Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a précisé que M. Jean-Hervé Bradol était l’un des rares Français à avoir été présents au Rwanda au moment du génocide et qu’il pourra, à partir de son expérience et de celle de Médecins Sans Frontières, informer la mission notamment sur le rôle des ONG au Rwanda et les modalités de leur coopération avec l’ONU et les représentations diplomatiques occidentales.

M. Jean-Hervé Bradol s’est présenté comme le responsable, pour la section française de Médecins Sans Frontières, des opérations pour la région des Grands Lacs. Il a précisé qu’il s’était rendu à huit reprises au Rwanda entre juin 1993 et juin 1995, soit pour évaluer, soit pour conduire directement les opérations de secours de Médecins Sans Frontières auprès des populations déplacées et des réfugiés.

Il a exposé qu’il avait eu l’occasion, lors de son premier séjour au Rwanda en 1993, de visiter les camps de populations déplacées du nord, dans les préfectures de Ruhengeri, Kigali et Byumba, ainsi que dans la " zone tampon ", qui séparait les troupes des FAR de celles du FPR et qui avait été démilitarisée à la suite de l’offensive de février 1993. Il a ajouté qu’il avait eu également l’occasion de se rendre brièvement dans la zone contrôlée par le FPR.

La situation des populations déplacées était très mauvaise. Elles avaient fui en masse la partie nord du pays pour échapper aux violences subies au cours des offensives militaires et se réfugier plus au sud, à l’intérieur du Rwanda. La zone contrôlée par le FPR avait été désertée et pouvait être considérée comme vide, compte tenu de la très forte densité de population habituelle dans ce pays. Les personnes déplacées se plaignaient de violences de la part du FPR, mais il n’était pas possible de vérifier ces assertions et de faire la part des choses entre ce qui relevait de la propagande -intense au Rwanda- et les faits.

L’état sanitaire dans les camps de déplacés était catastrophique. Le taux de mortalité y était extrêmement élevé : en mai-juin, il s’élevait à plus de 4 morts par jour pour 10.000 personnes.

La malnutrition apparaissait comme le problème principal. Elle était d’autant plus choquante que les camps étaient accessibles à l’aide internationale. Cette aide était bel et bien assurée, mais la Croix-Rouge rwandaise, qui avait en charge sa distribution, détournait une bonne partie de la nourriture destinée aux déplacés avec l’appui sans doute de responsables aux plus hauts niveaux de l’Etat. Une telle attitude n’était un secret pour personne et était évoquée publiquement à l’époque dans les réunions inter-agences à Kigali.

Dans le camp de Nyashonga par exemple, à 15 km du centre-ville de Kigali, un enfant de moins de cinq ans sur quatre était atteint de malnutrition aiguë, alors qu’il existait des entrepôts pleins de nourriture à Kigali.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été particulièrement choqué par la part que prenaient les militaires français à certaines fonctions de police dans le pays, notamment au contrôle routier à la sortie nord de Kigali. M. Bradol les a vus, lors de ses déplacements sur cette route principale d’accès au nord du pays, soit procéder eux-mêmes aux contrôles, soit observer depuis leurs guérites leurs collègues rwandais y procéder.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en novembre 1993, à l’occasion d’un nouveau déplacement de population, pour mettre en place une opération de secours à destination des réfugiés burundais qui, à la suite de l’assassinat du Président Melchior Ndadaye, sont arrivés dans le sud du Rwanda. Ces réfugiés étaient au nombre de 350.000, répartis dans les préfectures de Kibungo, Kigali, Butare et Gikongoro.

M. Jean-Hervé Bradol a souligné la difficulté de cette opération, pour des raisons similaires à celle de février 1993. A nouveau, la Croix-Rouge rwandaise était chargée de la distribution de nourriture, à nouveau les réfugiés étaient affamés dans les camps, à nouveau le niveau de mortalité était très élevé.

Dans le camp de Burenge, situé au Bugesera au sud de la préfecture de Kigali, la malnutrition touchait 40 % des enfants de moins de cinq ans en janvier 1994. Certes, on pouvait relever quelques insuffisances du programme alimentaire mondial, mais des quantités importantes de nourriture demeuraient disponibles dans le pays, à une heure et demie de ce camp. Or, cette nourriture n’était pas distribuée mais systématiquement détournée par les responsables de la Croix-Rouge rwandaise. M. Jean-Hervé Bradol a estimé que ces détournements ne pouvaient avoir lieu sans l’appui des plus hautes autorités de l’Etat.

Une difficulté supplémentaire pour la conduite des opérations de secours, tenait au fait qu’il y avait peu de personnel de santé qualifié, infirmiers et médecins, parmi les Burundais. Il a donc fallu recruter des Rwandais, en très grande majorité des Tutsis qui se trouvaient sans emploi à Kigali alors même qu’ils étaient qualifiés mais qui étaient victimes de discrimination à l’embauche. Mais des problèmes de sécurité se sont vite posés lorsqu’il a fallu les loger. En effet, contrairement aux habitudes, ce personnel n’a pu loger chez l’habitant car il faisait l’objet de menaces de mort. M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été témoin de menaces proférées à leur encontre, alors qu’ils travaillaient à secourir des Burundais hutus réfugiés au Rwanda. Ce personnel était persécuté par les milices locales de la région du Bugesera. M. Jean Hervé Bradol a relaté qu’il s’était entretenu de cette situation avec le médecin responsable de la santé pour l’ensemble de la préfecture de Kigali, qui montrait, de manière assez inexplicable, une certaine hostilité à l’égard de Médecins Sans Frontières. Questionné, ce médecin a expliqué, de manière assez brutale, que son principal reproche à l’égard de Médecins Sans Frontières concernait l’embauche de personnels rwandais tutsis, considérés comme des ennemis à combattre. Il ne pouvait accepter et comprendre que Médecins Sans Frontières emploie ces personnes.

Ce problème compliquait considérablement les opérations de secours, à tel point que Médecins Sans Frontières a décidé de construire un camp d’hébergement pour le personnel rwandais, à proximité du lieu d’hébergement du personnel international, afin d’éviter les violences. La situation était donc déjà très tendue.

M. Jean-Hervé Bradol a fait état de sa stupéfaction, lors de son retour de cette mission par avion, de voir les militaires français, en uniforme, faire la police à l’intérieur de l’aéroport de Kigali. Ils étaient littéralement postés dans l’enceinte de l’aéroport et en assuraient la garde. M. Jean-Hervé Bradol a souligné qu’il n’aurait jusqu’alors jamais imaginé que l’implication de l’armée française était telle qu’on lui assignait des tâches de police au Rwanda.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en janvier 1994 pour prendre la direction des opérations de secours aux réfugiés burundais. La situation s’était alors nettement dégradée. Il a pu constater que les miliciens Interahamwe, essayaient de bloquer la mise en oeuvre des accords d’Arusha en occupant les rues de Kigali, en élevant des barrières et en agressant les Rwandais tutsis, dont ceux travaillant pour Médecins Sans Frontières. Lorsque ces agressions se déroulaient devant la MINUAR ou la gendarmerie rwandaise, celles-ci ne levaient pas le petit doigt pour protéger les agressés. M. Jean-Hervé Bradol a cité le cas d’une secrétaire rwandaise de la section hollandaise de Médecins Sans Frontières qui a été molestée devant la MINUAR, sans que les casques bleus réagissent. C’est l’intervention d’un Français qui travaillait pour Médecins Sans Frontières Hollande qui lui a permis d’avoir la vie sauve.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré, qu’une fois revenu à Paris en février-mars 1994, il avait continué à être informé par le chef de la mission de Médecins Sans Frontières au Rwanda, Eric Bertin, que la situation continuait de se dégrader et que des massacres se préparaient. Ces rumeurs provenaient de la MINUAR, des ambassades et étaient confirmées par le personnel rwandais qui faisait état de distributions d’armes, de mobilisation des milices dans le but de commettre des massacres. Ces informations ont paru suffisamment crédibles pour que les différentes agences travaillant au Rwanda décident de préparer un plan d’intervention médicale en cas de massacres. Une répartition des centres de santé de Kigali a été organisée sous l’égide du CICR, de la Croix-Rouge Belge, d’Action Contre La Faim et des différentes sections de Médecins Sans Frontières, qui se sont préparées à une intervention en cas d’afflux de blessés civils. Médecins Sans Frontières France était chargé du Centre Hospitalier de Kigali (CHK), le plus gros hôpital de la ville. Du matériel avait été prépositionné et il avait été prévu l’organisation d’un centre de triage à l’entrée du CHK. Deux grandes tentes de 27 m² ont été installées, ainsi qu’un réservoir de 15 m3 d’eau potable et des caisses de médicaments pour les premiers soins aux blessés. Le but était d’éviter que le CHK soit débordé face à l’afflux de blessés.

Malheureusement, ce matériel a servi dès le 7 avril. L’équipe de Médecins Sans Frontières sur place à cette époque était composée de 50 expatriés, ce qui est un effectif assez important. Une partie de cette équipe s’est rendue le 9 avril au CHK pour soigner les blessés. Quand elle est revenue le lendemain, elle a constaté qu’une partie des blessés soignés la veille avait été massacrée.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’à l’époque il n’y avait aucune difficulté à joindre le Rwanda par les lignes téléphoniques normales. Refusant de continuer à travailler dans un hôpital qui servait d’abattoir, l’équipe de Médecins Sans Frontières a demandé à se retirer et a quitté le Rwanda le 11 avril. Les personnels rwandais tutsis travaillant dans les camps du Bugesera ont été évacués en même temps, mais ils ont été arrêtés à la frontière burundaise et obligés de rester au Rwanda. L’ensemble des sections belges, hollandaises et françaises de Médecins Sans Frontières ont perdu, dans leur personnel local, plus de cent personnes, massacrées en raison soit de leur appartenance communautaire, soit de leurs opinions politiques, soit encore de leur action en faveur des blessés.

Médecins Sans Frontières Paris a décidé, suite à son retrait du Rwanda, d’envoyer une équipe restreinte de six personnes pour appuyer une opération chirurgicale du CICR dans Kigali. M. Jean-Hervé Bradol a indiqué qu’il était retourné à ce titre à Kigali dans l’après-midi du 13 avril avec un convoi du CICR en provenance de Bujumbura.

Le 14 avril, l’équipe effectuait une visite du CHK et apprenait, après un bref entretien avec les blessés, qu’une partie d’entre eux étaient régulièrement exécutés, la nuit notamment. Le CHK servait, une fois de plus, de centre d’exécution autant que d’hôpital. La morgue de l’hôpital en attestait d’ailleurs avec plusieurs centaines de corps de personnes qui ne pouvaient pas être décédées dans des conditions naturelles. L’équipe de médecins décidait alors de ne pas travailler dans cet hôpital transformé en centre d’extermination. Sous la coordination du CICR, un hôpital de campagne était installé au Centre des Soeurs Salésiennes de Dom Bosco, jouxtant la délégation du CICR. Son activité était chirurgicale. Chaque matin, le ramassage des blessés était effectué en ville. M. Jean-Hervé Bradol y participait en tant que médecin pour trier les blessés qui avaient vraiment besoin d’une intervention chirurgicale majeure. Le transport constituait en effet un risque en lui-même : les blessés étaient parfois sortis des ambulances et exécutés sur le bas-côté de la route par les miliciens et les militaires installés aux barrières. C’est ce qui s’est passé notamment le 14 avril quand les militaires et les miliciens ont massacré six blessés après les avoir extraits d’une ambulance du CICR.

Chaque matin, aux Saintes Familles et dans le groupe de maisons alentour, dont l’institut Saint-Paul, les blessés étaient triés et évacués, du moins ceux qui pouvaient l’être, vers l’hôpital. Il était impossible à cette époque d’évacuer un homme adulte. Les miliciens laissaient la possibilité d’évacuer des femmes et des enfants, mais pas toujours. La probabilité était grande en revanche qu’un homme adulte évacué soit tué par les miliciens lors de son transport.

M. Jean-Hervé Bradol a rapporté qu’il y avait eu de nombreux incidents. Des miliciens ont tenté notamment de lancer une grenade à l’intérieur d’une ambulance, d’autres d’atteindre les blessés avec une rafale d’arme automatique.

M. Jean-Hervé Bradol a détaillé sa première visite au quartier de Gikondo à Kigali, le 15 avril, où il avait été appelé par téléphone en raison de la présence de blessés sur le marché, ainsi que dans une institution religieuse. Le quartier était quadrillé par des miliciens en faction qui tenaient des barrières et procédaient à des fouilles systématiques de maisons, ouvrant tous les placards, vérifiant les faux-plafonds. M. Jean-Hervé Bradol et son équipe n’ont pu accéder au marché, mais ont pu assister de loin à l’exécution des blessés qui avaient survécu. M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, lorsque lui et ses camarades se sont résolus à quitter le quartier, les miliciens ont vérifié, en se jetant à plat ventre, que personne n’était accroché sous les châssis de leurs voitures pour essayer de s’enfuir.

M. Jean-Hervé Bradol s’est déclaré convaincu, au vu de ces agissements, qu’il ne s’agissait pas de massacres ou d’une quelconque fureur populaire faisant suite au décès d’un président, mais bien davantage d’un processus organisé et systématique. Ce n’était pas une foule en colère qui procédait à ces tueries, mais des milices agissant avec ordre et méthode, avec lesquelles il était même possible de discuter chaque matin pour essayer d’évacuer les blessés.

M. Jean-Hervé Bradol s’est félicité que, grâce au travail remarquable accompli par le chef de délégation du CICR, Philippe Gaillard, l’hôpital où il travaillait ait été préservé des incursions des miliciens. Les tentatives n’ont pas manqué, mais elles furent toutes contenues et personne n’a finalement été exécuté dans cet hôpital.

La MINUAR ne semblait pas avoir de consignes pour s’opposer aux assassins et elle ne le tentait pas. Toutefois, les soldats de la MINUAR apportaient leur aide à l’évacuation des blessés. Ce fut notamment le cas le 19 avril pour une évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de front entre les FAR et le FPR.

Il n’y avait ni anarchie, ni chaos. Il était possible de négocier un passage de la ligne de front avec l’armée et les milices, d’obtenir un cessez-le-feu temporaire pour évacuer les blessés et les ramener à l’hôpital. M. Jean-Hervé Bradol a regretté que la MINUAR n’ait rien fait pour empêcher les assassins de tuer, mais a rendu hommage à l’attitude de certains soldats qui ont pris des risques personnels pour participer avec Médecins Sans Frontières à l’évacuation des blessés.

La majorité de l’armée rwandaise participait aux massacres. M. Jean-Hervé Bradol a cité le témoignage d’un colonel rwandais qui les aidait à négocier pour évacuer les blessés, selon lequel, chaque jour, en début d’après-midi, un camion était chargé de faire la tournée des barrières pour livrer des armes. Ce colonel était parmi les rares officiers de l’armée rwandaise à être en désaccord avec la politique menée.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il était rentré en France fin avril, mais que les équipes de Médecins Sans Frontières, réduites de moitié pour des raisons de sécurité, étaient restées sur place tout le temps de la guerre, jusqu’à la prise du pouvoir par le FPR, le 4 juillet 1994.

M. Jean-Hervé Bradol a rapporté, qu’une fois rentré à Paris, lui-même et M. Philippe Biberson, président de Médecins Sans Frontières, avaient été convoqués le 19 mai à la cellule africaine de l’Elysée par MM. Delaye et Pin, qui semblaient très énervés par les déclarations dans la presse de Médecins Sans Frontières condamnant l’implication de la France au Rwanda et la passivité des responsables français, auxquels Médecins Sans Frontières reprochait pour le moins de ne pas condamner publiquement l’extermination en cours à Kigali. Ce n’est en effet que le 15 mai que M. Alain Juppé avait fait une déclaration pour caractériser clairement le génocide. A l’époque, Médecins Sans Frontières était excédé par la passivité de la France.

Au cours de l’entretien, MM. Delaye et Pin ont exposé la thèse selon laquelle la France avait beaucoup oeuvré pour la paix et la conclusion des accords d’Arusha, discussion dans laquelle MM. Bradol et Biberson ont refusé d’entrer, au motif qu’ils n’étaient pas là pour discuter de politique étrangère, mais pour réclamer une intervention publique française appelant les alliés de la France au Rwanda à arrêter les massacres de civils.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été très surpris par la légèreté des réponses de M. Delaye qui a précisé qu’il avait du mal à joindre au téléphone les responsables rwandais et qu’il avait de toute façon peu de moyens de pression sur eux. L’entretien s’est donc terminé de façon peu amène.

M. Jean-Hervé Bradol a ensuite précisé qu’il avait, avec MM. Philippe Biberson et Bernard Pécoul, directeur des opérations de Médecins Sans Frontières, rencontré le Président François Mitterrand le 14 juin, en présence de M. Pin. Le discours avait changé. M. Jean-Hervé Bradol a rapporté qu’à une question de M. Philippe Biberson sur son sentiment à l’égard du gouvernement intérimaire, M. François Mitterrand avait répondu qu’il le considérait comme une bande d’assassins. Puis, au sujet de Mme Agathe Habyarimana, le Président a déclaré : " Elle a le diable au corps, si elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux massacres à partir des radios françaises. Elle est très difficile à contrôler ". Enfin, M. Jean-Hervé Bradol a déclaré que M. François Mitterrand leur avait fait part de sa décision de monter une opération -l’opération Turquoise- pour essayer de porter secours aux victimes.

M. Jean-Hervé Bradol a indiqué qu’il s’était ensuite rendu aux Etats-Unis et qu’il s’était heurté au même discours, si ce n’est pire, puisqu’il était interdit d’utiliser le terme de " génocide " à l’intérieur de l’administration américaine. Celle-ci bloquait la livraison des véhicules blindés légers disponibles en Afrique orientale à la suite de l’opération somalienne, et dont la MINUAR avait besoin pour procéder aux évacuations de blessés. M. Jean-Hervé Bradol a jugé qu’à l’époque les responsables américains qu’il a pu rencontrer, dont un membre du National Security Council, n’étaient vraiment pas prêts à se mobiliser pour porter un quelconque secours aux victimes.

Médecins Sans Frontières avait demandé publiquement l’organisation d’une opération militaire internationale dont la mission aurait été de s’opposer aux tueurs et n’aurait pas été simplement humanitaire. Les Rwandais ne mouraient pas par manque de secours en médicaments ou en nourriture, mais étaient massacrés et exterminés, pour une partie d’entre eux. Ce n’est pas avec des médecins ou des caisses de biscuits que l’on s’oppose à une extermination, mais par une intervention contre les auteurs de l’extermination. Ce que Médecins Sans Frontières demandait n’avait par conséquent rien à voir avec l’opération Turquoise.

M. Jean-Hervé Bradol a jugé ridicules les critiques selon lesquelles les forces françaises auraient aidé les assassins à fuir au Zaïre ou en Tanzanie : ces derniers n’avaient nul besoin de l’aide française pour quitter le Rwanda.

M. Jean-Hervé Bradol s’est refusé également à adresser des reproches aux militaires, soumis à des contraintes opérationnelles qui rappellent celles que connaissent les ONG et qui empêchent souvent de faire ce que l’on souhaiterait. On ne peut par exemple les accuser de ne pas avoir protégé tous les Tutsis.

La véritable critique que M. Jean-Hervé Bradol a adressée à l’opération Turquoise est la suivante : alors qu’il y avait génocide, que les Rwandais avaient besoin d’être protégés, la France intervenait pour une opération humanitaire. Or, cette opération humanitaire, Médecins Sans Frontières la faisait déjà. Tout ce dont Médecins Sans Frontières avait besoin, c’était de protection. Turquoise s’est définie comme une opération humanitaire " neutre ". Que peut signifier la neutralité face à des miliciens et à une armée qui procèdent à une extermination ?

M. Jean-Hervé Bradol a insisté sur ce qui était pour lui la faute majeure de l’opération Turquoise : s’être comportée comme une force neutre en période de génocide. Et pourtant, dès le 15 mai, le génocide rwandais était qualifié comme tel par M. Juppé, qualification confirmée le 18 mai devant l’Assemblée Nationale. Le rapporteur spécial de la commission des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, M. Degni-Ségui avait également prononcé cette qualification dès le 25 mai. Il y avait donc un début de reconnaissance internationale du génocide.

M. Jean-Hervé Bradol a jugé indécents les propos des militaires français et des responsables politiques selon lesquels la France aurait été la seule à avoir fait quelque chose au cours de cette période. Ce qu’a décidé de faire la France alors, contrairement à ses engagements au titre de la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, a été une intervention militaire neutre. Les résultats publiés par les militaires font état de 630 interventions chirurgicales, 9 300 consultations, et plusieurs milliers de Rwandais tutsis protégés. C’est un bilan déjà appréciable étant donné le peu de Tutsis qui restaient au Rwanda. Un très grand nombre d’entre eux avaient été exterminés, et réussir à en protéger quelques milliers était déjà une bonne chose. Néanmoins, avec les moyens d’une armée, on pouvait et devait faire autre chose. Protéger plusieurs milliers de Rwandais, pas uniquement tutsis, mais plus généralement tous ceux qui étaient menacés par les assassins, les ONG l’avaient fait également. L’opération CICR/Médecins Sans Frontières a permis la protection de dizaines de milliers de personnes à Kigali, Kibuye, Gitarama et dans de petits camps comme celui de Nyarushishi dans la préfecture de Cyangugu. Avec leurs moyens, sans rapport avec les possibilités des militaires, le CICR et Médecins Sans Frontières ont procédé à 1 200 interventions chirurgicales à l’hôpital de Kigali et à plusieurs dizaines de milliers de consultations médicales dans l’ensemble de la zone, pays limitrophes compris (Zaïre, Burundi, Tanzanie).

M. Jean-Hervé Bradol a reproché à l’opération Turquoise de ne pas avoir pris en compte la dimension du génocide, contrairement aux engagements internationaux de la France. Les assassins, leur administration, leur armée, ont été installés dans des camps au Zaïre à partir desquels ils ont continué à mener des attaques contre le Rwanda. Cette situation a conduit au conflit et à la catastrophe de 1996-1997 au Kivu. Plusieurs dizaines de milliers de réfugiés sont morts dans ces camps où l’armée rwandaise et les milices ont été entretenues par l’aide humanitaire. C’est suite à ces événements dramatiques que Médecins Sans Frontières a décidé de cesser ses interventions dans les camps de réfugiés.

Une fois la période de surmortalité passée, Médecins Sans Frontières a constaté que les auteurs du génocide contrôlaient les camps et qu’ils s’en servaient comme base arrière pour attaquer le Rwanda. Médecins Sans Frontières a alors décidé de suspendre ses opérations et d’interrompre l’ensemble de ses programmes en Tanzanie et au Zaïre en décembre 1994.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il avait continué à se rendre au Rwanda pour d’autres opérations de secours en 1995-1996 et qu’il était prêt à répondre à des questions sur cette période.

Il a souligné que la mission d’information réalisait un travail important. La violence contre les populations continue au Rwanda et elle est toujours soutenue de l’étranger. Elle ne pourrait pas se poursuivre s’il n’y avait pas un tel soutien. Certes, il n’y a pas eu de nouveau génocide depuis 1994, mais des exterminations collectives de population sont commises de part et d’autre. La population rwandaise est toujours dans une situation effroyable.

M. Jean-Hervé Bradol a jugé important de mettre à jour les relations des Etats, dont la France, avec les différents groupes qui agissent dans la région. Il a estimé que l’Etat français n’était pas seul impliqué dans la région et qu’il était nécessaire de dénoncer les soutiens que les groupes, qui font de la violence politique un outil systématique, peuvent trouver à l’extérieur.

M. Jean-Hervé Bradol a estimé que MM. Balladur, Védrine, Juppé, Léotard, Roussin, se trompaient de registre lorsqu’ils exprimaient leur fierté à l’égard de l’action exemplaire de la France au Rwanda. Certes, la France n’est pas seule responsable ; bien d’autres ont failli, mais la France était l’un des principaux acteurs dans cette région. Il s’est déclaré surpris et déçu d’entendre certains s’affirmer fiers de l’opération Turquoise, qui a mené une action humanitaire, alors qu’il aurait fallu s’opposer aux tueurs. Cette opposition aux auteurs de génocide est censée constituer une notion politique claire depuis 1948 puisqu’elle a fait l’objet d’une convention internationale ratifiée par la France.

Il s’est déclaré également avoir été très éloigné d’un sentiment de fierté lorsqu’il a entendu M. Bernard Debré affirmer, sur RTL, le 6 avril 1998, que la France aurait continué de livrer des armes aux forces armées rwandaises en 1994, à l’époque où Médecins Sans Frontières était sur le terrain, à essayer de ramasser et de sauver des blessés, à se battre continuellement pour avoir le droit de les évacuer.

Le Président Paul Quilès a rappelé que les opérations militaires devaient être décidées par l’ONU, dans le cadre d’un mandat international ; qu’en l’occurrence, l’ONU a non seulement refusé d’intervenir mais a même retiré ses maigres troupes. Seule la France est finalement intervenue, mais dans le cadre d’une opération humanitaire, pas militaire.

Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol s’il considérait que la France aurait dû, au-delà de la communauté internationale, intervenir directement et seule.

M. Jean-Hervé Bradol a répondu qu’il se refusait à singulariser la France par rapport à l’ONU ou à toute autre puissance internationale. La France n’était pas forcément la mieux placée pour procéder à ce type d’intervention militaire. Aux Etats-Unis, la question ne suscitait guère d’intérêt.

Ce qui était nécessaire à l’époque c’était, non pas une opération humanitaire, mais s’opposer aux tueurs, à ceux qui commettaient le génocide. Cela n’a pas été possible, mais dans ce cas, M. Jean-Hervé Bradol a jugé contradictoire de reconnaître cet échec tout en affirmant sa fierté devant ce qui a été fait.

M. Jacques Myard a déclaré comprendre l’émotion de M. Jean-Hervé Bradol qui a vécu des événements dramatiques au quotidien, avec le sentiment de ne pas pouvoir faire mieux, alors qu’il pensait, de bonne foi, que d’autres actions étaient possibles.

Il a souligné que les dirigeants politiques étaient fiers d’avoir tenté de mobiliser la communauté internationale et d’avoir obtenu un premier mandat des Nations Unies. La mise en oeuvre de la convention de 1948 passe obligatoirement, dans l’état actuel de la société et du droit international positif, par une décision du Conseil de sécurité. Or, celle-ci a été bloquée, comme l’a indiqué le président, dans la mesure où l’unanimité des membres permanents s’impose.

En conséquence, M. Jacques Myard a affirmé que, dans la scandaleuse indifférence générale, la France a bien été la seule, par son action diplomatique à tenter de mobiliser la communauté internationale. Il a déclaré comprendre le choc que M. Jean-Hervé Bradol a pu ressentir au quotidien, mais a considéré son jugement comme passablement injuste. Il fallait sans doute aller plus loin, mais la communauté internationale ne suivait pas et une série d’éléments ont empêché de mettre en oeuvre les mécanismes inscrits dans la convention de 1948.

M. François Lamy a rappelé qu’il y avait aussi une guerre au Rwanda et que le FPR cherchait à prendre le pouvoir. Il a souligné que le FPR ne parlait ni de génocide ni d’intervention de la communauté internationale. Dès lors, il s’est interrogé sur la possibilité de monter une intervention qui aurait obtenu son accord.

M. Pierre Brana a fait part de sa compréhension à l’égard des arguments de M. Jean-Hervé Bradol. Il a estimé que le fait qu’il n’y ait pas eu le feu vert du Conseil de sécurité a empêché l’ONU de faire ce qui aurait été souhaitable et qu’il fallait en conséquence en être attristé.

M. Jean-Bernard Raimond a demandé si la distinction entre Hutus et Tutsis était le seul critère qui permettait de distinguer les victimes des assassins.

M. René Galy-Dejean est revenu sur le reproche de M. Jean-Hervé Bradol à l’égard de l’opération Turquoise : qu’elle n’ait été qu’une opération " neutre ". Il s’est demandé s’il aurait pu en être autrement alors qu’il existait deux camps face à face, tous deux surarmés, prêts à s’exterminer. Comment une intervention militaire aurait-elle pu être organisée dans un tel contexte ? Traque-t-on en même temps les uns et les autres ? Les poursuit-on ? Comment les neutralise-t-on ? Tire-t-on sur eux ? Mène-t-on une action de guerre à la fois contre l’un et l’autre ?

Comment interdire à ces gens de s’entre-tuer, comment parvenir à les " neutraliser ", ce qui ne signifie pas " rester neutres ", autrement qu’en s’emparant du pays, en le quadrillant, en l’occupant et en traquant les uns et les autres ? M. René Galy-Dejean a demandé si c’est ce type d’intervention que souhaitait M. Jean-Hervé Bradol.

M. Jean-Hervé Bradol a répondu que les victimes étaient en majorité des Rwandais tutsis ou alors des Rwandais ayant des liens réels ou supposés avec l’opposition politique. Il a relaté avoir rencontré un médecin hutu à l’Institut Saint-Paul, près des Saintes Familles, qui lui a expliqué que chaque soir les Interahamwe venaient dans cette institution pour essayer d’enlever des gens et les tuer.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir lui-même vu, aux Saintes Familles, des Rwandais tutsis qui se cachaient dans certains bâtiments avant que les Interahamwe ne réussissent à y pénétrer. Ils étaient blessés, mais ils ne se souciaient pas tant de se faire nettoyer leurs plaies, que de tenter d’échapper, la nuit, aux miliciens venus prélever leur quota de gens à tuer. Ces personnes avaient besoin de protection plus que de soins.

M. Jean-Hervé Bradol a dit combien il était dur d’entendre ces blessés affirmant qu’il ne servait sans doute à rien de les soigner dans la mesure où les miliciens viendraient les embarquer pour les tuer parce qu’ils étaient Tutsis. Juste devant la porte de l’hôpital, qui était considéré comme une zone protégée, les miliciens massacraient. Depuis les terrasses de la délégation du CICR, il était possible de voir les miliciens tuer les gens dans les collines. Dans la rue, des personnes hutues blessées et portant des pansements étaient massacrées par les miliciens si elles ne pouvaient montrer leur carte d’identité. Un blessé ne pouvant présenter un papier d’identité prouvant qu’il était hutu, était accusé d’être Inkotanyi, combattant du FPR, et était exécuté sans autre forme de procès.

Les miliciens ciblaient les Rwandais tutsis et d’opposition, mais parfois de simples passants étaient victimes de leur violence parce qu’ils n’étaient pas en mesure de justifier de leur appartenance à une communauté.

Les Belges étaient également recherchés à Kigali et M. Jean-Hervé Bradol a déclaré qu’il avait dû montrer à plusieurs reprises son passeport français pour prouver qu’il n’était pas belge. La rumeur courait parmi les miliciens et les soldats que l’avion du Président Habyarimana avait été abattu avec la complicité de l’armée belge. Les expatriés du CICR préféraient montrer leur passeport suisse plutôt que leur carte du CICR pour ne pas être pris pour des Belges.

Il y a quand même eu des survivants au CHK. Les miliciens demandaient de l’argent aux blessés pour les laisser survivre. Les blessés n’étaient pas tués tant qu’ils pouvaient payer ou parce que d’autres Rwandais les protégeaient.

M. Jean-Hervé Bradol a raconté qu’un jour à Nyamirambo, un groupe sur une barrière lui avait confié un jeune garçon tutsi de huit ans. Ils n’étaient pas des miliciens mais ils avaient créé un groupe de défense pour empêcher les miliciens de pénétrer dans leur quartier et de massacrer leurs voisins. Ils ont tenu aussi longtemps qu’ils ont pu résister aux agressions des miliciens.

En plus de l’hôpital du CICR, quelques institutions religieuses, quelques écoles et des personnes privées ont réussi à protéger des Rwandais, même si ce fut en petit nombre au regard de l’importance du massacre qui a été commis dans Kigali.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, pour travailler, il était obligé d’entrer en contact avec les miliciens qu’il rencontrait tous les soirs sur les barrières. Aux mêmes barrières où l’on massacrait, la libre entreprise reprenait ses droits. M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il achetait bière et cigarettes aux miliciens pour pouvoir lier des contacts, les connaître un peu mieux afin d’avoir une chance de faire passer des blessés. La part de relations personnelles n’était pas à négliger, même dans de telles situations. Il est même arrivé qu’un milicien demande à travailler avec Médecins Sans Frontières parce qu’il n’aimait pas ce qu’il faisait.

Ce qui se passait au Rwanda n’était pas une guerre classique où deux parties, que l’on pouvait placer sur un même pied d’égalité, étaient en conflit.

Un camp, le FPR, avec qui Médecins Sans Frontières était en contact via la délégation du CICR, menait effectivement une guerre classique. Il prévenait des tirs de mortier auxquels il procédait dans Kigali. Il avertissait Médecins Sans Frontières avant de tirer sur le quartier où était l’hôpital : " On va demander à nos artilleurs d’épargner l’hôpital mais on ne peut rien vous garantir ; il peut y avoir de petits dérapages ". Deux obus sont d’ailleurs tombés, l’un dans la délégation du CICR et l’autre à l’intérieur de l’hôpital, tuant cinq personnes au total. Mais il n’y a jamais eu de bombardement systématique de l’hôpital. En période de guerre, cela fait partie des risques connus et acceptés.

En face, l’autre partie en présence dans le conflit ne menait pas une guerre mais procédait à l’extermination de toute une partie de la population civile rwandaise.

Ce qui aurait été souhaitable ce n’était pas une intervention visant à séparer les belligérants, mais une intervention contre le belligérant commettant le génocide.

De 1990 à 1994, quand il a fallu arrêter le FPR, l’armée française a su le faire. Quand il aurait fallu arrêter les FAR et les milices en train d’exterminer une partie de la population rwandaise, subitement, elle a paru désemparée. Est-il incongru de se demander pourquoi l’armée française n’a pas fait, vis-à-vis des FAR et des Interahamwe, ce que qu’elle avait pu faire, de 1990 à 1994, face au FPR, à savoir stopper un camp face à l’autre ?

Se déniant la qualité d’expert militaire, M. Jean-Hervé Bradol a exprimé son scepticisme quant à l’impossibilité pour l’armée française de mettre fin au génocide. L’histoire récente du Rwanda prouve le contraire.

Il était très difficile de connaître la façon dont le FPR aurait perçu une véritable intervention militaire française. Forcément il était méfiant ; on pouvait le constater dans ses déclarations publiques à l’époque. Néanmoins, il aurait été possible d’expliquer au FPR en quoi aurait consisté une intervention véritablement destinée à mettre fin au génocide. La France n’était cependant pas la mieux placée pour la réaliser. Médecins Sans Frontières réclamait une intervention militaire de la communauté internationale et les critiques adressées à l’intervention française valent aussi pour la passivité des Américains et des autres Etats de la région. Il ne s’agit pas d’accabler la France dans cette affaire. Les autres ne se sont pas comportés très brillamment, notamment les forces des Nations Unies.

Dès la mi-mai, il est acquis que l’on est en présence d’un génocide. Il aurait été possible d’intervenir contre les Forces armées rwandaises et les miliciens en train de commettre ce génocide, notamment dans les zones où le FPR n’était pas encore arrivé, par exemple, dans les préfectures de Gitarama, de Cyangugu, de Kibuye. La difficulté d’opérer sur une ligne de front entre les deux camps en présence ne s’y opposait pas.

Tout en reconnaissant que ces considérations dépassaient ses compétences, M. Jean-Hervé Bradol a estimé que, si les Nations Unies s’étaient engagées dans cette voie et avaient expliqué les objectifs d’une telle intervention au FPR, ce dernier n’aurait sans doute pas trouvé grand chose à redire.

Le Président Paul Quilès a demandé ce que faisait le bataillon FPR stationné à Kigali pendant toute cette période.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé que le FPR tirait très peu à l’artillerie, principalement pour défendre ses positions. Les tirs d’artillerie partaient de la zone tenue par les FAR, où se trouvait Médecins Sans Frontières, en direction des zones contrôlées par le FPR, qui répondait très peu au mortier. Fin avril, le FPR a prévenu Médecins Sans Frontières qu’il tirerait davantage sur sa zone. C’est alors que Médecins Sans Frontières a décidé de réduire le volume de ses opérations et de ses équipes.

Le FPR a, vers le 17 avril, tiré deux ou trois obus de mortier sur la radio des Mille Collines pour la faire taire et Médecins Sans Frontières a dû soigner les journalistes blessés. Les médecins n’étaient pas très contents de le faire mais ils l’ont fait quand même, conformément au principe d’impartialité que se doit de respecter toute organisation humanitaire médicale.

M. Bernard Cazeneuve a rappelé la thèse selon laquelle le génocide aurait été planifié par le régime du Président Habyarimana, et notamment les membres de l’akazu. Cette thèse suppose un maillage très dense du territoire par le biais des bourgmestres et des miliciens, permettant un massacre rapide des populations tutsies.

M. Bernard Cazeneuve a estimé que, si l’on suit cette thèse, la réussite d’une intervention, ayant pour objet de protéger les Tutsis, aurait exigé que les forces françaises soient présentes dans tous les quartiers et sur tous les points du territoire. Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol si une telle intervention lui semblait réaliste.

M. Bernard Cazeneuve a souligné par ailleurs que le FPR, qui avait toutes les raisons de s’indigner des massacres, n’a jamais demandé officiellement l’intervention de la communauté internationale pour stopper le génocide.

Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol s’il avait évoqué avec M. François Mitterrand la forme qu’aurait pu, et dû, prendre une intervention française et internationale au Rwanda.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé que la perspective d’une extermination est devenue claire à partir de février-mars, à tel point que Médecins Sans Frontières s’est préparé à une opération médicale pour y répondre.

Le maillage du territoire rwandais, tel que M. Bernard Cazeneuve l’a évoqué, est le maillage administratif normal tel qu’il existe encore aujourd’hui et n’a pas de rapport avec la préparation du génocide. C’est une caractéristique de l’administration rwandaise avec son système pyramidal d’organisation.

M. Bernard Cazeneuve a souligné que les thèses qui supposent une préparation du génocide expliquent clairement que les bourgmestres avaient été mobilisés pour massacrer et qu’ils avaient massacré après avoir été mobilisés.

Dès lors que l’on accepte la thèse de la préparation du génocide, M. Bernard Cazeneuve a estimé que l’on doit bien admettre qu’il aurait fallu que les forces militaires soient présentes partout, en tous points du territoire et contrôler tout le maillage administratif du Rwanda.

M. Jean-Hervé Bradol a estimé que les thèses évoquées pour décrire le génocide au Rwanda ne s’appuient pas sur des bases vérifiées. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de travail solide d’historien sur la description du génocide : comment on a tué, comment et à quelle date le génocide a été décidé.

Il a affirmé qu’il avait vu des autorités territoriales participer aux massacres, dont le préfet de Kigali, mais il a refusé d’en conclure que tous les bourgmestres, tous les conseillers de secteur ont participé au génocide.

Les massacres n’ont pas commencé partout en même temps, avec la même intensité. Dans la préfecture de Butare où travaillait une équipe de Médecins Sans Frontières Belgique, les massacres n’ont commencé que fin avril. Le génocide ne s’est pas déroulé partout de la même façon.

M. Jean-Hervé Bradol a réaffirmé qu’à partir de février-mars 1994, il paraissait évident que des événements très graves étaient imminents -mais personne ne pensait à un génocide- et qu’il fallait s’y préparer.

Il a déclaré qu’il n’était pas qualifié pour s’exprimer au nom du FPR, qui, dans la période de l’après-guerre, a commis également plusieurs massacres sous les yeux des équipes de Médecins Sans Frontières. Il n’y a cependant aucune symétrie entre les événements d’avril-juin-juillet 1994 et les massacres commis par la suite par le FPR.

M. Jean-Hervé Bradol a rappelé qu’il avait dit au Président de la République, M. François Mitterrand, que Médecins Sans Frontières souhaitait non pas une intervention humanitaire, qui lui paraissait inutile, mais une intervention militaire française ou internationale pour s’opposer aux tueurs.

M. Jean-Hervé Bradol a reconnu que, certes, a posteriori, il était facile de faire des commentaires et de dire ce qu’il aurait fallu faire. Peut-être la situation était-elle difficile à l’intérieur du Rwanda, mais on a également laissé l’appareil administratif et militaire qui avait conduit le génocide s’installer dans les camps de réfugiés, agir à sa guise et détourner l’aide humanitaire.

Suite à l’évaluation par l’OCDE de l’opération de secours dans les camps, on sait que 4 000 personnes y ont été massacrées, ce qui montre que le génocide s’y poursuivait.

En Tanzanie, dans le camp de Benako, en août 1994, on faisait encore la chasse aux Tutsis et aux opposants politiques. 80 personnes ont notamment été assassinées de nuit pour achever la " purification ethnique " qui avait été commencée en avril. Personne ne s’est opposé aux tueurs qui ont massivement détourné l’aide alimentaire pendant les six premiers mois pour reconstituer leurs capacités d’agression vis-à-vis du Rwanda.

Ni la France, ni les autres pays, ni les forces des Nations Unies n’ont voulu s’atteler à la solution de ce problème.

Il existe une contradiction entre cette passivité, cette " tolérance " adoptées vis-à-vis des auteurs du génocide et le sentiment de fierté exprimé devant la mission il y a quelques semaines.

M. Jacques Dessalangre a demandé si l’armée du FPR, que l’on décrit habituellement comme forte et entraînée, aurait eu les moyens d’intervenir en faveur de ses frères Tutsis à Kigali.

M. Jean-Hervé Bradol a rappelé que fin juin - début juillet, il y a eu, à sa connaissance, une opération aux Saintes Familles où les militaires FPR ont délivré une partie du petit groupe qui avait survécu.

Il a estimé qu’il ne pouvait pas juger si les militaires du FPR auraient pu faire plus. En avril, ils étaient plutôt sur la défensive pour tenir leurs positions et ne tiraient pratiquement pas sur le camp adverse.

M. Yves Dauge a demandé des précisions sur les contacts de M. Jean-Hervé Bradol aux Etats-Unis.

M. Jean-Hervé Bradol a répondu qu’il avait demandé des entretiens avec l’administration américaine, des membres du Congrès, d’autres ONG, et le National Security Council.

Le but était de rendre les responsables américains conscients de la gravité des événements. Mais il était également de permettre à la MINUAR de disposer de véhicules blindés légers pour transporter les blessés d’un point à un autre. Ces véhicules se trouvaient en dotation dans la région depuis l’opération américaine en Somalie mais les Etats-Unis refusaient de les mettre à la disposition de la MINUAR en se fondant sur d’obscures raisons de contrats : ils ne savaient pas si ces véhicules devaient être vendus ou cédés en leasing.

M. Michel Voisin a demandé si Médecins Sans Frontières avait eu des contacts avec les forces françaises de l’opération Turquoise et s’ils avaient été amenés à travailler ensemble.

Il a rappelé qu’il s’était rendu sur place à l’époque et a tenu à rendre hommage aux jeunes de vingt ans qui accomplissaient des tâches de fossoyeurs à longueur de journée.

M. Jean-Hervé Bradol s’est associé à cet hommage. Les militaires français ont joué un grand rôle dans le fonctionnement de l’aéroport de Goma et y ont exercé les fonctions d’aiguilleurs du ciel. Il s’est demandé toutefois si on avait réellement besoin de militaires pour ces tâches et si on ne pouvait pas envoyer une équipe civile.

Les Français ont protégé des milliers de Tutsis dans le sud-ouest du Rwanda, ont procédé à 630 interventions chirurgicales et à 9 300 consultations médicales, ont enterré près de 20 000 corps au Caterpillar. Tout cela n’était pas inutile mais le rôle d’une armée n’est pas de procéder à des opérations chirurgicales, qui peuvent être assurées par des ONG civiles, mais de se battre contre ceux qui commettent un génocide.

L’ensemble des forces militaires sur place se sont toutes comportées de manière " neutre ", comme si le conflit était classique et n’était pas l’occasion d’un génocide. Or, face à un génocide, M. Jean-Hervé Bradol a estimé qu’il n’était pas possible de se comporter de manière " neutre ".

M. Pierre Brana a demandé si les militaires français assuraient les contrôles en demandant leurs papiers aux gens qui passaient.

Il a souhaité savoir si, dans les camps de réfugiés où des massacres de tutsis ont continué, les miliciens étaient armés.

Enfin, il a voulu connaître la réaction de M. François Mitterrand à l’égard de l’idée d’une intervention destinée à s’opposer aux tueurs.

M. Jean-Hervé Bradol a répondu que M. François Mitterrand avait assuré à la délégation de Médecins Sans Frontières, dont il faisait partie, que tout serait fait pour qu’un maximum de personnes soit sauvé.

Les militaires et miliciens rwandais venaient dès 1993 dans les camps chercher des recrues pour les entraîner. Dans la préfecture de Kibungo, Médecins Sans Frontières a eu directement connaissance de ces faits dans un camp où toute une partie de son personnel était constituée de miliciens s’entraînant et menaçant les commerçants rwandais tutsis de la ville voisine. Médecins Sans Frontières les a licenciés et recruté d’autres personnes.

Lors des déplacements de réfugiés au cours de l’été 1994, de nouveaux camps ont été installés au Zaïre. Les miliciens et les militaires évitaient de montrer leurs armes à l’intérieur de ces camps, mais participaient à des entraînements à quelques kilomètres de là. Cette situation était confirmée par les incursions militaires au Rwanda. L’armée zaïroise a procédé à quelques désarmements symboliques en entassant quelques piles de fusils à certains postes frontières mais a laissé de fait l’appareil militaire intact à l’intérieur des camps.

A propos des contrôles d’identité des militaires français, M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir assisté à deux cas de figure : ou bien les militaires français ne sortaient pas de leur guérite et observaient leurs collègues rwandais ; ou bien, notamment en juin-juillet 1993, ils examinaient les papiers eux-mêmes.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr