’en identifier l’auteur. Il a insisté sur le fait que, si l’on ne dispose à ce sujet que d’indications allant dans divers sens et qui ne permettent pas de conclure de façon définitive, on connaît néanmoins les numéros de série des deux missiles sol-air qui ont servi à abattre l’avion présidentiel. Il a ajouté qu’ayant obtenu deux autres confirmations, il pouvait affirmer avec plus de fermeté qu’au début de 1996 qu’il s’agissait de SAM-16 provenant d’un lot saisi en février 1991 par l’armée française en Irak et acheminé en France. Il a fait remarquer qu’en plus des déclarations faites par M. Bernard Debré, ancien Ministre de la Coopération, deux sources tout à fait différentes des siennes semblaient avoir confirmé au journal Le Figaro ces mêmes informations. Dès lors, il a affirmé qu’en principe la France devrait connaître ou pourrait connaître l’auteur ou les auteurs de l’attentat. Il a estimé en effet qu’il serait difficile de concevoir qu’on puisse prélever des missiles sol-air de stocks militaires, sans que ce retrait ne laisse de trace. Il lui est donc apparu possible d’établir quand, comment et par qui ces missiles avaient été acquis et de remonter ainsi la filière.

Au terme de son exposé, M. Filip Reyntjens a estimé que la communauté internationale qu’il a qualifiée de fantomatique, la France et la Belgique en particulier, se sont rendues coupables de non-assistance à peuple en danger dès les premiers jours du génocide et des massacres politiques. Même si l’on ne tient pas compte du bataillon belge de la MINUAR, la présence de troupes d’élite sur le terrain, à partir du 9 avril, pour les Français, à partir du 10 avril, pour les Belges, soit 1 500 hommes, aurait pu faire la différence entre un dérapage et un génocide. Une compagnie italienne était également sur place et un bataillon de Marines américains était présents à Bujumbura à vingt minutes de vol. Il a précisé que son analyse n’était pas confortablement formulée après coup, puisque dans une interview accordée le 9 avril et publiée dans le quotidien belge Le Soir du 11 avril 1994, il disait : " s’ils (Français, Belges, Américains) se contentent d’évacuer leurs nationaux, on court droit à la catastrophe. (...) Il faudrait (...) envisager de neutraliser l’armée rwandaise à Kigali ". Il a rappelé qu’au lieu d’intervenir dans un pays où elles avaient, l’une autant que l’autre, des responsabilités historiques, la Belgique et la France, pourtant " pays amis du Rwanda ", avaient évacué les expatriés et quelques rares Rwandais (en ce qui concerne la France : essentiellement ceux qui n’avaient pas besoin de protection), retiré leurs troupes et fermé la porte sur un peuple qui a sombré dans l’horreur la plus totale. D’après les officiers rwandais et étrangers interrogés à ce sujet, une action conjuguée des contingents français et belge et de la MINUAR aurait pu ramener le calme et endiguer la fureur sanguinaire avant qu’il ne soit trop tard. M. Filip Reyntjens a conclu que pareille intervention aurait sauvé des centaines de milliers de vies humaines, mais également évité l’offensive du FPR, aujourd’hui au pouvoir, et partant l’impasse violente dans laquelle se trouvent le Rwanda et la région.

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Filip Reyntjens s’il pouvait développer les informations qu’il avait données sur l’attentat contre l’avion du Président rwandais. Il a ajouté qu’en tant que Président de la mission d’information, il allait lui-même écrire à M. Bernard Debré pour que celui-ci fournisse des indications plus détaillées.

M. Filip Reyntjens a répondu qu’en novembre 1995 il disposait d’une source qui l’avait informé que les deux missiles SAM-16 utilisés faisaient partie d’un lot vendu par l’URSS à l’Irak et saisi par le contingent envoyé par la France dans la guerre du Golfe. Toutefois, cette source, venant des services de renseignements britanniques, restant unique, il n’avait pas écarté l’hypothèse d’une manipulation et n’en avait donc pas fait état. Cependant, entre novembre 1995, date d’achèvement de son livre, et sa présentation, une deuxième source, belge celle-ci, émanant du SGR, le Service de renseignement militaire, lui a révélé les mêmes informations. Enfin, une troisième source de renseignements, américaine cette fois, est venue faire état des mêmes faits.

Rappelant le principe, cher aux chercheurs et aux historiens, selon lequel avant d’avancer une information, il faut avoir deux sources sûres affirmant les mêmes faits de façon indépendante, M. Filip Reyntjens a jugé qu’avec trois sources il pouvait désormais affirmer ce qu’il avait avancé précédemment. Il a en revanche confirmé que, malgré ses efforts, il ne disposait d’aucune documentation et notamment d’aucune liste où auraient été référencés les numéros des missiles. C’est pourquoi il s’est dit très intéressé d’avoir pu lire sous la plume de M. Patrick de Saint-Exupéry la semaine précédente dans le Figaro confirmation de ses propos à partir d’une nouvelle source, française cette fois.

Le Président Paul Quilès a souligné que la mission avait besoin d’indications plus précises.

M. Jacques Myard a rappelé qu’un article de presse ou de simples affirmations répétées ne sauraient constituer une preuve et s’est interrogé surtout sur l’intérêt que la France aurait eu à éliminer le Président Habyarimana dont on n’a pas cessé de dire qu’elle s’en était fait un allié constant, solide et infaillible. Si sur instruction du Chef de l’Etat, la responsabilité des services secrets français était engagée, quelle pourrait bien être la logique de cette opération ?

En revanche, une autre thèse existe qui, elle, implique très largement les services belges. Pour répondre à la critique exprimée à l’encontre de la communauté internationale, il a fait observer que la France avait multiplié les initiatives et les démarches tant auprès de ses partenaires européens, qu’à l’ONU, allant même jusqu’à susciter une forte opposition du Secrétaire d’Etat américain, Mme Madeleine Albright. Il a également souligné que la réalisation de l’opération Turquoise devait notamment beaucoup à l’action de M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères.

M. Filip Reyntjens a précisé qu’il ne représentait pas son pays et qu’il n’éprouverait aucune difficulté à écrire que la Belgique est impliquée dans l’attentat contre le Président Habyarimana si cela devait être démontré.

Il a indiqué que si les missiles proviennent d’un stock français, on ne peut pas pour autant dire que la France est à l’origine de l’attentat contre le Président Habyarimana.

Il a déclaré qu’il ne pouvait qu’établir des constatations matérielles et qu’il ne lui était pas possible d’aller plus loin dans sa recherche dans la mesure où notamment, le secret défense lui ayant été opposé, il n’avait pas pu vérifier la valeur des informations dont il disposait.

Il a rappelé qu’à l’heure actuelle nous ne connaissions que fort peu de choses et qu’il fallait s’en tenir à des hypothèses. Il a estimé que l’on ne pouvait pas non plus exclure que ces armes aient été prélevées sur le stock français et utilisées par le FPR et relevé les déclarations faites par M. Bernard Debré à la presse évoquant la piste de l’Ouganda. Il a ajouté que la France, grâce, en particulier, aux travaux de la mission d’information pourrait incontestablement aider à la recherche de la vérité en établissant notamment le cheminement de ces missiles.

Faisant référence à son ouvrage " Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire ", M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Filip Reyntjens quelle piste il pensait désormais pouvoir privilégier, dans la recherche des auteurs de l’attentat contre le Président Habyarimana.

M. Filip Reyntjens a rappelé qu’il avait envisagé différentes hypothèses, en écartant très rapidement celle de la filière burundaise, pour envisager plus sérieusement celles déjà évoquées du FPR ou des extrémistes hutus. Il a précisé qu’aujourd’hui, sur la base de données factuelles et de faisceaux d’indications qui ne permettent pas pour autant de tirer des conclusions définitives, son sentiment était plutôt de privilégier la responsabilité du FPR, étant donné que les radicaux hutus étaient désemparés au moment de l’attentat et que, s’ils avaient été prêts, les massacres auraient sans doute commencé immédiatement et non pas dix heures plus tard.

M. Michel Voisin s’est demandé si l’on n’avait pas un peu trop rapidement écarté la piste burundaise. Il a indiqué qu’après le déroulement au Burundi, en 1993, d’élections qualifiées de correctes par les observateurs, dont il faisait d’ailleurs partie, un couvre-feu avait été très vite instauré, qu’un mouvement de résistance violent s’était alors développé et qu’une tentative de coup d’Etat avait eu lieu.

M. Filip Reyntjens a estimé que la piste burundaise pouvait être raisonnablement abandonnée car personne ne savait que le Président burundais déciderait au dernier moment de prendre l’avion du Président Habyarimana. Or il apparaît qu’il était quasiment impossible de mettre en place, en deux heures de temps environ, un dispositif balistique tel que celui qui a été utilisé dans l’attentat.

S’agissant de l’opération Turquoise, M. Filip Reyntjens s’est inscrit en faux contre l’allégation selon laquelle celle-ci avait eu pour objectif l’évacuation des responsables du génocide. Il a souligné que ces derniers n’avaient pas besoin de l’opération Turquoise pour quitter à temps le Rwanda par le nord ou le nord-ouest.

Il a déclaré cependant que l’opération Turquoise avait eu lieu trop tardivement et n’avait donc permis de sauver que 15 000 personnes sur les 1 100 000 victimes du génocide, chiffre malheureusement le plus proche de la réalité.

Il a reproché à la France, mais aussi à la Belgique, aux Etats-Unis et à l’Italie, de ne pas être intervenus militairement, sous drapeau national, à Kigali, dès les premiers jours d’avril, pour neutraliser, avec leurs 1 500 hommes, les 1 000 hommes des FAR et prévenir le génocide. Au terme d’une telle opération, les pertes auraient été acceptables au regard du bilan que l’on connaît.

M. Jean-Bernard Raimond a rappelé les critiques et les contestations à l’encontre des interventions internationales menées à l’époque et a cité l’échec de l’opération en Somalie, et l’enlisement de la situation en ex-Yougoslavie jusqu’en 1994.

Il a souligné que les Français considérant qu’il fallait revenir au Rwanda pour faire cesser les massacres, n’ont obtenu que difficilement l’approbation du Conseil de Sécurité et ont dû limiter leur intervention dans le temps en raison même de ce contexte international.

M. Filip Reyntjens a dit qu’il se bornait à constater l’abandon, même s’il existe effectivement des explications sur les raisons de cette désaffection de la communauté internationale. Il a reconnu que le mouvement d’opinion qualifié de " body bag syndrom " pour évoquer les sacs dans lesquels on rapatrie les corps des soldats tués avait joué et que le 7 avril le massacre de dix Casques bleus belges avait incontestablement marqué les esprits. Il a admis que la situation du chercheur qui analyse la situation est sans conteste plus confortable que celle du responsable politique qui doit prendre la décision d’intervenir et d’exposer ses troupes ou les ressortissants de son pays.

M. Pierre Brana, soulevant la question de l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, a rappelé que le travail de la mission consisterait notamment à obtenir des précisions sur ce que sont devenus les tubes de lancement des missiles utilisés. Il a considéré qu’une responsabilité burundaise dans l’attentat était peu vraisemblable compte tenu du court laps de temps qui aurait alors été laissé à ses auteurs puisque le Président Ntaryamira n’a décidé qu’au dernier moment de monter dans l’avion d’Habyarimana, sans compter la haute technicité requise pour l’utilisation du type de missiles en cause.

Il a demandé à M. Filip Reyntjens s’il pouvait expliciter ses propos très vifs selon lesquels la France a objectivement soutenu les auteurs du génocide en s’abstenant de les décourager.

M. Filip Reyntjens a répondu qu’il ne pensait pas que la France officielle ait encouragé les responsables du projet génocidaire.

Toutefois, déclarer, comme l’avait fait à l’époque l’Ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, que les témoignages faisant état des massacres massifs perpétrés au nord-ouest du pays à la fin de 1992 et au début de l’année 1993 et dont on savait qu’ils étaient organisés et orchestrés, ne constituaient qu’une " rumeur ", revenait à ne pas décourager ceux qui dirigeaient ces massacres. Ceux-ci en effet n’avaient rien de spontané. Suspendus à l’arrivée de la commission internationale enquêtant sur la violation des droits de l’homme, ils ont en effet repris juste après son départ. De même, quand l’Elysée répondait à une pétition communiquée par le Directeur général du ministère des Affaires étrangères à Kigali, par ailleurs idéologue de la CDR, cela revenait à ne pas décourager les tenants de violences racistes.

Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information interrogerait les personnes mises en cause et dont les propos ont été cités. Il a rappelé que, si le rôle de l’universitaire était de suggérer des pistes, celui des membres de la mission était d’acquérir des certitudes.

Il a enfin évoqué une lettre du Président du FPR au Président François Mitterrand, datée du 28 août 1993, dans laquelle le FPR exprime ses remerciements à la France après les accords d’Arusha : si, comme certains l’avancent, ces accords préparaient le génocide, il est, dans ces conditions, pour le moins étrange que le FPR félicite " chaleureusement " le Président de la République française.

M. Filip Reyntjens a appuyé les propos du Président Paul Quilès en déclarant que la France avait apporté un soutien actif à la démarche qui a abouti aux accords d’Arusha et qu’il est faux de dire que ceux-ci portaient en eux les germes du génocide. Un concours de circonstances a voulu que ces accords soient peu à peu discrédités, jusqu’à ce que les événements du Burundi leur portent un coup fatal.

M. René Galy-Dejean, évoquant les écrits de M. Filip Reyntjens qui, le 9 avril 1994, estimait nécessaire de neutraliser l’armée rwandaise à Kigali, s’est demandé s’il était envisageable, au regard des règles diplomatiques internationales, qu’une troupe étrangère, française par exemple, s’oppose sans mandat des Nations Unies aux forces armées du Gouvernement légal rwandais.

M. Filip Reyntjens a souligné l’obligation juridique qui découle de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Alors que M. René Galy-Dejean lui objectait que, le 9 avril 1994, celui-ci n’était pas encore constitué, M. Filip Reyntjens a rétorqué que, tout au contraire, le génocide était visible à Kigali dès le 7 avril 1994 et que le terme même avait été très vite employé, à un moment où les troupes étaient encore sur le terrain. M. Filip Reyntjens a toutefois souligné qu’il ne mésestimait pas la difficulté, pour l’homme politique, de prendre une telle décision, même lorsqu’elle est permise par une convention de droit international.

Le Président Paul Quilès, estimant qu’il s’agissait là d’un point extrêmement important, a fait valoir que seule la communauté internationale était compétente pour qualifier juridiquement le crime de génocide. Il a jugé qu’en l’occurrence, la responsabilité du Conseil de Sécurité de l’ONU était très grande et que, peut-être, les pays membres n’avaient pas fait tout leur possible. Il a estimé que l’étude des documents permettrait de faire la lumière sur cette question.

M. Michel Voisin a souligné que l’opération Amaryllis n’avait, de par sa nature -l’évacuation et la protection des expatriés-, ni la même configuration, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes moyens qu’une opération militaire de maintien de l’ordre. Il a rappelé en outre que, pour l’opération Turquoise, le Gouvernement français avait dû attendre cinq à sept jours l’autorisation de l’ONU.

M. Filip Reyntjens, estimant que les membres de la mission n’avaient pas à plaider leur cause devant lui et, qu’en recoupant leurs informations, ils parviendraient sans nul doute à des conclusions sages, a approuvé cette analyse, le but des opérations déclenchées au début du génocide étant en effet d’évacuer les ressortissants des pays concernés. Il a néanmoins rappelé qu’à Kigali, cette armée n’était pas unie, comme en témoigne la publication le 12 avril, en plein génocide, par des officiers de cette armée d’un document demandant la reprise du processus d’Arusha et l’arrêt des massacres. Il a déclaré qu’il existait des unités qui, si elles avaient disposé du soutien nécessaire, auraient pu s’opposer avec succès aux quelques bataillons dirigeant les massacres et que l’armée rwandaise à laquelle se trouvaient confrontés les soldats français et belges, débarqués à Kigali les 9 et 10 avril, était de médiocre qualité et constituée seulement de 1 500 hommes capables de combattre.

M. Jacques Myard, se déclarant effaré par la légèreté de l’analyse diplomatico-juridique de M. Filip Reyntjens, a estimé que, si le Rwanda avait été une colonie, la France aurait pu intervenir comme il le proposait. Il a rappelé que la France avait agi aussitôt qu’elle avait eu connaissance des événements, d’abord auprès de l’ONU, en demandant un élargissement du rôle de la MINUAR, ensuite auprès des Etats-Unis, pour obtenir le lancement de l’opération Turquoise. Telle est la réalité diplomatique actuelle. Sans doute la communauté internationale est-elle imparfaite mais elle n’en est pas moins structurée par des règles précises. Il appartient au Conseil de Sécurité de l’ONU, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, de constater le génocide. Toute autre considération est déconnectée de l’action. Il a pris acte du fait que M. Filip Reyntjens reconnaissait que l’on ne pouvait pas dire que la France était responsable de l’attentat contre le Président Habyarimana. En conclusion, M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’identité de ceux qui avaient armé le FPR qui, bien que dit minoritaire, avait pourtant remporté la victoire sur le terrain.

M. Filip Reyntjens, en préliminaire à sa réponse, a répété qu’il portait également des accusations contre son pays, la Belgique, qui disposait du plus gros contingent militaire sur place (800 hommes) ainsi que de troupes stationnées à Nairobi.

S’agissant de l’armement du FPR, il a évoqué les recherches faites par l’association Human Rights Watch qui avait identifié l’Ouganda comme fournisseur principal de ce mouvement et dont on peut se demander s’il s’est contenté de faire transiter les armes. M. Filip Reyntjens a toutefois déclaré n’avoir pas les moyens de répondre à cette question tout en soulignant que la France n’avait probablement pas fourni d’armes au FPR. Il a ensuite dénoncé les raisonnements simplistes et manichéens et déclaré que ceux qui soutiennent aujourd’hui le FPR n’échappent pas à ce manichéisme. Il a jugé que l’histoire politique récente du Rwanda avait été faite par des personnes qui voulaient se maintenir au pouvoir ou tentaient de l’accaparer. Les innocents sont, soit morts, soit en exil, soit privés de tout moyen d’expression s’ils sont restés vivants au Rwanda. Il a précisé que le FPR n’était pas victime du génocide et estimé qu’il ne représentait pas les Tutsis de l’intérieur rescapés des massacres qui sont aujourd’hui des citoyens de seconde zone.

M. François Lamy a souhaité avoir des précisions sur les processus de livraison d’armes après la conclusion des accords d’Arusha, se demandant comment la France aurait pu, d’un côté, soutenir ces accords et, de l’autre, fournir des armements à un camp. Il s’est interrogé sur l’illégalité de ces livraisons et a demandé des informations plus précises sur leur nature, leur destination et leur date.

M. Filip Reyntjens a répondu que les armes livrées lors du transit de l’avion à Châteauroux étaient faciles à identifier, du fait des numéros de lots.

Le Président Paul Quilès a souhaité que la mission d’information vérifie ces éléments et distingue les livraisons officielles des trafics d’armes. Il a remercié M. Filip Reyntjens pour ce débat très vivant, susceptible de contribuer à l’établissement de la vérité, et rappelé que le débat contradictoire était inhérent au travail mené par la mission.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr