Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur représentant permanent de la France à l’ONU de mars 1991 à août 1995. Il a rappelé que M. Mérimée avait eu à connaître plus particulièrement de l’action diplomatique que la France avait menée auprès des Nations Unies, d’abord, pour appuyer le processus d’Arusha dès février-mars 1993, puis, pour intervenir militairement à partir de la tragédie d’avril 1994. Il a souligné que son audition revêtait une importance particulière pour comprendre pour quelles raisons le Conseil de Sécurité avait été si lent à intervenir dans le cadre du chapitre VII de la Charte afin de mettre fin aux massacres et pourquoi la France, qui a finalement été la seule à agir, avait été l’objet de telles critiques.

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il avait en effet représenté la France au Conseil de Sécurité durant cette période et que son rôle avait consisté à faire accepter, sur le plan international, les orientations et la politique du Gouvernement français. Cela s’était traduit par un certain nombre de résolutions dont la plus significative, la résolution 929, a permis l’opération Turquoise.

Il a souhaité décrire ce qu’étaient les réactions de base des membres du Conseil de Sécurité devant la politique française dans la région des Grands Lacs. Il a tout d’abord rappelé qu’Anglais et Américains, et ce qu’il a appelé leur clientèle, considéraient que la politique de la France consistait à conserver une influence prépondérante au Rwanda, en s’appuyant sur un régime à dominante hutue et, en particulier, sur le président Habyarimana. En fait, pour la grande majorité du Conseil, la France menait une politique qui était, comme le disait M. Jean-Pierre Lafon, présentée de façon caricaturale comme néocolonialiste, au profit du Président Habyarimana, Hutu et francophone, qui luttait contre le Front patriotique, Tutsi et anglophone. Ce dernier était censé mener une lutte de libération contre cette entreprise néo-colonialiste et être favorable à la démocratie. Il a estimé que, dans l’atmosphère du Conseil de Sécurité, la cause tutsie était politiquement correcte, la cause Habyarimana ne l’était pas.

Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la politique du Gouvernement français était assez simple dès le départ, c’est-à-dire dès le moment où la question a commencé à se poser. Elle consistait à réduire la présence militaire au Rwanda, à se dégager du pays et à remplacer cette présence par une force militaire d’observation ou d’interposition des Nations Unies et, en même temps, grâce aux différents accords d’Arusha, à stabiliser la situation en organisant un partage démocratique du pouvoir entre Hutus et Tutsis, accepté par les pays de la région, qui aurait pour conséquence d’apporter un peu plus de stabilité au régime politique du Rwanda. Cette orientation ne coïncidait nullement avec celle du Front patriotique, appuyé par l’Ouganda et la Tanzanie, sous l’oeil bienveillant de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, et qui envisageait de mener une guerre de reconquête sans que rien ne s’y oppose. Dans cet esprit, toute présence internationale était un obstacle, la survivance du régime d’Habyarimana en était un autre, et les accords d’Arusha également.

Face à ce tableau général simple, les principaux acteurs du Conseil de Sécurité étaient parfaitement conscients des enjeux : pour la France, il s’agissait de se dégager du Rwanda en mettant au point un système qui permettait au régime Habyarimana d’évoluer selon des procédures démocratiques, avec présence des Nations Unies, selon les accords d’Arusha ; la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et les pays non-alignés dans leur majorité souhaitaient supprimer tout obstacle ou presque à la marche du Front patriotique dans la reconquête du Rwanda. C’est dans ce cadre que s’explique la constitution de la MONUOR, mission d’observation des Nations Unies sur la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, ainsi que la mise sur pied de la MINUAR. M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que, vu du Conseil de Sécurité, il a été assez difficile de trouver des volontaires pour ces deux missions. Il a rappelé les problèmes rencontrés par la mission d’observation qui avait besoin de moyens matériels, notamment d’hélicoptères alors que les Etats-Unis faisaient toutes sortes de difficultés, arguant, bien entendu, de raisons financières pour ne pas satisfaire à la fourniture de ces hélicoptères en nombre suffisant. La MONUOR n’a jamais été une force d’observation efficace.

Puis M. Jean-Bernard Mérimée a souhaité replacer l’opération Turquoise dans son cadre. Il a rappelé que le 6 avril 1994, l’avion qui transportait le Président Habyarimana et le Président burundais avait été abattu et que la mort du Président Habyarimana avait donné le signal des massacres. Tout en partageant l’idée exprimée par M. Jean-Pierre Lafon selon laquelle il n’était possible que de faire des conjectures sur les responsabilités, il a souligné que dans son esprit, il n’y avait pas de doute que le Front patriotique était à l’origine de cet attentat car cette hypothèse lui paraîssait cohérente et logique. Tant qu’Habyarimana était au pouvoir, le Front patriotique n’était pas certain de reconquérir le Rwanda parce que, d’une part, il y avait la caution démocratique des accords d’Arusha que l’on ne pouvait complètement ignorer et, d’autre part, dans l’esprit du Front patriotique, Habyarimana serait soutenu par les Français qui ne l’abandonneraient pas. La possibilité d’interventions françaises constituait donc un obstacle à la reconquête du Rwanda par le Front patriotique.

M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que la MINUAR n’était pas intervenue pour arrêter les massacres et souligné qu’il ne se prononcerait pas sur l’attitude du Général Romeo Dallaire qui la commandait alors, car il a reconnu ne pas disposer de tous les éléments pour apprécier son inaction qui, d’ailleurs, était fondée juridiquement. Il a estimé que la France ne pouvait pas intervenir sauf, comme elle l’a fait dans le cadre de l’opération Amaryllis, pour évacuer ses ressortissants et les ressortissants européens parce que, dans l’atmosphère du Conseil de Sécurité, toute intervention, tout essai français d’envoyer des troupes pour arrêter les massacres aurait immédiatement été considéré et dénoncé comme une opération de reconquête contre le Front patriotique. Les massacres auraient alors été considérés par beaucoup au Conseil de Sécurité comme un simple prétexte invoqué par le Gouvernement français.

Il a estimé qu’en décidant de modifier le mandat de la MINUAR et d’en réduire la taille, le Conseil de Sécurité avait atteint des sommets de lâcheté et de cynisme : lâcheté, parce que les pays avaient peur d’envoyer des troupes au Rwanda, des soldats belges ayant été massacrés et les Américains restant affectés par le syndrome somalien ; cynisme, parce que toute présence internationale était considérée par la plupart des membres du Conseil de Sécurité comme un obstacle à la progression du Front patriotique. Le Gouvernement français, à l’époque, ne pouvait pas faire grand chose, soupçonné a priori de saisir le moindre prétexte pour envoyer ses troupes, qui auraient évidemment arrêté les massacres mais qui auraient surtout été un obstacle pour le Front patriotique.

M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que trois pays essentiellement, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, avaient la capacité d’envoyer des troupes, de mener une opération militaire et de reprendre la situation en main d’une façon réellement efficace. Or, si les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ne prenaient pas l’initiative d’intervenir, la France ne pouvait le faire toute seule. Le Gouvernement français l’aurait fait si la possibilité lui avait été donnée de se joindre à une action internationale, mais il ne pouvait en prendre l’initiative. Au bout de quelque temps, alors que la communauté internationale se rendait compte de la gravité de la situation et que cette inaction du Conseil de Sécurité commençait à peser de plus en plus sur l’opinion publique, le Gouvernement français a décidé d’intervenir devant l’ampleur des massacres et de l’exode, et devant l’impuissance de la MINUAR II.

M. Jean-Bernard Mérimée a alors abordé son rôle qui consistait à faire en sorte que le Conseil de Sécurité donne au Gouvernement français l’autorisation de procéder à cette opération. Il s’agissait, concrètement, de faire voter une résolution autorisant le Gouvernement français et le Gouvernement sénégalais, le seul qui avait accepté de joindre ses troupes aux troupes françaises à agir. Il a jugé que cette résolution avait été la plus difficile à faire accepter par le Conseil de Sécurité parce que pratiquement tous ses membres y étaient opposés, à des degrés divers : les Anglais ou les Américains pour des raisons connues (non seulement financières, mais liées à la directive du Président Clinton et au syndrome somalien) mais aussi parce qu’ils avaient le sentiment que la victoire du Front patriotique n’était pas une mauvaise chose ; les non alignés endoctrinés par le représentant du Front patriotique aux Nations Unies, M. Dusaidi ; et, parmi ceux que l’on appelle les non non-alignés, qui ne sont ni membres permanents ni non alignés, il y a eu toutes sortes d’opinions. La Nouvelle-Zélande était absolument contre. Elle voyait là une attitude néocolonialiste de la part de la France et affirmait défendre les prérogatives des Nations Unies s’interrogeant, en cas d’opération militaire, sur le bien-fondé de mettre les troupes sous commandement français et non sous commandement des Nations Unies. La France répondait que les Nations Unies étaient incapables de mener une opération militaire qui exige des décisions rapides. Les Belges étaient, en fait, un peu honteux et n’appréciaient pas que la France prenne une telle initiative. Seuls étaient favorables, au début, les Espagnols, par solidarité européenne, Oman, pour une raison inconnue, et Djibouti, par amitié pour la France.

Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la plupart de ses collègues du Conseil de Sécurité pensaient qu’il s’agissait pour Paris de constituer sur le territoire rwandais une espèce de réduit, interdit au Front patriotique, à partir duquel partirait la reconquête hutue. En fait, la France disposait d’un délai assez réduit pour agir, dans la mesure où la résolution devait être votée très rapidement puisque l’opération devait commencer un jeudi et que la résolution a été présentée au Conseil de Sécurité un lundi. Elle a donc été votée en quarante-huit heures. Il y avait eu bien sûr deux ou trois jours de travail préparatoire, mais, généralement, une résolution au Conseil de Sécurité demande bien deux semaines de préparation si elle est un peu délicate. Cette résolution a été votée par dix voix et cinq abstentions : le résultat du vote a donc été très serré puisque la majorité du Conseil de Sécurité est de neuf voix.

M. Jean-Bernard Mérimée a alors considéré qu’en menant l’opération Turquoise, la France avait sauvé l’honneur parce qu’elle avait agi, dans des circonstances très difficiles, non seulement compte tenu du climat qui régnait au sein du Conseil de Sécurité, mais de la difficulté de prendre la décision politique, sans parler des risques militaires qui étaient grands puisqu’il s’agissait, avec une poignée d’hommes, de faire face à une possibilité d’affrontement avec le Front patriotique, composé de 20 000 hommes bien armés, bien entraînés, qui venaient de faire la guerre. La France a permis de sauver on ne sait combien de dizaines, voire de centaines de milliers de vie, parce que les réfugiés étaient plus d’un million à cette époque, et mouraient " comme des mouches ".

La France s’en est tenue scrupuleusement aux conditions qu’elle avait définies et, dans l’esprit même de ceux qui étaient hostiles à l’opération, en a retiré un prestige particulier parce que chacun savait que peu de pays auraient eu les moyens, et surtout le courage, de faire ce qui a alors été fait.

Le Président Paul Quilès s’est interrogé sur la période antérieure au génocide, après la signature du cessez-le-feu de Dar Es-Salam et s’est demandé si la France n’avait pas accordé trop d’importance à la mission d’observateurs neutres, en délaissant la question de la force internationale de maintien de la paix. Il a rappelé que la France avait déployé des efforts pour que son contingent passe, après Dar Es-Salam, sous mandat de l’ONU, dans la MINUAR, et s’est demandé si elle avait eu des chances réelles d’atteindre cet objectif.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que, selon lui, le Gouvernement français avait estimé, à partir d’un certain moment, que le Rwanda n’était pas une cause dans laquelle il fallait s’engager à fond et qu’il convenait de prendre ses distances, sans toutefois abandonner le Président Habyarimana mais en essayant de favoriser une solution pacifique et démocratique.

Le Président Paul Quilès s’est demandé si la France n’aurait pas dû alors se dégager plus rapidement. Un long délai s’est écoulé entre la conclusion des accords d’Arusha et la mise en place effective de la MINUAR, ce qui a suscité des interrogations sur le maintien des troupes françaises.

M. Jean-Bernard Mérimée a répondu que ce long délai avait été dû aux difficultés pratiques de constituer les contingents, les pays non alignés acceptant de mettre des bataillons à la disposition des Nations Unies, mais à condition qu’ils soient équipés complètement, des " chaussures aux armes lourdes ". Si la France avait envoyé un contingent important, tout le monde aurait dit qu’elle se réintroduisait au Rwanda sous le parapluie des Nations Unies.

M. Pierre Brana a demandé à M. Jean-Bernard Mérimée comment il expliquait que le mot " génocide " ne soit apparu dans une résolution de l’ONU que le 8 juin, et plus particulièrement, que le rapport de M. Boutros Boutros- Ghali du 20 avril, qui avait conduit au vote de la résolution 912 organisant le repli de la MINUAR, ne fasse pas allusion aux massacres de civils tutsis par les milices. Il a souhaité également savoir pour quelles raisons l’ONU avait accepté de déroger à une règle qui semblait toujours appliquée jusqu’alors, selon laquelle une puissance impliquée dans une zone ne participait pas aux opérations de maintien de la paix dans cette zone, ce qui fut le cas de la Belgique dans la MINUAR I ou de la France dans l’opération Turquoise. Cette question a-t-elle été soulevée ? A-t-elle fait l’objet de discussions au sein du Conseil de Sécurité ?

Enfin, il a demandé si l’attitude des Etats-Unis s’expliquait par le traumatisme somalien ou, au contraire, par un désir plus ou moins caché d’aider le FPR, et si les Etats-Unis avaient constitué un réel obstacle à une réponse efficace de l’ONU.

M. René Galy-Dejean, revenant sur les réactions du Conseil de Sécurité et des Etats-Unis à l’attitude de la France, a souhaité savoir comment M. Jean-Bernard Mérimée analysait la venue devant le Conseil de Sécurité du Premier ministre Edouard Balladur, alors qu’il est rare qu’un chef de gouvernement vienne plaider un dossier devant l’ONU, les ambassadeurs étant là pour cela.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que le mot " génocide " était apparu si tard, parce que de nombreux pays et notamment les Etats-Unis, sont signataires de conventions sur le génocide qui font obligation d’intervenir dès lors que des massacres atteignent une ampleur qui justifient cette qualification. Les Etats-Unis ne souhaitaient pas, et aucun pays ne le souhaitait, que l’on qualifie dès le début les massacres de génocide en raison des obligations qu’entraînait une telle qualification.

Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la règle selon laquelle une puissance impliquée dans une zone ne doit pas participer à une opération de maintien de la paix n’est pas une règle écrite. Il ne s’agit que d’une coutume, mais il y avait alors urgence. Les Belges s’étaient présentés pour faire partie de la MINUAR et les Français étaient les seuls qui pouvaient assumer la responsablité de l’opération Turquoise. C’est la raison pour laquelle les rares pays volontaires avaient été acceptés.

M. Boutros Boutros-Ghali a plusieurs fois, devant le Conseil, remercié la France, parce qu’elle était la seule à intervenir, alors que tout le monde se défaussait. Il appuyait donc la France mais avait confié à M. Jean-Bernard Mérimée qu’elle aurait tout le monde contre elle parce qu’elle mettait en évidence, soit la lâcheté, soit l’impossibilité d’agir, des uns et des autres. M. Boutros Boutros-Ghali avait une vue particulièrement lucide des Nations Unies, et spécialement du Conseil de Sécurité.

M. Jean-Bernard Mérimée a alors expliqué que la ligne politique de tout Etat est le fruit d’un faisceau de motivations et que le l’échec de l’opération en Somalie a eu un impact très fort sur le public américain, donc sur le Président. Le Président Clinton a rédigé une directive fixant les conditions dans lesquelles une opération de maintien de la paix pouvait être approuvée par les Etats-Unis. L’opération de maintien de la paix qui aurait été nécessaire au Rwanda ne satisfaisait pas à ces conditions et les Etats-Unis n’y étaient donc pas favorables. Il a exprimé le sentiment qu’il fallait également prendre en compte l’état d’esprit décrit précédemment sur le bien-fondé de la victoire du Front patriotique et les interrogations sur le rôle de la France.

En ce qui concerne la venue de M. Edouard Balladur, il a indiqué qu’il avait voulu rassurer le Conseil de Sécurité, souligner dans quel esprit la France avait engagé l’opération Turquoise et réaffirmer que, conformément à ce qu’elle avait dit, elle se retirerait au bout de deux mois. A ce moment-là, un certain nombre de membres du Conseil de Sécurité, voyant que la France n’outrepassait pas son mandat, lui demandait de rester.

M. Pierre Brana a demandé qui avait effectué cette demande.

M. Jean-Bernard Mérimée a réaffirmé que la France a alors été sollicitée pour poursuivre l’opération et que si elle avait présenté à ce moment-là un projet de résolution demandant une prolongation d’un ou deux mois, il aurait été adopté. Il a souligné que quelle que soit la capacité de conviction d’un ambassadeur, celle d’un Premier Ministre est naturellement beaucoup plus forte, la présence de M. Edouard Balladur lui-même devant le Conseil de Sécurité ayant revêtu une signification particulière.

M. Jacques Myard a souhaité connaître, au moment du vote de la résolution concernant l’opération Turquoise, l’attitude précise des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Il a par ailleurs demandé si le soutien des Etats-Unis au FPR s’inscrivait dans une stratégie ou était le résultat d’un engrenage.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avaient voté en faveur de la résolution, alors qu’ils n’y étaient pas bien disposés au début mais que plusieurs raisons expliquaient leur changement d’attitude. D’une part, des démarches avaient été faites auprès de Washington sous la forme de contacts, de conversations, où les relations personnelles jouent un grand rôle. Ces démarches font partie du travail d’un ambassadeur aux Nations Unies qui cherche à faire adopter une résolution. Les gouvernements britannique comme américain se sont convaincus qu’il y avait une chance que la France soit sincère, qu’elle veuille réellement arrêter les massacres, et qu’elle ait finalement abandonné l’idée -puisque le président Habyarimana était mort- de s’opposer au Front patriotique. D’autre part, existait ce sentiment diffus de honte de nombreux membres du Conseil de Sécurité d’avoir laissé faire.

M. Jean-Bernard Mérimée a estimé difficile d’affirmer que l’appui des Etats-Unis au Front patriotique relevait d’un engrenage ou d’une stratégie. Il a indiqué, qu’à son avis, il n’y avait pas eu un plan structuré des Etats-Unis pour chasser les Français du Rwanda, du Burundi puis du Zaïre mais que les occasions avaient été saisies et bien saisies, le sentiment s’installant qu’il valait mieux remplacer la clientèle de la France par une clientèle des Etats-Unis. Il a décelé une mauvaise intention vis-à-vis de la France mais non un plan en raison des aléas et des impondérables de telles situations.

Le Président Paul Quilès s’est demandé comment l’ONU avait pu laisser s’écouler presque trois mois après le 6 avril 1994 alors que, dès les premiers jours, elle a eu connaissance de massacres, qu’au mois de mai certains ont reconnu qu’il s’agissait bien d’un génocide et que l’opération humanitaire n’a été décidée qu’à la fin du mois de juin.

M. Jean-Bernard Mérimée a rappelé que l’ONU est le lieu géométrique des conflits d’intérêts et qu’il est donc rare que la communauté internationale, les cinq membres permanents ou le Conseil de Sécurité dans son ensemble aillent tous dans la même direction. Il a condamné à titre personnel ce retard mais a fait la distinction entre les membres des Nations Unies qui étaient " au-dessous de tout " et l’institution qui est la somme algébrique des volontés des pays qui la constituent, notamment des membres du conseil de sécurité.

Il a expliqué l’attentisme du Conseil de sécurité par le fait que peu de pays voulaient participer à une opération. Parmi ce nombre réduit, la France aurait éventuellement été disposée à intervenir, mais le Conseil de sécurité était réticent à l’y autoriser. Il n’entrait manifestement pas dans la politique du gouvernement français d’agir de sa propre initiative sans l’autorisation et en dehors du cadre des Nations Unies, comme l’avaient fait les Etats-Unis à Panama ou à Grenade.

M. Pierre Brana s’est étonné de l’inaction de la communauté internationale, alors qu’après l’attentat du 6 avril contre l’avion des deux présidents, quand la Belgique décida de retirer son contingent, tout le monde devait savoir que les massacres continuaient et même s’amplifiaient. Il a demandé s’il n’y avait pas eu de débat à l’ONU pour qu’une force de remplacement soit mise en place très rapidement.

Le Président Paul Quilès a ajouté que le 17 mai, il avait été décidé de porter les effectifs de la MINUAR à 5 500 hommes mais qu’auparavant le Conseil de Sécurité avait décidé, dans un premier temps, de les réduire très fortement.

M. Jean-Bernard Mérimée a répondu que, lorsqu’il a été décidé de réduire les effectifs de la MINUAR, M. Boutros Boutros-Ghali avait présenté trois options au Conseil : l’option maximale visait à renforcer la MINUAR en lui affectant de nouvelles troupes et en lui donnant éventuellement un nouveau mandat, relevant du chapitre VII ; l’option minimale consistait à évacuer l’ensemble de la force ; l’option intermédiaire permettait de conserver un détachement. La majorité du Conseil ne souhaitait pas l’option maximale et si la France avait proposé une résolution avec l’option maximale, elle n’aurait pas eu la majorité.

M. Pierre Brana s’est demandé pourquoi le feu vert avait été donné pour l’opération Turquoise quelque temps après.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que le temps a joué, que la communauté internationale avait éprouvé le sentiment de honte qu’il venait d’évoquer et que Kigali était aux mains du Front patriotique qui avait gagné militairement.

Le Président Paul Quilès, a demandé si l’on pouvait parler de cynisme pour décrire l’attitude de la plupart des membres du Conseil de Sécurité qui considéraient qu’il était politiquement correct de laisser gagner le FPR et qui ont autorisé Turquoise dès lors que sa victoire, fin juin, n’était pas loin.

M. René Galy-Dejean s’est demandé si, en fait, on voulait bien empêcher le génocide, mais à condition de ne pas gêner le FPR.

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il lui était apparu assez clairement qu’à mesure que le temps passait et que le Front patriotique l’emportait, puisque Kigali était tombée, il devenait de plus en plus difficile de reconquérir le pays même si l’on soupçonnait la France de vouloir constituer un réduit à partir duquel les forces hutues se seraient reconstituées pour repartir à l’offensive.

M. Pierre Brana a demandé s’il y avait eu une proposition concrète d’intervention de la France, sur le modèle de Turquoise, immédiatement après le 6 avril.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il n’avait pas le souvenir d’une telle proposition de la France et a rappelé qu’il avait expliqué les raisons pour lesquelles à cette époque-là elle eût été vouée à l’échec complet.

M. Jacques Myard a demandé à M. Jean-Bernard Mérimée à quel moment il avait eu le sentiment que l’opinion publique américaine commençait à s’interroger et que les médias américains acceptaient l’idée d’une intervention.

M. Jean-Bernard Mérimée a exprimé le sentiment que le retentissement médiatique des massacres au Rwanda avait été moindre aux Etats-Unis, sur CNN, que par exemple la famine en Somalie. Il s’était bien opéré une évolution des mentalités, qui avait fait que les Etats-Unis ne s’étaient pas opposés à l’opération Turquoise. Mais, dans ce cas précis, l’évolution de l’opinion publique américaine n’a pas été déterminante.

Il a rappelé que pour les néo-zélandais, toujours pleins de bons sentiments et qui aiment avoir une posture morale, il eût été correct que la France mît à la disposition des Nations Unies ses troupes et que l’opération Turquoise se fît donc sous commandement des Nations Unies alors que c’était la vouer à l’échec. Il a souligné que pour les Etats du Pacifique, la France, qui a un passé colonial, est facilement accusée d’avoir des regrets et des tentations néocolonialistes.

M. Bernard Cazeneuve a indiqué que la mission avait suffisamment entendu de responsables politiques, diplomatiques et militaires pour avoir confirmation que la politique de la France pendant la période de 1990 à 1994 avait visé à susciter le dialogue entre les différentes parties au conflit et que, tout en l’aidant, la France avait fait pression sur le Président Habyarimana et son Gouvernement pour l’inciter à démocratiser le régime rwandais et créer les conditions d’un dialogue avec l’opposition, y compris l’opposition armée, le FPR, ce qui a permis d’aboutir aux accords d’Arusha. Il s’est interrogé sur le fait que, alors que la France avait déployé tant d’efforts qui ne se sont pas déployés dans un contexte de silence diplomatique complet, elle continuait à être suspectée de vouloir faire le jeu d’un camp contre un autre après que le FPR eut gagné.

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé que, vu des Nations Unies, il ne s’expliquait pas ces accusations contre la France.

M. Bernard Cazeneuve a formulé deux hypothèses. La première est que la France a entretenu un discours officiel que les faits sont venus contredire. La seconde est qu’elle a tenu un discours officiel qui a été conforme aux faits mais qu’elle a subi une gigantesque opération de désinformation de la part de puissances qui avaient sur la région des visées non conformes aux siennes. Il a alors demandé à M. Jean-Bernard Mérimée laquelle de ces deux hypothèses il privilégiait.

M. Jean-Bernard Mérimée a répondu qu’aux Nations Unies, il lui était apparu rapidement que la France avait une politique cohérente et que les faits, c’est-à-dire les actions qu’elle menait, étaient en accord avec cette politique, dans tout le déroulement des évènements : les accords d’Arusha, la MONUOR, la MINUAR. Le Gouvernement français, comme le confirment les instructions données, souhaitait que cette politique aboutisse. Il a nié pouvoir apprécier d’autres interprétations possibles de l’endroit où il était. La politique affichée du Gouvernement français correspondait à ses actes. Les décisions et les mesures concrètes correspondaient à une opération de dégagement du Rwanda, qui paraissait saine en elle-même, dans la mesure où elle ne laissait pas le pays aux mains de forces déstabilisatrices mais s’efforçait de remplacer la présence française par celle des Nations Unies.

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que la France avait eu un rôle moteur dans l’accomplissement de la logique d’Arusha, dans la négociation des accords eux-mêmes et dans l’acceptation de l’idée qu’il fallait absolument que le dialogue se noue, y compris avec l’opposition armée, que le pouvoir soit partagé, que se crée un Gouvernement à base élargie. Or, il a constaté que, quelques mois après que la situation eut dérapé, sans qu’à aucun moment notre volonté ne se soit manifestée, les parties anglo-saxonnes développaient un procès contre la France que les événements les plus récents et la contribution de la France au processus de paix auraient dû invalider.

M. Jean-Bernard Mérimée a estimé que dans les pays anglo-saxons il y avait eu une opération de désinformation. Pour le Front patriotique, la France avait aidé le Président Habyarimana, s’était à plusieurs reprises opposée à sa victoire, était donc complice du Président Habyarimana, et partant, complice du génocide.

M. Bernard Cazeneuve a admis ce point de vue du FPR mais s’est demandé s’il fallait considérer qu’il était aussi systématiquement celui des Américains et des Britanniques.

Le Président Paul Quilès a ajouté que le FPR avait apparemment tenu un double langage puisque, à l’issue des accords d’Arusha, il avait envoyé, en août 1993, une lettre de remerciement à la France pour se féliciter du rôle qu’elle avait joué.

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il s’agissait d’un double langage, le Front patriotique n’ayant jamais eu qu’une ambition, celle de reprendre le pouvoir et rejeter la responsabilité du génocide sur la France afin d’avoir sur elle un moyen de pression qui aurait fait couler une manne ininterrompue de crédits français. Il a indiqué que M. Dusaidi, le représentant du Front patriotique aux Nations Unies, avait exactement présenté ainsi la position du Front puisque, lors de leur première rencontre, il avait demandé que la France reconnaisse sa responsabilité dans les massacres.

A une demande complémentaire de M. Jacques Myard sur la date de cette rencontre, M. Jean-Bernard Mérimée a précisé qu’elle avait eu lieu un mois après le début des massacres. Il a fait part de sa conviction profonde que le Gouvernement Rwandais actuel haïssait la France, qu’il était difficile d’avoir des relations normales avec l’équipe actuelle.

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir quelle thèse était véhiculée le plus largement parmi les diplomates de l’ONU après l’attentat contre l’avion présidentiel.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que la première réaction avait été d’accuser les Tutsis, le Front patriotique, puis très rapidement une deuxième réaction a visé les extrémistes hutus qui craignaient que le Président Habyarimana ne veuille partager le pouvoir et qui donc souhaitaient l’éliminer.

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si le manque de renseignements sur le sujet, qui laisse libre champ aux hypothèses les plus fantaisistes, provient du fait que les éléments d’information disponibles sont détenus par certains services américains.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il n’en avait aucune idée mais que c’était possible. Si les services anglais ou américains avaient détenu la preuve que c’étaient effectivement des extrémistes hutus qui étaient responsables, ils l’auraient dit, ce qui montre soit qu’ils n’ont pas de preuve, soit qu’ils ont trouvé des preuves accusant le Front patriotique.

M. Bernard Cazeneuve a demandé si les services de renseignement auraient aussi fait part de leurs informations si la responsabilité de l’attentat incombait à des extrémistes hutus avec la complicité de mercenaires venant d’Europe.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que cela n’aurait pas été un obstacle dirimant.

Le Président Paul Quilès, évoquant le déclenchement du génocide, a rappelé que la mission avait été informée d’arrivées successives à l’ambassade de France de personnalités rwandaises qui cherchaient à y trouver refuge, au moment de l’opération Amaryllis et que, contrairement à ce qui a été dit à notre représentation permanente à l’ONU par le secrétariat des Nations Unies, l’ambassade de France n’avait pas été protégée par des gardes de la MINUAR. Il a souhaité que M. Jean-Bernard Mérimée confirme cette information selon laquelle la MINUAR aurait refusé de protéger et d’évacuer des ressortissants réfugiés à l’ambassade de France.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il ne pouvait apporter de précisions sur ce point, qui n’a été l’objet ni de débats ni même de conversations du Conseil de Sécurité.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr