Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Gérard Prunier, chercheur au CNRS, spécialiste de l’histoire africaine et auteur d’un ouvrage largement cité et commenté sur le génocide rwandais, paru d’abord en anglais, en 1995, avant d’être publié en français en 1997.

M. Gérard Prunier s’est d’abord félicité de l’existence de la mission d’information. Il a déclaré que, comme beaucoup de ceux qui ont été mêlés au drame rwandais, il avait été, pendant longtemps, en état de choc, qu’il avait été très pessimiste sur les chances que le rôle très ambigu de la France dans cette tragédie soit un jour sérieusement examiné, et qu’il était extrêmement heureux que tel ne soit pas le cas. Il a indiqué qu’il avait tout lieu d’espérer, et qu’il espérait effectivement que la mission d’information jouerait son rôle jusqu’à la plénitude de ses potentialités.

Il a précisé qu’il souhaitait témoigner à deux titres, d’une part, en tant que chercheur africaniste spécialiste de l’Afrique orientale, fort d’une expérience de vingt-huit ans de cette région, où il est arrivé en 1970, et, d’autre part, en tant que responsable de l’Afrique orientale au secrétariat international du parti socialiste durant la crise rwandaise. Il a ajouté qu’il avait pu ainsi avoir un double regard à la fois sur les événements qui se déroulaient sur place en Afrique et sur la manière dont ils étaient gérés à Paris, même s’il n’avait jamais eu le moindre rôle dans la prise de décision, le privilège et la frustration des experts étant de voir beaucoup et de ne décider jamais, et qu’il essaierait, en historien, de restituer la réalité d’un certain nombre d’événements dissimulés sous le masque du discours politico-administratif.

Il a d’abord noté qu’en visionnant les enregistrements vidéos des auditions de la mission d’information, dont certaines étaient des plus importantes puisqu’elles concernaient des responsables politiques tels que MM. Balladur, Léotard, Jean-Christophe Mitterrand et Védrine, il avait été frappé par le fait que, très souvent, ces témoignages se situaient soit à un niveau très général, la défense de l’action de la France ou d’une politique globale, soit à un niveau d’extrême détail, tel que la transmission d’une note au Président de la République. Il a ajouté que, dans les deux cas, cette présentation ne lui paraissait pas refléter la réalité telle qu’il l’avait vécue, soit sur place, en Ouganda et au Rwanda, soit à Paris, et qu’il avait, à l’époque, trouvée très grumeleuse et très rude.

Pour préciser sa pensée, il a insisté sur le fait qu’il ne portait aucune accusation mais qu’il retrouvait plutôt là, comme le disait à plusieurs reprises M. Léotard le 21 avril, " le reflet de l’éloignement du Rwanda qui est à sept mille kilomètres du territoire métropolitain ", et fait remarquer, que dans ces témoignages officiels, les sept mille kilomètres étaient présents de manière effrayante.

Se demandant en conséquence ce qui s’était réellement passé au Rwanda, il a cité M.Védrine dans son témoignage du 5 mai : "J’ai toujours vu François Mitterrand se poser en continuateur d’une politique qui remontait au général de Gaulle. Il estimait que la France avait en Afrique un engagement de sécurité (...) le Rwanda, c’était un raisonnement du même type" et a estimé que toute l’ambiguïté résidait dans cette notion de sécurité.

Il a alors souligné que la signification particulière du concept de sécurité en Afrique remontait à la décolonisation. Il y avait après la deuxième guerre mondiale quatre puissances coloniales principales en Afrique ; les décolonisations belge et portugaise ont été des catastrophes sans mélange ; la Grande-Bretagne, dont la situation était la plus proche de la France du fait de l’importance des territoires qu’elle contrôlait et de son ancienne rivalité avec elle, a évolué de façon différente après la décolonisation. Sur ce point, il a noté que le dernier engagement anglais sérieux avait eu lieu lors de la guerre du Biafra, avec l’aide apportée au gouvernement fédéral nigérian entre 1966 et 1970 pour maintenir l’intégrité territoriale du Nigéria, mais que, après la catastrophe biafraise, la Grande-Bretagne s’était elle aussi désengagée.

Il a fait valoir, en revanche, que le cas de la France était unique et étonnant, et tenait largement à un certain nombre de circonstances historiques françaises, notamment au traumatisme de la défaite de 1940, à la personnalité du général de Gaulle, et au souci de celui-ci de maintenir le rang et la grandeur de la France dans un monde où sa place d’ex-super-puissance ne cessait de lui échapper. Il a jugé que la décolonisation de 1960 n’avait pas été une décolonisation, que la France était demeurée obsédée par l’idée que sa couvée de petits poussins noirs sur le continent africain lui permettait, en regroupant derrière elle une alliance, une sorte de diaspora, d’accroître son poids et contribuait à son maintien au rang de grande puissance, que l’on pouvait mesurer lors des votes aux Nations unies.

Il a ajouté qu’ainsi une relation spécifique s’était créée, qui n’était pas une relation néo-coloniale, bien que l’extrême gauche l’ait parfois qualifiée ainsi, puisqu’il n’y avait pas de décolonisation. C’était une relation qui restait une relation d’allégeance à la fois sur le plan économique, sur le plan de la sécurité, et, peut-être encore plus gravement, à son avis, sur le plan de la dépendance psychologique.

Sur ce plan, ajoutant qu’il était beaucoup plus familier de l’Afrique non francophone que de l’Afrique francophone, et de terrains exotiques pour les Français, comme l’Ethiopie, l’Ouganda et le Soudan, il a insisté sur l’extraordinaire différence de structure psychologique entre les dirigeants de ces pays et les dirigeants de l’Afrique francophone ; alors que ceux-ci ne cessent de regarder vers Paris, et sont de fins connaisseurs de la politique française, les dirigeants du restant de l’Afrique ne regardent pas vers Lisbonne, vers Londres, pas même vers Washington. Il a conclu que le cordon ombilical entre les dirigeants africains francophones et Paris n’avait jamais été coupé.

M. Gérard Prunier a alors expliqué que cette introduction avait eu pour but d’essayer d’identifier les éléments de l’enchaînement qui a entraîné la France dans l’affaire rwandaise.

Rappelant que l’engagement de sécurité dont M. Védrine attribuait le souci au président Mitterrand et dont il faisait remonter la genèse au général de Gaulle, s’était concrétisé pour la première fois en 1965 au Gabon avec le rétablissement au pouvoir de Léon M’Ba par les parachutistes français, il a fait valoir que les diverses interventions françaises en Afrique, à l’exception notable de celle du Tchad, n’étaient pas destinées à défendre des pays contre des agressions extérieures, mais qu’elles avaient eu essentiellement pour but le maintien au pouvoir d’un gouvernement ou son remplacement par un autre, selon que celui-ci avait, n’avait pas ou n’avait plus l’onction du Seigneur à Paris.

Il a ajouté qu’il y avait dans cette relation quasiment symbiotique que la France entretenait avec les pays africains francophones des côtés tout à fait touchants et un amour certain de l’Afrique, très peu de racisme et un certain romantisme, mais fait observer que cette relation présentait aussi l’inconvénient d’avoir conforté constamment la prédation des alliés privilégiés de la France, le cas le plus spectaculaire étant celui du maréchal-président Mobutu.

Il a précisé qu’à la faveur de ce lien, à la faveur d’une situation où les chefs d’Etat africains se souciaient beaucoup plus de savoir s’ils étaient bien en cour à Paris que de s’assurer qu’ils disposaient d’un soutien suffisant auprès de leur propre population, s’était créé, à l’intérieur des pays du pré carré, un type de structure socio-économique unique caractérisé par la prédation exercée par une bourgeoisie qui n’était pas à base économique comme celles qu’on a connues en Europe ou que l’Asie connaît aujourd’hui, mais qui constituait une classe bureaucratique, confortée par une ex-métropole coloniale.

Abordant l’action de la France au Rwanda, il a indiqué que, le 5 octobre 1990, alors qu’il était dans le bureau de M. Jean-Christophe Mitterrand, sans lien avec le Rwanda, le président Habyarimana avait appelé ce dernier qui, après une conversation de cinq minutes, lui avait dit après avoir raccroché : " Ah, on va lui envoyer quelques bidasses, au petit père Habyarimana, et dans un mois, tout sera fini ".

Il a fait valoir que la familiarité de ce type de remarque est bien plus révélatrice de l’état d’esprit qui préside aux rapports que la France entretient avec l’Afrique que le libellé même des notes officielles. Ajoutant que ce n’était pas la première fois qu’on envoyait quelques troupes, qu’il s’agissait d’une pratique courante et que, le plus souvent, au bout d’un mois, tout était fini, il a souligné que l’application de cette méthode au Rwanda avait eu des conséquences très graves, la France se trouvant face à un système social où sa conception des rapports avec l’Afrique n’était plus opératoire et où il était hors de question que quelques bidasses puissent rétablir la situation.

Il a alors décrit ce qu’étaient les Tutsis et les Hutus. Il a précisé qu’il ne s’agissait en aucun cas d’ethnies. Une ethnie est en effet une micro-nation qui avait, avant l’arrivée, soit des musulmans, soit des colonisateurs européens et du christianisme, sa propre religion, son propre terroir, sa propre langue, sa propre culture. Faisant remarquer qu’il n’y avait ni langue, ni culture, ni religion spécifique aux Tutsis ou aux Hutus, mais qu’ils partageaient au contraire ces trois éléments, il a jugé qu’il s’agissait de ce que l’on appelait dans l’Europe d’avant 1789, des ordres, et de ce que l’on désigne en allemand par le mot Stand, c’est-à-dire des groupes structurés à partir de leur activité, et souligné que si, dans leur cas, ils avaient peut-être des origines raciales différentes dans un passé distant de cinq, six ou sept siècles, ils avaient par la suite largement fusionné dans des intermariages.

Il a indiqué que, dans le Rwanda précolonial, ces groupes sociaux, ces ordres, étaient inégaux et qu’il ne fallait pas tracer de cette époque une image paradisiaque, comme on a parfois voulu le faire. Il a ajouté que la société rwandaise était une ancienne société étatique, aristocratique, structurée, non pas dans le cadre des ethnies acéphales que l’on connaît dans la zone de la grande forêt ou dans le Sahel, mais bien d’un Etat-nation dont les frontières étaient grossièrement celles d’après la décolonisation, comme au Burundi voisin, faux jumeau du Rwanda. Il a souligné que le caractère inégalitaire de la société rwandaise avait été aggravé par la colonisation, pour des raisons toutes simples de simplification administrative et d’économie. Il a précisé, en effet, que le colonisateur, d’abord allemand, puis belge, soucieux de ne pas dépenser trop d’argent, avait renforcé l’inégalité en utilisant les Tutsis pour manipuler la situation, non pas avec des vues diaboliques, mais simplement dans une perspective d’efficacité économique à court terme.

Il a fait valoir qu’on avait créé ainsi une société qui constituait une véritable bombe, où les tensions sociales, renforcées par l’approfondissement des inégalités dans le cadre du système colonial, avaient abouti, au moment de la décolonisation, en 1959, au massacre : la première expression de la démocratie a été le massacre et la démocratisation a été l’occasion pour les victimes d’un système inégalitaire, une fois le Blanc parti, de se venger avec une extraordinaire brutalité sur ceux qu’ils estimaient être responsables de ce système.

Il a ajouté que, de ce fait, le pays dans lequel avait été lancée l’opération Noroît en 1990 n’avait rien à avoir avec ceux que la France connaissait, avec l’aimable Sénégal, ou l’aimable Côte d’Ivoire, et qu’en fait la France ne savait pas dans quel pays elle arrivait ; précisant que pour quelqu’un qui connaît la région, c’était une évidence éclatante, il a estimé que les acteurs de la politique française, à défaut de connaître le pays où ils allaient intervenir, auraient pu au moins être conscients de l’ignorance dans laquelle ils se trouvaient et de la nature du terrain sur lequel ils posaient le pied.

S’agissant de l’opération Noroît, il a jugé qu’elle n’était pas forcément négative ; il a considéré qu’une prise de pouvoir extrêmement rapide et par les armes d’un groupe d’enfants de réfugiés tutsis - le général Kagame, l’actuel réel maître du Rwanda, étant âgé de deux ans lors de son départ du Rwanda en 1960 -, en octobre ou novembre 1990, aurait été une catastrophe. Il a estimé cependant que l’opération Noroît ne pouvait se concevoir que comme un moyen de chantage vis-à-vis du gouvernement Habyarimana, qu’il aurait fallu dire à celui-ci que son régime s’était construit depuis vingt-cinq ans sur la discrimination raciale, que les Rwandais avaient institutionnalisé un système d’apartheid, avec une rigueur variable, que s’il voulait que la France le sauve, il devait en contrepartie accepter l’ouverture, la décrispation, la restructuration profonde d’un Etat qui n’avait rien à envier, dans sa philosophie politique, à l’Afrique du sud. Il a précisé que le fait que l’apartheid se soit exercé entre Noirs n’était pas du tout un critère déterminant et qu’on avait connu en Europe des racismes entre gens à peau blanche.

S’interrogeant sur la politique française à l’égard du Rwanda, au-delà du court terme, et de la sécurisation d’un régime dont le renversement brutal par une force armée n’aurait rien résolu, il a mis l’accent sur le problème de la manipulation de la France par ses partenaires rwandais. Il a fait valoir qu’on avait tort de voir toujours la relation entre l’Afrique et l’Europe sous l’aspect d’une domination de l’Européen apte à manipuler son partenaire africain et que très souvent, dans son expérience de la politique dans cette région du monde, il avait vu le contraire, les Ethiopiens manipuler les Russes à la période communiste, ou au Soudan le maréchal-président Nemeyri manipuler les Américains pour ses buts politiques personnels. Il a estimé que les Rwandais avaient à leur tour très habilement manipulé la France.

Il a illustré son propos par ce qu’il a appelé la soi-disant attaque de Kigali par le FPR, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, au cours de laquelle des milliers de coups de feu ont été tirés. Relevant qu’au matin du 5 octobre, il n’y avait pas un mort et pas un seul impact de balle sur les bâtiments, il a expliqué ce phénomène par le fait que, cette soi-disant attaque ayant été mise en scène par les Forces armées rwandaises, à l’instigation de leur propre état-major, pour impressionner les Français, on leur avait demandé de ne pas tirer sur les bâtiments. Il a ajouté qu’il serait curieux de voir l’écho qu’avait eu cette intoxication grossière dans les dépêches de l’ambassadeur de France au Rwanda et précisé, qu’à l’époque, lorsque lui-même en avait parlé avec M. Jean-Christophe Mitterrand, celui-ci semblait croire à la réalité de cette attaque, à moins qu’il ait seulement feint d’y croire.

Il a insisté sur le fait qu’au Rwanda, la France était face à une culture étatique ancienne, que toute l’histoire du royaume du Rwanda s’apparentait aux Chroniques italiennes de Stendhal, faite de conspirations, de meurtres, de manipulations politiques, que c’était là l’Italie du XIVe siècle, et estimé que la France arrivait dans cet univers avec une bonne volonté digne d’une meilleure cause.

Il a tenu à signaler que les Américains se retrouvaient désormais vis-à-vis du gouvernement rwandais exactement dans le même type de relations aux prises au même type de manipulations, et ce, avec la même naïveté.

Il a ajouté que la France avait ainsi, dès le départ, de fausses grilles de raisonnement, qui ressortaient très bien des auditions auxquelles la mission d’information avait procédé. Il a cité deux exemples tirés des auditions de MM. Balladur et Védrine. S’agissant de M.Balladur, il a rappelé que, le 21 avril, celui-ci avait dit que son but était de voir la majorité hutue associer le FPR au gouvernement. Faisant remarquer que cette expression impliquait que le gouvernement du général Habyarimana représentait en lui-même la majorité hutue, il a jugé qu’on sombrait là dans une sorte de communautarisme, et que si l’on considérait que le fait d’être un Hutu permettait de représenter tous les Hutus, cela signifiait qu’on admettait qu’il n’y avait pas de place pour l’expression individuelle que seuls pouvaient s’exprimer le Stand, " l’ordre ", le groupe, le clan, la tribu et que, dès lors, la notion de démocratie n’avait plus aucun sens. Il a ajouté que le fait de raisonner ainsi - les Hutus sont 85 %, donc, le général Habyarimana les représente, puisqu’il est hutu - était l’exact reflet de la théorie raciste que proposait l’Etat rwandais lui-même, puisqu’en kinyarwanda, le terme rubanda nyamwinshi "le peuple majoritaire", renvoyait à une sorte de logique coextensive, selon laquelle les Hutus formant 85 % de la population, il suffisait que l’un d’entre eux soit au pouvoir pour que la démocratie soit réalisée.

S’agissant de M. Védrine, il a estimé qu’il était encore plus étonnant dans son témoignage du 5 mai lorsqu’il disait : "Habyarimana est Hutu, il représente donc au moins 80 % de la population" et qu’il ajoutait : "On se demande bien pourquoi il devrait partager le pouvoir avec l’infime minorité tutsie". Supposant qu’à cette aune, n’importe quel président français représente 100 % de la population, puisqu’il est français, il a fait observer que c’était là l’expression même de la pensée communautariste, c’est-à-dire de la philosophie politique qui sous-tendait le régime qui a produit le génocide. Il a ainsi conclu que lorsque les responsables français raisonnaient ainsi à propos des Rwandais, lorsqu’ils se laissaient intoxiquer par leur philosophie politique, ils entraient en fait dans la logique de leur esprit de discrimination interne et faisaient leur la pensée de type apartheid qui présidait au fonctionnement du régime rwandais. Précisant qu’ils n’agissaient certainement pas ainsi de propos délibéré, mais plutôt de façon involontaire, il a estimé que ce n’était pas pour autant plus excusable.

Il a ensuite exposé que les pouvoirs publics français n’avaient prêté aucune attention aux clignotants qui s’allumaient sur le tableau de bord au fur et à mesure que s’affirmait la présence de la France au Rwanda. Il a rappelé que, dès octobre 1990, il y avait eu des massacres et que ceux-ci avaient redoublé en janvier 1991 avec les tueries de la région du Bagogwe. Soulignant que les Bagogwe étaient des Tutsis restés fidèles à leur mode de vie traditionnel, c’est-à-dire les derniers nomades pasteurs, des gens à l’ancienne mode et dont personne ne se souciait beaucoup, il a indiqué que leur massacre, en janvier 1991, marquait le début de l’activité des escadrons de la mort rwandais et correspondait à un moment où les tueurs n’étaient pas encore bien organisés. A propos des Bagogwe, il a indiqué que l’image du Tutsi nomade pasteur n’avait plus de sens dans le Rwanda moderne avec ses 8 millions d’habitants sur 23 000 kilomètres carrés car il n’y avait plus suffisamment de place. S’agissant des tueurs, M. Gérard Prunier a ajouté qu’on allait les voir beaucoup mieux organisés en mars 1992, lors des massacres du Bugesera, plus graves, plus importants, plus structurés. Précisant que son collègue belge Filip Reyntjens avait appelé leur mode d’organisation le "réseau zéro", parce que la philosophie de ce réseau aurait été : "zéro Tutsi, c’est bon pour le Rwanda", il a indiqué qu’on n’était pas sûr que cette appellation ait correspondu à une réalité aussi clairement formulée.

Relevant que ces massacres étaient organisés par des groupes para-gouvernementaux, que ces clignotants étaient sous les yeux des responsables français, il s’est demandé si ces derniers ne les voyaient pas parce qu’ils étaient aveugles ou parce qu’ils ne voulaient pas les voir.

Il a ajouté qu’une Italienne était morte pour l’avoir dit, qu’elle s’appelait Antonia Locatelli, et qu’elle était non pas une religieuse mais une laïque qui vivait au Rwanda depuis dix-huit ans, et qui connaissait très bien les habitants de sa commune du Bugesera. Présente pendant les massacres, elle a parlé en direct sur RFI. Elle a dit : "Je sais que les gens qui sont venus commettre ces meurtres sont venus de l’extérieur. Ils ont été amenés par des véhicules des services gouvernementaux. Contrairement à ce que l’on dit, ce n’est pas une colère populaire qui s’exercerait contre les Tutsis, c’est un mouvement délibéré du gouvernement pour commettre des meurtres de type politique." Ayant osé parler en direct sur RFI, elle a été assassinée le lendemain par les mêmes tueurs.

M. Gérard Prunier a souligné que, pendant ce temps, non seulement la France ne voyait rien, mais qu’au contraire, elle était en train de collaborer militairement. Rappelant que M. Léotard avait dit devant la mission d’information qu’il existait, dans le cadre des DAMI, une coopération de l’armée française avec l’armée rwandaise et l’avait présentée comme très neutre, comme celle que la France menait sur la base des nombreux autres accords de coopération avec d’autres pays africains, il a ajouté que tout le problème était justement qu’il ne s’agissait pas de l’un de ces autres pays africains et que, loin d’avoir l’action bénigne que M. Léotard ou d’autres responsables semblaient vouloir suggérer, les DAMI avaient entraîné les recrues des FAR dont l’effectif passait de 5.200 hommes au début de la guerre à près de 50.000 à la fin. Soulignant que ce décuplement en trois ans signifiait que l’armée rwandaise avait recruté toutes sortes de gens, y compris des miliciens interahamwe qui ont ensuite commis le génocide, il en a déduit que ceux-là aussi avaient été largement entraînés par l’armée française.

Il a néanmoins tenu à indiquer que s’il ne s’agissait pas de dire, comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis, en revanche elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide sans avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait son action.

Il a ajouté que les forces françaises étaient aussi plus nombreuses que ce qui avait été dit. Il a expliqué qu’en effet, certains officiers, soucieux d’une excellente collaboration avec les Forces armées rwandaises, jouaient sur le rythme des rotations pour maintenir jusqu’à mille hommes sur place, à certaines périodes, en 1992 et 1993, alors que le chiffre maximum officiel n’avait jamais dépassé six cents et était très souvent descendu à quatre cent cinquante. Il a indiqué qu’il avait entendu, à l’époque, un colonel de l’armée française s’en vanter devant lui.

Il a souligné que, dans leur action quotidienne, ces soldats français n’étaient pas dans une position neutre mais qu’ils procédaient, par exemple, à des contrôles d’identité à des barrages routiers et demandaient, de manière assez brusque : "Tutsi ou Hutu ?". Ayant recueilli les témoignages de personnes qui avaient subi ces contrôles, il a ajouté que ceux-ci n’étaient pas brutaux, que les gens n’étaient pas battus, mais que la question était crue, équivalente, selon lui, à " Juif ou Aryen " et précisé que quand certains Tutsis éduqués demandaient aux soldats français pourquoi ils leur posaient cette question, on leur répondait que c’était : "Pour savoir qui était l’ennemi". Il a alors souligné la gravité des conséquences de la politique de coopération ainsi menée.

Il a estimé en effet que cette attitude signifiait aux yeux des autorités rwandaises que la France était là pour les soutenir, non seulement devant une menace extérieure, mais également devant ce qu’elles concevaient comme une menace intérieure, dirigée contre le système d’apartheid qu’elles avaient instauré, c’est-à-dire la caste, l’ordre des Tutsis puisque les soldats français eux-mêmes, sans honte, sans être gênés, posaient la question de l’appartenance à cette caste à ceux qu’ils contrôlaient à des barrages routiers.

Il a ajouté qu’il y avait aussi eu, de la part la France, une participation, qu’il a qualifiée de secondaire, aux combats. Convenant que les militaires français n’avaient pas été engagés dans des combats terrestres, il a témoigné qu’il y avait l’artillerie commandée par un officier français lorsqu’il avait visité les zones tenues par le FPR dans la région de Byumba, en juin 1992. Il a précisé qu’en écoutant, avec le FPR, sur la fréquence radio des Forces armées rwandaises les ordres donnés par l’officier commandant la batterie d’artillerie, il lui avait été facile de comprendre que le français parlé par cet officier était du français tel qu’on le parle en France. Il ne pouvait donc s’agir que d’un officier français. Ajoutant qu’il obéissait sans doute à des ordres, il a estimé qu’en commandant des feux d’artillerie, il prenait part à la guerre.

Il a conclu que, là aussi, l’essentiel était bien la nature du message qui était adressé aux autorités rwandaises, à savoir que la France était derrière elles, quoi qu’elles fassent. Il a fait remarquer que les " petits massacres " qui se sont déroulés dans le courant des années 1990, 1991 et 1992, et qui ont repris en janvier 1993, entraînant l’offensive du FPR, n’ont rien changé au dispositif français, qui est resté aussi ferme et solide sans que la philosophie politique du régime rwandais soit mise en cause. Il a illustré ce dernier point, a contrario, par l’attitude de la France vis-à-vis des négociations qui se déroulaient alors à Arusha. Il a indiqué que, alors que le leitmotiv qu’il avait entendu en visionnant l’enregistrement vidéo des témoignages devant la mission d’information, tous partis politiques confondus, était que le soutien de la France au gouvernement rwandais était soumis à une condition de démocratisation, dans la réalité, on avait assisté durant ces quatre années au blocage constant du président Habyarimana à l’égard de toute ouverture démocratique, face à des pressions constantes qui venaient, non pas des Français mais, à l’intérieur de son propre pays, des Hutus qui lui étaient opposés, et à l’extérieur, des réfugiés tutsis en armes.

Il a estimé que les négociations d’Arusha étaient le lieu géométrique de ces contradictions et souligné que, alors même que les responsables français disaient aujourd’hui que la France avait joué un rôle majeur dans leur déroulement, elles avaient traîné en longueur, et que la représentation diplomatique de la France y avait été assurée non pas par l’ambassadeur de France en Tanzanie mais par le premier secrétaire de l’ambassade, Jean-Christophe Belliard, qui avait souvent eu beaucoup de mal à obtenir des instructions claires sur la nature de sa mission, et n’avait certainement pas un grand pouvoir de décision.

Citant les propos de M. Védrine qui, lors de son témoignage, avait fait état d’une exaspération des extrémistes contre les pressions de la France, il a ajouté que lui-même n’avait jamais senti cette exaspération quand il était à Kigali, mais, qu’au contraire, on avait vu dans le journal Kangura, publié par la fraction la plus extrémiste du régime, un portrait de François Mitterrand, avec une légende dont il a dit qu’elle lui avait fait énormément de mal : "Un véritable ami du Rwanda".

Il a estimé que ce dont on pouvait accuser la France dans l’affaire rwandaise ne constituait pas un crime, mais une faute. Ajoutant que la France n’avait certainement pas voulu le génocide, il a relevé en revanche que le message constant qu’elle avait envoyé aux autorités rwandaises en ignorant les " petits massacres " dont le nombre ne cessait d’augmenter, en entretenant une coopération militaire de nature particulière, en manifestant peu d’enthousiasme pour les négociations d’Arusha, était un message de blanc-seing, dont elle ne se rendait pas compte des conséquences.

Il a jugé que le plus effrayant était que les pouvoirs publics français ne se sont pas rendus compte de la nature de la structure de pouvoir qu’ils soutenaient et en même temps créé largement les conditions de sa constitution.

Il a ajouté que, pour lui, il s’agissait de l’échec final d’une certaine conception de la politique africaine, paternaliste, clanique, manipulatrice, telle qu’elle avait été fondée par Jacques Foccart, en accord avec la conception du général de Gaulle.

Sur ce point, il s’est déclaré effaré par le témoignage de M. Juppé devant la mission. Rappelant que celui-ci avait repoussé l’accusation selon laquelle le gouvernement français avait hésité devant la qualification de génocide en soulignant qu’il avait employé le terme dès le 15 mai, il a affirmé qu’en tant que chercheur connaissant bien la région, il lui avait fallu environ trois jours pour comprendre ce qui était en train de se dérouler et que le 10 ou le 11 avril, il avait compris que tous les obstacles venaient de sauter et que, cette fois, la solution finale était tentée, et que pour cela, il n’avait ni disposé ni eu besoin des synthèses de la DGSE ou des rapports des ambassadeurs.

Il a précisé que, pendant ce délai de cinq semaines, entre le début du génocide et le 15 mai, au moins six cents mille personnes étaient mortes. Précisant que le 27 avril, MM. Balladur et Juppé avaient reçu ex officio, M. Jean-Bosco Barayagwiza et M. Jérôme Bica mumpaka, deux grands coupables de génocide, dans leurs bureaux, à Paris, il a ajouté que si l’on ne s’était pas rendu compte de la nature des crimes en train de se commettre, alors qu’on recevait des génocidaires, c’est qu’il existait un problème de perception au sein du gouvernement français.

Il a ensuite estimé que c’est pour ces raisons qu’on avait fait un mauvais procès à l’opération Turquoise et qu’après de tels antécédents, il était évident que les bonnes intentions de cette opération Turquoise seraient automatiquement l’objet de suspicion. Il a déclaré que, personnellement, il ne pensait pas du tout que Turquoise avait été une mystérieuse opération secrète destinée à exfiltrer les criminels hutus et que ceux-ci étaient parfaitement capables de s’enfuir seuls sans l’aide de la France. Il a ajouté qu’on ne voit pas quel aurait été l’intérêt d’envoyer deux mille hommes et une telle logistique pour sortir de leur propre pays une centaine d’assassins qui pouvaient s’enfuir sans aide.

Il a caractérisé l’opération Turquoise plutôt comme une opération de relations publiques devant les pressions de l’opinion et de la presse. Il a estimé cependant que même dans ce cadre, c’était trop peu et trop tard, dans la mesure où toutes les accusations portées contre la France ne tenaient pas r Turquoise mais r tout ce qui s’était passé avant, et que c’est ce passé qui rendait automatiquement suspect un retour de l’armée française, en plein génocide, sur les lieux où son assistance avait, c’est le moins qu’on puisse dire, produit des effets qu’elle ne souhaitait pas.

Il a ajouté cependant que cette opération n’avait pas été aussi dépourvue d’ambiguïté qu’elle avait été présentée, notamment dans les témoignages de M. Balladur et de M. Juppé. Rappelant que M. Juppé avait fait allusion à la visite d’une délégation du FPR conduite par M. Bihozagara, il a précisé qu’il avait été extrêmement difficile d’obtenir qu’elle soit reçue. En fait, contrairement à ce qui avait été dit, il n’y avait pas de contact entre le gouvernement français et le FPR. Il a ajouté qu’en revanche lui-même était en contact avec le FPR. C’était d’ailleurs assez difficile, car le FPR n’avait qu’une seule ligne de téléphone, à Bruxelles, et ces jours-là, il fallait appeler sans cesse pendant longtemps avant de réussir à trouver un créneau pendant lequel la ligne n’était pas occupée. Il a ajouté que, lorsque, avant Turquoise, on avait invité une délégation du FPR à Paris, on lui avait alors proposé comme interlocuteur Mme Michaux-Chevry, ministre délégué à la francophonie, qui, eu égard aux circonstances de l’époque, n’apparaissait certes pas comme une personnalité politique capable de jouer un rôle déterminant dans la prise de décision à l’égard du Rwanda. Il se rappelait très bien que Jacques Bihozagara lui avait alors dit au téléphone qu’on se moquait de lui et qu’il n’irait pas à Paris. Il a ajouté que lors de sa visite, on lui avait d’abord proposé de rencontrer Mme Boisvineau, sous-directrice de l’Afrique de l’est à la Direction des Affaires africaines et malgaches, c’est-à-dire un interlocuteur qui n’était pas en situation de prendre des décisions politiques, et que ce n’est qu’à la suite de tractations au sein de l’exécutif français que M. Juppé avait accepté de rencontrer la délégation du FPR.

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Gérard Prunier si, selon lui, la France était trop intervenue, pas assez intervenue, mal intervenue ou les trois à la fois, et ce qu’il aurait fallu faire. Aurait-il mieux valu ne pas être présent au Rwanda comme cela a été le cas, comme pour beaucoup d’autres pays, au Burundi, où il y a eu des centaines de milliers de morts et où on n’a jamais reproché son absence à la France.

Relevant ensuite que M. Gérard Prunier avait critiqué la participation insuffisante de la France à la négociation des accords d’Arusha, il a rappelé que le FPR l’avait pourtant remerciée et félicitée pour la contribution qu’elle avait apportée à leur conclusion. Il a alors souhaité savoir si M. Gérard Prunier estimait que lorsque le président Habyarimana avait consenti à signer ces accords, il accomplissait un geste authentique, signe d’un tournant politique, début d’une démocratisation, ou s’il se livrait à une manœuvre tactique destinée à gagner du temps, autrement dit s’il avait joué double jeu en permanence. Il a posé la même question pour le FPR.

Relevant qu’à propos des massacres qui ont eu lieu une année après le génocide, en 1995, M. Gérard Prunier avait écrit dans l’ouvrage qu’il avait consacré à la crise rwandaise : "Les massacres du FPR sont moins ambitieux et apparemment beaucoup plus tactiques que ceux des responsables hutus du génocide", il s’est interrogé sur ce qu’il entendait par "manque d’ambition" et "caractère tactique" d’un massacre.

Enfin, citant le jugement sévère que M. Gérard Prunier portait dans cet ouvrage sur le déroulement de l’opération Amaryllis : "Le personnel rwandais de l’ambassade, principalement tutsi, est abandonné de sang-froid à une mort certaine. Le Pr Guichaoua réussit à détourner l’attention des officiers français et à faire monter en cachette à bord d’un avion en partance pour Paris les cinq enfants du premier ministre assassiné, Agathe Uwilingiyimana " , il lui a demandé s’il avait eu des renseignements précis à ce propos, s’il avait personnellement rencontré Venuste Raymaé qui a témoigné du refus d’évacuer les Tutsis employés à l’ambassade et si celui-ci lui avait confirmé ces conditions de l’évasion des cinq enfants. Il a indiqué à ce sujet que la mission avait entendu d’autres témoignages, notamment d’officiers français, qui n’allaient pas dans ce sens.

M. Gérard Prunier a d’abord estimé qu’on ne pouvait pas dire que la France était trop ou n’était pas assez intervenue, mais qu’elle était mal intervenue. Considérant que, dans la mesure où elle s’engageait dans la région, elle se créait vis-à-vis d’elle-même un certain nombre de contraintes, et notamment une contrainte de performance, il a jugé que la France était mal intervenue, parce qu’elle n’avait pas fait assez de chantage sur le Président Habyarimana, parce qu’elle avait trop accepté la version rwandaise des faits, voire parce qu’elle n’avait pas été pour ainsi dire assez impérialiste. La France offrait quelque chose de très important au régime, sa sanctuarisation. Elle assurait la sanctuarisation militaire d’un régime dictatorial et d’une dictature raciste. Relevant qu’il s’agissait d’un comportement exceptionnel de la part d’un pays démocratique, il a ajouté qu’une telle exception aurait dû se faire payer et qu’on n’avait pas exigé de contrepartie suffisante alors que c’était le seul moyen d’éviter la catastrophe. Il a précisé que le président Habyarimana n’était en aucun cas un homme obtus, mais au contraire un assez bon politique, un homme de realpolitik, qu’il était sensible à quelques méchancetés gentiment dites, que des pressions pouvaient être exercées, et que la France avait disposé de leviers dont elle n’avait pas joué à plein. Il a ajouté que si elle ne l’avait pas fait, c’est que, dans l’esprit des responsables de cette politique, il y avait un certain accord avec la position rwandaise, notamment sur le caractère exogène de la menace qui pesait sur le gouvernement rwandais. Pour la France, derrière le FPR, il y avait le diable anglo-saxon.

Sur ce point, il a souligné que c’était un hasard que le FPR soit venu d’Ouganda et que ce hasard tenait à la politique ougandaise. La communauté tutsie en exil en Ouganda, en participant à la guerre civile ougandaise, avait pu recevoir des uniformes, des armes et une formation militaire, ce qui n’était le cas ni au Zaïre ni au Burundi. Il a estimé qu’il était faux de dire, comme M. Jean-Christophe Mitterrand ou M. Védrine, que la communauté tutsie d’Ouganda était la plus importante de la diaspora puisque c’est au Burundi qu’on trouvait le plus grand nombre de Tutsis en exil. Il a ajouté que les Tutsis rwandais n’ayant pas eu accès à une formation militaire, ils n’ont pas pu prendre les armes et que sont tout simplement revenus les armes à la main ceux qui avaient des armes dans les mains, à savoir les Tutsis d’Ouganda. Il a fait remarquer qu’il avait toujours pensé que si le FPR avait été formé par des exilés tutsis du Burundi ou du Zaïre et si ses cadres avaient été parfaitement francophones, l’attitude de la France aurait été beaucoup plus nuancée. Il a ajouté que si la France n’avait pas exercé de chantage à l’égard du président Habyarimana, c’est parce que les responsables français partageaient le sentiment profond que la menace qui pesait sur son régime avait un caractère exogène et non endogène.

Il a conclu sur ce point que l’intervention française avait plutôt été mal conduite. La France n’a pas su moduler son aide, elle ne connaissait pas le terrain. Elle a fait des erreurs. Elle s’est aventurée dans un pays où elle ne maîtrisait pas la situation.

S’agissant des félicitations du FPR pour le rôle de la France dans les négociations d’Arusha, il les a qualifiées de politesse diplomatique, et a fait observer que le FPR n’avait aucune raison de s’y refuser.

À propos de l’éventuel double jeu du président Habyarimana, M. Gérard Prunier a déclaré qu’à son sens, celui-ci ne jouait pas un double jeu mais au moins un quintuple jeu. Il a estimé que son attitude était effroyablement compliquée. Il cherchait à garder le pouvoir. Il avait contre lui à la fois son opposition hutue et le FPR venant de l’étranger. Il essayait de séduire une partie des membres de l’opposition hutue en leur disant que, en tant que hutus, ils devaient être avec lui contre les ennemis tutsis. Il devait aussi composer avec un certain nombre de pressions venant du Zaïre, d’un côté, de l’Ouganda, de l’autre. En même temps, il cherchait à éviter la montée en puissance de ses propres extrémistes à l’intérieur de son régime. Sur ce point, M. Gérard Prunier a précisé qu’il demeurait convaincu que ce sont ces extrémistes qui l’ont assassiné, le 7 avril 1994, tout en ajoutant qu’il disposait d’éléments qu’il ne pouvait malheureusement pas communiquer à la mission d’information pour des raisons de sécurité personnelle.

Le Président Paul Quilès a alors relevé que, sur ce sujet, M. Gérard Prunier était le premier à affirmer qu’il avait des convictions alors que tous ceux que la mission avait entendus n’avaient formulé que des hypothèses. Il lui a fait observer que, s’il ne pouvait pas donner les éléments sur lesquels il fondait sa certitude, ses propos n’auraient aucune valeur.

M. Gérard Prunier a convenu, en effet, qu’ils n’avaient aucune valeur, qu’il ne fallait pas que la mission en tienne compte et que c’était effectivement dommage.

Il a ajouté qu’il était parfaitement conscient de l’importance du rôle de cet attentat dans la déclenchement du génocide, et que s’il lui était possible de faite état d’éléments précis à ce sujet, il le ferait.

Reprenant son analyse, il a exposé que le Président Habyarimana était un semi-extrémiste qui, au fur et à mesure qu’il percevait que la situation se dégradait, revenait vers le centre tandis que de manière symétrique, l’aile extrémiste du MRND, l’ancien parti unique qui demeurait le parti dominant, ne cessait de se renforcer. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas comprendre la position du président Habyarimana si on ne le voyait pas menacé de plusieurs côtés à la fois. Dans la situation inconfortable et fragile où il se trouvait, il ne pouvait, pour garder le pouvoir, que mener un jeu multiple basé sur la duplicité.

Il a précisé que la conclusion et l’application des accords d’Arusha représentaient avant tout, pour le président Habyarimana un enjeu tactique. Il se préoccupait d’abord des réactions de l’opposition hutue du sud, des extrémistes de la CDR, des Interharamwes ou du FPR. De ce fait, il n’a pas signé tant qu’il a eu l’impression qu’il valait mieux ne pas signer, il a signé quand il a pensé que c’était la meilleure tactique et après avoir signé les accords, il ne les a pas appliqués car il avait peur des conséquences de leur mise en œuvre. Il a fait observer que, alors que ces accords avaient été signés le 3 août 1993, le 6 avril 1994, jour de l’assassinat du président Habyarimana, ils n’avaient toujours pas reçu le plus petit début d’application.

M. Gérard Prunier a estimé que le président Habyarimana ne savait sans doute pas lui-même où cette tactique menait et qu’en fait, il ne s’agissait que de durer. Il a précisé que la situation était devenue extrêmement tendue, qu’à Kigali où il se trouvait lui-même alors, la montée de la tension était physiquement palpable. A 20 heures, il n’y avait plus personne dans les rues. A l’appui de cette considération, il a cité un souvenir personnel. Rentrant un soir chez lui avec un ami, après avoir traversé douze barrages de soldats sur une distance d’environ deux kilomètres, il avait finalement décidé d’aller passer la nuit dans un hôtel hutu d’opposition car son ami craignait de ne pas survivre au prochain barrage. Il a ajouté que dans cet hôtel, ils avaient constaté qu’ils étaient une vingtaine dans la même situation. Il a conclu que, dans un tel contexte, le président Habyarimana ne pouvait pas agir autrement qu’au jour le jour.

M. Bernard Cazeneuve a d’abord relevé que la démonstration de M. Gérard Prunier sur la posture politique du président Habyarimana mettait en évidence le fait que celui-ci avait été confronté à de multiples oppositions, celle du FPR se doublant d’une opposition au sein même de son gouvernement, opposition qui s’était radicalisée à mesure que le temps passait, que les accords d’Arusha se négociaient, que la date de leur application approchait. C’est cette opposition, à laquelle M. Gérard Prunier attribuait la responsabilité de l’assassinat du Président Habyrimana, qui avait été la plus redoutable, la plus extrémiste et à l’origine de la conception et de la mise en œuvre du génocide.

Il a alors fait remarquer que le fait que le président Habyarimana ait été confronté à toutes ces oppositions pouvait justifier la thèse développée par un certain nombre d’acteurs politiques ou diplomatiques français, selon laquelle il occupait une position centrale, voire centriste, dans le système politique rwandais et qu’il était donc en mesure de forger autour de sa personne un certain consensus.

Il a observé qu’on pouvait aussi considérer que le président Habyarimana était le centre de contradictions à ce point fortes qu’il était incapable de susciter le moindre mouvement et que toute la stratégie élaborée par la France était nécessairement vouée à l’échec. Il a alors demandé à M. Gérard Prunier si l’erreur avait été plutôt d’avoir considéré que le président Habyarimana était en position centrale ou centriste ou d’avoir sous-estimé le fait qu’il était nécessairement condamné à l’immobilisme.

M. Gérard Prunier a répondu que la position politique du président Habyarimana n’avait pas été la même durant toute la durée du conflit, qu’au départ, il n’était certainement pas dans une position centriste mais qu’il s’était retrouvé dans cette situation au fur et à mesure que les oppositions, contradictoires en elles-mêmes, se développaient autour de lui.

M. Bernard Cazeneuve s’est alors demandé si ces oppositions contradictoires qui s’étaient cristallisées autour de lui et auxquelles il s’était trouvé confronté étaient dues à son absence d’habileté à les résoudre ou à la pression que la France avait exercée sur lui pour que son régime évolue. Il a ajouté que, dans cette dernière hypothèse, on ne pouvait reprocher à la France de n’avoir pas fait suffisamment pression sur lui.

M. Gérard Prunier a répondu d’abord que la difficulté était que le président Habyarimana ne pouvait pas payer le prix que la France aurait pu demander, à savoir l’abandon du pouvoir. Pour lui, il n’en était évidemment pas question.

Il a ajouté que, s’il s’était retrouvé dans cette situation, ce n’était ni parce qu’il était incapable de la gérer ni à cause des pressions de la France mais à cause de l’évolution de la société rwandaise elle-même, qui était en plein mouvement de transformation et ce, bien avant le sommet de La Baule, contrairement à ce qu’avait dit M. Jean-Christophe Mitterrand lors de son audition.

Sur ce point, il a fait observer que, très souvent, le problème des étrangers en Afrique, -et c’était à nouveau le problème des Américains dans la région-, était de ne pas faire suffisamment confiance à la dynamique interne des sociétés et de penser que si on ne s’en mêle pas, rien ne changera. Or, a-t-il précisé, cette dynamique, on peut la négliger, on peut l’accompagner, mais on ne peut pas la nier. Elle se produit de toute manière, contre l’intervenant extérieur, en dépit de lui ou indépendamment de son action. Il a ajouté que, de ce point de vue, il ne considérait pas que l’action de la France ait été déterminante dans ce qu’on pourrait appeler le glissement centriste du président Habyarimana mais que celui-ci y avait été forcé par le déroulement des événements qui ne correspondait d’ailleurs pas du tout à ce que lui-même aurait souhaité. Il a ajouté que le président était constamment en position défensive et qu’à partir de 1992, il glissait, glissait sans arrêt et que c’est pour demander qu’on le soutienne quoi qu’il arrive qu’il excipait de sa qualité de modéré comparativement à certains autres. Il a précisé cependant que pendant l’extraordinaire procrastination qui va du 3 août 1993 jusqu’à l’explosion du génocide, on sentait la montée de la pression et estimé que, eu égard au fait que, selon l’expression consacrée, on peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus, il lui était devenu impossible de rester dans cette situation.

M. Bernard Cazeneuve a alors considéré que, au point où elle en était de ses investigations, la mission d’information avait le sentiment que le processus de libéralisation du régime procédait bien d’une dynamique propre à la société rwandaise, née bien avant 1990, avec notamment le mouvement de libéralisation de la presse et le développement de l’idée que le pluripartisme pourrait s’imposer un jour.

Il a cependant remarqué que si, avant 1990, on était dans une situation où la dynamique propre de la société rwandaise tendait au pluripartisme et à la démocratisation, à partir de 1990, en revanche, on assistait à une crispation. Il s’est alors étonné que ce soit justement au moment où le FPR attaquait, où les haines augmentaient, où les tensions s’accroissaient, où la haine raciale et les extrémismes s’exacerbaient, bref, où la dynamique était cassée, que le président ait pris une position centriste. Il en a conclu que ce n’était pas la dynamique propre à la société rwandaise qui le lui avait imposé, mais des pressions venant d’ailleurs.

Il a ajouté que les dépêches diplomatiques que M. Gérard Prunier avait regretté de ne pas avoir eu en sa possession montraient que la France n’avait cessé de faire des pressions, peut-être maladroites, entre 1990 et 1994, notamment sur le thème des droits de l’homme.

M. Gérard Prunier a répondu que c’était là toute la différence entre les notes officielles et le sentiment brut sur le terrain. Ajoutant que ces pressions existaient peut-être sous la forme de notes, mais qu’il y avait une sous-conversation qui exprimait exactement le contraire, il a jugé qu’il s’était ainsi creusé un écart considérable entre la position officielle de la France et la perception par la population rwandaise de la présence française aux côtés du régime.

Il a précisé que les extrémistes hutus avaient toujours eu l’impression que la France était derrière eux et a mentionné à ce propos l’accueil extraordinaire fait à l’arrivée de l’opération Turquoise par les responsables du génocide qui applaudissaient et déployaient de gigantesques drapeaux français -dont il s’est demandé où ils avaient trouvé le tissu- parce qu’ils croyaient que l’armée française était venue les aider.

Il a ajouté que, même si ce n’était pas du tout le message que la France voulait adresser aux Rwandais, c’est ainsi qu’il avait été reçu, a la fois par les extrémistes mais aussi par les Hutus libéraux ou par les Tutsis qui avaient l’impression que la France était leur ennemi. Ajoutant que les gens n’agissaient pas en fonction des intentions profondes que l’on peut avoir mais de la perception qu’ils en ont, il a estimé que, même si cette perception était fausse, elle avait suffit pour contribuer au déroulement des événements.

M. Bernard Cazeneuve a précisé qu’il comprenait parfaitement la démonstration de M. Gérard Prunier selon laquelle une dynamique propre à la société rwandaise aurait obligé le président à changer de posture. Il a cependant observé que, chronologiquement, ce dernier avait adopté une position modérée non pas avant 1990 lorsque la dynamique politique du Rwanda poussait à la démocratisation, mais après, lorsque la situation était devenue inextricable pour lui. Il a demandé comment on pouvait considérer, dans ces conditions, que c’étaient les forces politiques rwandaises qui lui imposaient alors cette posture politique.

M. Gérard Prunier a attiré l’attention de la mission d’information sur le fait que les forces politiques rwandaises qui s’étaient constituées au moment où le président Habyarimana a changé d’attitude, en 1993, n’étaient pas celles qui existaient avant la guerre. Il a précisé que la tension n’avait pas commencé en 1990, mais à la fin des années 80, avec l’effondrement des cours du café, la disparition de l’étain, l’ajustement structurel et la diminution du volume de l’aide internationale et qu’à cette époque, un certain nombre de Hutus voyant en quelque sorte leur gâteau rétrécir, avaient commencé à s’entre-tuer. A ce propos, il a observé que l’expression qui qualifiait le Rwanda de "Suisse de l’Afrique" avait toujours beaucoup fait sourire les gens qui connaissaient le pays et que dans cette Suisse se trouvaient des caves où l’on a assassiné tous les ministres hutus du précédent régime. Il a précisé que les tensions ne concernaient alors qu’un certain nombre de Hutus. On ne pouvait pas considérer que les Hutus étaient au pouvoir comme l’exprimait l’idéologie de propagande, le rubanda nyamwinshi. En fait, il s’agissait de luttes au sein de ce que l’on appelait l’Akazu, c’est-à-dire la petite maison, la cour du pouvoir rwandais. Il a ajouté que cette tension s’était manifestée, par exemple, par l’assassinat du colonel Mayuya, qui était très proche du président Habyarimana. Il a estimé que l’offensive des Tutsis avait alors simplement fait monter la température d’un chaudron qui cuisait déjà à gros bouillons.

Il a fait observer qu’ainsi, en 1993, si le président Habyarimana s’était retrouvé en position centriste, ce n’est pas du tout parce qu’il était centriste, mais parce qu’il avait trouvé plus extrémiste que lui et qu’il commençait à avoir peur de la manière dont il était contourné.

Il a ajouté, qu’à son avis, pour ces extrémistes qui débordaient le Président Habyarimana, le pouvoir devait passer par son élimination.

M. Gérard Prunier a souhaité alors répondre à l’argument selon lequel les extrémistes hutus n’avaient pas pu abattre l’avion présidentiel puisque deux des leurs s’y trouvaient, le colonel Elie Sagatwa et le général Déogratias Nsabimana, chef d’état-major de l’armée rwandaise.

Evoquant d’abord le cas du général Nsabimana, M. Gérard Prunier l’a présenté comme un opposant qui, au printemps 1994, avait donné d’importantes informations sur la préparation du génocide à son cousin, Jean Birara, à l’époque directeur de la banque centrale du Rwanda. Celui-ci les avait ensuite portées à la connaissance des Belges - c’est le fameux épisode qui a été retracé par la commission d’enquête du Sénat belge - mais les Belges avaient refusé de le croire ou lui ont manifesté un intérêt poli sans donner suite à ses avertissements. N’ayant pas de contact à l’extérieur du pays, le général Nsabimana avait communiqué à son cousin une première liste de plus de mille personnes destinées à être assassinées, dont il avait eu connaissance en raison de ses relations avec les extrémistes appartenant aux services secrets. Il lui avait demandé, puisqu’il allait souvent en Europe, d’expliquer aux Blancs la gravité de la situation. Au regard de l’étendue du génocide, le nombre des victimes ainsi désignées pouvait paraître faible mais il s’agissait des hommes politiques, des journalistes, des hommes d’affaires qui appartenaient à l’opposition hutue ou à l’élite tutsie et dont la plupart ont été tués les 7, 8, 9 et 10 avril. Expliquant que le général Nsabimana n’était pas du tout d’accord avec les projets de génocide et que les extrémistes le savaient parfaitement, il a conclu qu’il n’y avait à leurs yeux aucun problème à ce qu’il disparaisse avec le président.

Quant à Elie Sagatwa, il l’a décrit comme un vrai extrémiste, un homme calculateur qui avait choisi le camp d’Habyarimana contre la montée de la CDR et des Interahamwe. Il s’opposait ainsi au clan de Madame, c’est-à-dire Agathe Kansinga, dont il a souligné qu’elle avait eu les honneurs d’une réception quasiment officielle lors de son arrivée à Paris, et ses frères, clan dont il a estimé qu’il avait véritablement été au cœur de l’organisation du génocide. Il a précisé qu’il n’était plus là question de Tutsis, mais uniquement de Hutus et que c’étaient des luttes de pouvoir à l’intérieur même de l’Akazu.

A propos des tensions qui avaient pu se créer entre Hutus, M. Gérard Prunier a cité les propos d’un homme à la mémoire duquel il a voulu rendre hommage, son ami Seth Sendashonga, assassiné quelques semaines plus tôt, à Nairobi, très probablement à l’instigation du nouveau gouvernement rwandais et qui était l’un de ces Hutus libéraux éternelles victimes, c’est-à-dire victimes du régime Habyarimana puis victimes du régime actuel. Seth Sendashonga lui disait : "Si les Tutsis n’avaient pas attaqué le Rwanda, il y aurait eu une guerre civile entre nous, entre Hutus". M. Gérard Prunier a ajouté qu’il pensait que son ami avait parfaitement raison et que c’était le genre de considération qui passait complètement par-dessus la tête des responsables français.

Il a ensuite exposé que les luttes de pouvoir au sein de l’Akazu amenaient un certain nombre de gens à changer de côté et, qu’ainsi, le colonel Sagatwa avait décidé de devenir l’umugaragu c’est-à-dire le "client", au sens romain, du président. Il a précisé qu’en fait le président n’était qu’un immigré, un grand type costaud qui avait fait son chemin dans l’armée et dont tout le monde savait qu’il n’était même pas rwandais d’origine mais zaïrois. Il a ajouté qu’en épousant Agathe, issue d’une grande famille hutue du nord, il avait fait un mariage très au-dessus de sa situation et qu’en fait, c’est elle et ses frères qui étaient le cœur du système tandis que le président n’en était que la périphérie. Il a souligné que le président avait toujours perdu ses "clients", que, lorsque des hommes se rangeaient à ses côtés, ils mouraient et que tel avait été le cas du colonel Mayuya, assassiné en 1988.

M. Gérard Prunier a alors fait valoir que le colonel Sagatwa avait pensé qu’il était possible de jouer ce rôle auprès du président, qu’il avait parié sur le succès des accords d’Arusha, sur le fait que le président irait jusqu’au bout. Le colonel Sagatwa avait donc considéré qu’il lui serait profitable de se mettre du côté du président, en abandonnant son camp précédent, c’est-à-dire, celui de Madame. Il était évident qu’à partir de ce moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de tactique faisait de lui un homme marqué. Le fait qu’il ait été dans l’avion ne garantissait donc absolument plus, du point de vue d’une certaine frange politique de l’Akazu, la sécurité du président. Ce n’était certainement pas lui qu’on allait épargner.

M. Bernard Cazeneuve a alors demandé à M. Gérard Prunier si, comme cela avait été dit à plusieurs reprises à la mission d’information, le colonel Sagatwa était le frère de Madame.

M. Gérard Prunier a répondu que ce n’était absolument pas le cas et rappelé que le terme de "frère" est utilisé de manière très lâche dans la culture africaine. Il a précisé que, personnellement, il ne pensait pas que le colonel Sagatwa ait eu le moindre lien familial avec Mme Kansinga et ajouté qu’il n’y avait pas de doute qu’il soit devenu un homme du président dans le courant de l’hiver 1993-1994.

Revenant sur l’analyse présentée par M. Gérard Prunier sur l’attentat, le Président Paul Quilès lui a demandé comment il expliquait que le FPR n’ait jamais donné de preuves formelles de la responsabilité des extrémistes hutus.

Précisant que lorsqu’on parlait de preuves, il s’agissait d’éléments factuels admissibles devant un tribunal comme des documents, des objets, des témoignages oculaires, M. Gérard Prunier a estimé que le FPR n’en disposait pas.

Evoquant ensuite ce qu’il avait écrit sur les massacres du FPR, à savoir qu’ils étaient moins ambitieux et constituaient une tactique, il a précisé les raisons pour lesquelles il avait employé ces termes. Il ne s’agissait pas en effet d’une solution finale, les actes de violence du FPR, qui ont commencé dès la période du génocide, ne visant pas à exterminer la totalité de la population hutue, ce qui était évidemment une impossibilité physique. Par ailleurs, contrairement à ce qu’il avait cru lui-même un moment, ces massacres n’étaient pas de simples dérapages mais relevaient réellement d’une tactique, d’une politique d’intimidation menée dans l’espoir d’obtenir la soumission de la population hutue.

Il a fait observer que, aujourd’hui, en 1998, du fait de l’élimination des Hutus modérés, qui avaient un moment fait partie du gouvernement d’union nationale, le Rwanda se trouvait dans une situation de coupure quasiment totale entre les deux communautés. Précisant sa pensée, il a estimé que le pouvoir était devenu un bunker ethnique tutsi, de même qu’il y avait eu autrefois un bunker ethnique hutu, et que cela ne signifiait pas plus qu’autrefois que la totalité de la communauté en question était représentée par ces instances gouvernementales. Il a ajouté qu’un certain nombre de Tutsis étaient même épouvantés par la dérive des partisans de ce bunker, qu’il a qualifiés de "parmetutsi", par référence au "Parmehutu" qui était le nom du parti du président Kayibanda.

Il a précisé que la tactique du massacre avait été employée par le FPR avec une intensité variable. Elle avait été utilisée à plein entre août 1994 et mars 1995. Puis le calme est revenu dans le courant de l’année 1995 ainsi qu’en 1996, avant que les massacres reprennent avec force depuis avril 1997 avec le retour au Rwanda des réfugiés du Zaïre, certains de ces réfugiés, coupables d’actes de génocide, renouvelant leurs attaques contre les Tutsis sans que l’armée et le gouvernement rwandais soient capables de les contrôler, contrairement à ce qu’ils espéraient.

S’agissant du sort des personnels tutsis de l’ambassade de France au moment de l’opération Amaryllis, M. Gérard Prunier a indiqué qu’il disposait de témoignages oculaires et de noms qu’on lui avait demandé de ne pas citer en public mais qui pouvaient être mis à la disposition de la mission. Il indiqué que les interventions avaient surtout été demandées par téléphone et qu’au moment où le génocide avait été déclenché, il y avait eu des coups de téléphone frénétiques de personnes travaillaient à l’ambassade, mais aussi sur certains projets de développement français, à l’Alliance française ou au bureau de la Caisse française de développement.

Bien souvent, en effet, les ONG, les Nations unies, les ambassades des grands pays occidentaux avaient une majorité de personnels tutsis. Beaucoup des employés de l’ambassade de France, des organismes français ou des projets français étaient des Tutsis. Cette situation reflétait simplement l’écart d’éducation qui remontait à l’époque coloniale. En conséquence de la politique belge, les Tutsis étaient beaucoup plus éduqués, même après vingt-cinq à trente ans de régime à base ethnique hutue.

M. Gérard Prunier a expliqué que ces personnes, sachant qu’elles allaient mourir, avaient pensé que c’était leur dernière chance et avaient donc demandé qu’on vienne les chercher. Il a fait valoir que les habitants n’osant pas sortir de chez eux, il était relativement facile de venir à leur secours. Il a cité l’exemple d’un capitaine sénégalais de la MINUAR, tué plus tard dans les combats lors de la prise de Kigali, qui s’était spécialisé dans la recherche des Tutsis : il allait les chercher chez eux et, en plaisantant avec les miliciens ivres, il réussissait à leur faire franchir les barrages. Il a alors indiqué que, malgré ces circonstances, au moment de l’opération Amaryllis, on n’était pas allé chercher les Tutsis qui demandaient de l’aide. Il a ajouté qu’il connaissait le cas d’un couple mixte, qui vit aujourd’hui en France, dont on a essayé de convaincre la femme de ne pas insister pour partir avec son mari, ou encore que, alors que la plus grande pharmacie de Kigali était tenue par un Tutsi marié à une Russe, on avait évacué la femme blanche, mais pas le mari et que l’évacuation des enfants avait donné lieu à une longue et très difficile négociation sur le tarmac de l’aéroport.

M. Pierre Brana, faisant remarquer qu’il avait été dit à la mission que toutes les personnes réfugiées à l’ambassade avaient pu être évacuées mais que les membres du personnel n’avaient pas pu s’y rendre parce qu’ils étaient chez eux, à l’exception d’une personne d’origine Tutsie, M. Gérard Prunier a répondu qu’il avait entendu parler de cette personne, mais qu’il ne la connaissait pas. Il a expliqué, en revanche, qu’il savait que les gens réfugiés à l’ambassade étaient pour la plupart des dignitaires du régime, un certain nombre d’entre eux ayant voulu se mettre à l’abri, parce qu’ils n’étaient pas du tout sûrs, avec juste raison, de l’issue du processus qu’ils venaient de déclencher. Il a précisé qu’un seul opposant politique avait pu entrer dans l’ambassade, Joseph Ngarembe, dont la famille vit à Lille et qui est aujourd’hui employé du tribunal international pour traduire les documents en kinyarwanda. M. Ngarembe, qui était membre et cadre moyen du parti-social démocrate rwandais dont tous les cadres de niveau supérieur ont été assassinés, était entré à l’ambassade en raison d’une amitié personnelle et pas du tout à la suite d’une décision politique.

Il a réaffirmé que les employés de l’ambassade n’avaient pas reçu d’aide pour une possible évacuation, alors même qu’il aurait suffi de les emmener non pas en France, mais simplement au Burundi ou en Ouganda pour les mettre en sécurité.

M. Jacques Myard, demandant à M. Gérard Prunier, où il se trouvait au moment des faits, celui-ci a répondu qu’il était à Paris et qu’il tenait à préciser à M. Myard qu’il n’était en aucun cas un témoin oculaire des événements qu’il exposait.

A propos des évacuations, M. Jacques Myard a précisé que la centaine d’enfants qui avait été sortie d’un orphelinat par l’armée française au moment de ces faits n’appartenait, elle, à aucun parti.

M. Gérard Prunier a objecté que, autant il se réjouissait de l’évacuation de ces orphelins, autant cette opération avait servi de camouflage pour évacuer un certain nombre de personnes fort peu recommandables, qui se sont évaporées dès qu’elles ont mis le pied sur le sol de l’aéroport de Roissy. Il a ajouté qu’il y avait, parmi elles, une quarantaine de soi-disant infirmiers que l’on n’avait jamais vus auparavant à l’orphelinat et que l’on n’a jamais plus revus depuis. Il ne s’agissait donc pas d’une opération de nature entièrement humanitaire.

M. Pierre Brana a rappelé que, dans son ouvrage, M. Gérard Prunier avait écrit avec précaution : "Le colonel Bagosora, directeur des services au ministère de la défense, éminence grise du gouvernement provisoire, semble l’organisateur général de toute l’opération. Il paraît avoir coordonné la solution finale". Il lui a demandé s’il pouvait fournir à la mission d’information des précisions complémentaires à ce sujet.

Exposant ensuite que le Rwanda avait toujours été présenté comme la clé de voûte de la région et que, de fait, suite aux événements du Rwanda, se sont produits ceux du Zaïre, il a souhaité connaître son point de vue sur cette thèse.

Enfin, il s’est interrogé sur le rôle joué par l’OUA, dont il a estimé qu’il avait été pour le moins d’une extrême discrétion.

M. Gérard Prunier a d’abord répondu que l’OUA n’avait joué aucun rôle efficace et avait été, comme d’habitude, complètement dépassée par les événements.

Il a ensuite estimé que le rôle du colonel Bagosora était effectivement très important, précisant que celui-ci était un grand survivant, qu’il avait survécu à tous les purges et remaniements ministériels et que son itinéraire illustrait de manière exemplaire les luttes au sein de l’Akazu.

Il a expliqué que, en 1992, le président Habyarimana avait demandé au ministre de la défense James Gasana de le débarrasser d’un certain nombre d’hommes de son entourage, qu’il trouvait peu sûrs, voire dangereux pour lui, en les marginalisant ou en les éliminant de leur poste et que parmi ceux-ci figuraient les colonels Rwagafilita, Serubuga, Sagatwa, avant qu’il ne change de camp, et Bagosora. Il a ajouté que si James Gasana avait réussi pour les colonels Rwagafilita, Serubuga et Sagatwa, il avait toujours échoué dans le cas du colonel Bagosora qui représentait l’ultime point de résistance de Madame et de ses frères. Tant qu’il demeurait secrétaire administratif du ministère de la défense, eux et leur groupe gardaient, dans ce ministère, un accès qu’ils estimaient absolument vital, non seulement pour le contrôle de l’armée, mais aussi parce que l’anse du panier dansait énormément. A ce propos, il a fait observer que le décuplement, en trois ans, de l’effectif de l’armée, de 5 200 à 50 000 hommes, en accroissant de façon considérable le budget de la défense, avait ouvert de façon tout aussi considérable les possibilités de détournement de fonds, d’abord pour financer les milices -ainsi les milices comme les Interahamwe ou les Impuzamugambi ont-elles été financées par de l’argent volé au ministère de la Défense- mais aussi dans un but d’enrichissement personnel ou politique, l’argent transféré en Belgique ou au Luxembourg pouvant servir de trésor de guerre pour le futur. M. Gérard Prunier a ajouté que tel était le cas à l’heure actuelle, et que cette circonstance expliquait que les frères de Madame étaient toujours actifs. Il a estimé qu’il ne croyait pas trahir de secret en disant que M. Rwabukumba, frère de Madame, disposait de la signature sur son compte à Bruxelles, permettant le fonctionnement de leur groupement politique. Il a ajouté que c’est ce rôle spécifique d’agent du groupe au sein du ministère de la défense qui avait rendu Bagosora impossible à écarter pour James Gasana, alors même qu’il était allé jusqu’à fracturer les tiroirs du bureau de son ministre, pour y prendre des documents. Il a indiqué, au passage, à quel point cette anecdote montrait que tout ne baignait pas dans la tendresse et l’amour au sein du camp des extrémistes.

A propos du rôle du colonel Bagosora lors de l’attentat contre l’avion du président, M. Gérard Prunier a noté d’abord que celui-ci semblait pour ainsi dire avoir un peu " perdu les pédales " dans la nuit du 7, et que, quand il était allé voir l’ambassadeur des Etats-Unis, ou M. Booh-Booh, le représentant des Nations unies, il semblait dans un grand état d’émotion. Il a ajouté que, compte tenu du désordre qui régnait alors, il était très difficile de savoir s’il était le point de contrôle des opérations ou le sommet, le point central de l’affaire. Il a précisé qu’on voyait une nébuleuse de gens, que plusieurs personnes avaient joué des rôles clés et qu’il était possible qu’il n’y ait jamais eu de sommet .

Quant à la thèse du Rwanda, clé de voûte de la région, M. Gérard Prunier a répondu qu’il n’y croyait pas du tout, ou plus exactement, que si la déstabilisation du Rwanda pouvait avoir des conséquences dans la région, la paix au Rwanda n’avait aucune conséquence sur les pays frontaliers. Il a cité l’exemple de l’Ouganda, qui a été en état de guerre civile active ou larvée de 1966 à 1986 sans que le Rwanda ait joué le moindre rôle, sauf à la fin, entre 1981 et 1986, lorsque des réfugiés tutsis sont entrés dans l’organisation de guérilla de Yoweri Museveni. A ce propos, il a précisé que ce n’étaient pas les Tutsis rwandais qui constituaient la majorité de la force de guérilla de Yoweri Museveni en janvier 1986, quand il a pris Kampala, mais les Baganda, c’est-à-dire l’ethnie la plus nombreuse dans la région et que les Tutsis représentaient pour leur part sans doute entre 20 et 30 % de cette force, et en tout cas moins de 40 %.

M. Pierre Brana lui demandant quelle explication il donnait de l’impuissance complète de l’OUA dans le drame du Rwanda, M. Gérard Prunier a évoqué plusieurs moments de l’histoire de cette organisation. Il a d’abord souligné qu’en 1978, quand le président Nyerere avait repoussé l’armée d’Idi Amin Dada qui avait envahi la Tanzanie, mais l’avait aussi pourchassée jusqu’à Kampala dans le but de provoquer l’écroulement du régime, il avait été violemment critiqué par l’OUA, qui avait estimé qu’il s’agissait d’une ingérence dans les affaires d’un Etat souverain. Il a ajouté que le président Nyerere, complètement désabusé, avait dit, à l’époque : "L’OUA n’est pas une organisation internationale, c’est un syndicat de chefs d’Etat, dont le rôle essentiel est de se couvrir les uns les autres".

Il a ensuite exposé qu’en février 1986, lorsque Yoweri Museveni avait pris le pouvoir en Ouganda, l’un de ses premiers actes avait été de se rendre à l’OUA et d’insulter publiquement l’assemblée générale de l’organisation à laquelle il avait tenu, en substance, les propos suivants : "Où étiez-vous, pendant qu’on nous massacrait ? Où étiez-vous, à l’époque du régime dictatorial d’Idi Amin ? Où étiez-vous pendant la dictature d’Obote ? Quinze ans plus tard, il y a trois cent mille morts en Ouganda. Vous ai-je déjà entendus dénoncer cette dictature de Noirs sur des Noirs ? Je vous ai beaucoup entendu parler de l’apartheid en Afrique du Sud. Je ne vous ai d’ailleurs pas vu faire beaucoup à ce propos. Mais en ce qui concerne ce qui s’est passé en Ouganda, vous n’avez jamais parlé, parce que, pour vous, il n’est pas grave qu’un Africain tue un autre Africain." Ajoutant qu’il aimait beaucoup le franc parler du président Museveni, et que cette intervention, dont l’impact devant l’assemblée de l’OUA avait été assez impressionnant, lui avait fait un immense plaisir, il a conclu que si le général de Gaulle a qualifié l’ONU, dans un moment d’irritation, de "machin", il ne savait pas comment il fallait qualifier l’OUA.

Après avoir souligné qu’il avait écouté avec grand intérêt la description de la dynamique interne de la société rwandaise qu’avait présentée M. Gérard Prunier, et estimé qu’elle pouvait laisser penser que, quoi qu’on ait fait, le résultat final aurait peut-être été le même, M. Jacques Myard lui a demandé quelle attitude il aurait recommandée au Président de la République si, en 1990, il avait été son conseiller pour les affaires africaines.

M. Gérard Prunier a répondu, qu’en 1990, il aurait proposé d’envoyer Noroît. Il a ajouté que c’est sur la suite qu’il y avait divergence. Il a estimé que la question était celle du prix que Noroît devait coûter au régime Habyarimana, qu’il aurait fallu le fixer beaucoup plus haut et qu’on avait vendu une marchandise de premier choix à un prix de Prisunic.

Il a jugé qu’il ne fallait à aucun prix que le FPR prenne Kigali car les conséquences auraient été très graves. Il a ajouté que c’était aussi le point de vue de beaucoup d’opposants hutus en février 1993, lorsqu’à la suite d’une autre offensive, le FPR avait été a deux doigts d’atteindre Kigali. Il a précisé que si le FPR s’était arrêté de lui-même, c’est parce qu’il avait noué des contacts avec l’opposition hutue qui lui avait demandé de ne pas prendre Kigali en raison des risques qu’aurait comporté cette action, les extrémistes étant prêts à déclencher des massacres dans le reste du pays.

Il a considéré que la France avait la possibilité d’exercer des pressions réelles plus efficaces que celles qu’elle avait faites, dont il s’est déclaré certain qu’elles avaient existé, et que la mission les recueillerait dans ses archives, mais qui se limitaient à des textes polis. Il a précisé qu’autant il était sûr que toutes les conditions formelles d’un soutien à la démocratisation avaient été remplies, autant il n’y avait pas eu de véritable politique de contrainte et qu’on avait laissé trop de marge au régime.

M. Jacques Myard a alors demandé si cette politique de pressions aurait pu suffire et si, eu égard au caractère ancestral de l’antagonisme entre les communautés hutus et tutsis, la démocratisation aurait pu être maintenue sur la durée.

Relevant que M. Gérard Prunier avait employé des expressions comme "massacres moins ambitieux" et "tactique de massacre", M. René Galy-Dejean lui a demandé s’il acceptait la conclusion que le massacre était une forme de gouvernement au Rwanda. Il s’est demandé, à l’instar de M. Myard, comment le type de pression qu’il suggérait pouvait avoir la moindre efficacité dans ces conditions, sauf à aller jusqu’à la coercition extérieure complète, afin d’empêcher l’exercice de cette forme de pouvoir que constituait la tactique du massacre.

M. Gérard Prunier a d’abord répondu qu’il y avait eu aussi des moments dans l’Histoire de l’Europe où le massacre avait été une tactique de gouvernement et que depuis les guerres de religion en France jusqu’à l’épisode nazi, on avait vu sur notre continent le massacre utilisé comme un moyen d’action politique.

Il a ensuite déclaré qu’il ne croyait pas à la fatalité de façon générale et encore moins à celle de l’Histoire. Il a relevé qu’avant la période coloniale, on ne trouvait aucune trace de massacres mutuels entre Tutsis et Hutus mais que, au contraire, les multiples guerres qui se déroulaient au Rwanda opposaient chaque fois un lignage tutsi et ses clients hutus à un autre lignage tutsi avec ses clients hutus. Ces guerres ressemblaient ainsi étrangement à celles qu’on a connues au Moyen-âge, opposant des nobles avec leurs vassaux, possesseurs de chevaux, suivis de leur piétaille, de vilains et de serfs.

Il a jugé que l’évolution du Rwanda vers une situation de massacres périodiques entre les communautés hutue et tutsie vers les massacres était le produit d’une histoire et que, comme tout produit, il pouvait être changé, faisant valoir que si une situation a été créée, elle peut également être modifiée ou remplacée. S’agissant de la France, il a estimé qu’elle aurait eu le droit de ne pas intervenir mais que dans la mesure où elle décidait d’intervenir, il fallait le faire bien. A ce propos, il a précisé qu’à l’époque il y avait une marge d’intervention, une marge de manœuvre, qu’il n’y avait pas deux communautés figées face à face, comme c’est le cas à l’heure actuelle mais que des Hutus, comme Seth Sendashonga, pouvaient se retrouver au FPR, tandis qu’on avait vu des chefs miliciens interahamwe tutsis. Il a ajouté que, maintenant, la porte était fermée du fait du génocide et jugé que le but du génocide, et c’est en cela qu’il avait été un acte diabolique, avait été de détruire l’espace de liberté qui existait à l’époque entre les deux communautés. S’agissant du FPR, il a indiqué que le génocide y avait provoqué la marginalisation des libéraux et l’avait transformé en bunker ethnique tutsi. Le génocide a ainsi donné aux extrémistes tutsis l’occasion de faire prévaloir une politique de rupture de tout lien avec les hutus, décrits comme les assassins des tutsis.

Il a ajouté que la France avait l’occasion d’élargir l’espace de liberté entre les deux communautés, de renforcer d’autant la main des libéraux et des modérés, aussi bien tutsis que hutus, dans leur parti respectif, de façon à éviter que la situation soit prise en main par les extrémistes, mais que cette politique nécessitait plus de fermeté. Il a estimé à ce propos qu’il fallait parler au régime du président Habyarimana avec des mots qu’il était capable de comprendre, des mots qui n’étaient pas tendres, qu’il fallait littéralement le soumettre à un chantage et que c’est cette politique qui aurait permis de désamorcer la crise. Il a ajouté que la France n’avait pas compris le Rwanda, mais que, lorsqu’on ne comprenait pas, il ne fallait pas agir.

M. François Lamy s’est interrogé sur la contradiction entre la thèse d’un attentat commis par des extrémistes hutus en vue de prendre le pouvoir et de commettre le génocide et le déroulement des événements puisque, au lieu d’assister au phénomène classique de l’affirmation de responsables politiques, on avait vu, au contraire, la famille du président Habyarimana et les dignitaires du régime se réfugier à l’ambassade de France et donner l’impression d’une déliquescence totale.

Ensuite, rappelant que lors, de son audition, M. Jean-Christophe Mitterrand avait contesté la phrase que M. Gérard Prunier avait citée ainsi que sa présence dans son bureau, il lui a demandé ce qu’il savait des liens entre les responsables politiques français et la famille du président Habyarimana et notamment des relations entre M. Jean-Christophe Mitterrand et le fils du président Habyarimana.

M. Gérard Prunier a répondu que sur la déliquescence du régime qui a suivi l’attentat et le début du génocide, il se posait lui aussi des questions. Il a estimé que, dans ces événements d’une extraordinaire confusion, il s’était passé plusieurs choses à la fois. Au sein même des extrémistes, certains ont été épouvantés par ce qu’ils avaient fait ; ils ont vu qu’ils avaient mis le feu à la maison et qu’ils devaient l’évacuer. D’autres, habitués à une vie très confortable, comme Madame et ses frères, sont partis avec des stratégies assez personnelles et avec l’intention de revenir quand tout serait terminé ; ils estimaient qu’en attendant, ils seraient mieux à Paris. Enfin, des gens comme Kambanda, Sindikubwabo, Bicamumpaka, sont partis à Gitarama parce qu’ils avaient l’impression que la situation militaire ne pouvait pas être maîtrisée à Kigali et sont allés jusqu’au bout.

S’agissant de sa rencontre avec M. Jean-Christophe Mitterrand, il a estimé que la mémoire de ce dernier lui faisait peut-être défaut et déclaré qu’il pouvait donner des détails très précis, qu’il était venu lui parler du Soudan, ce qui n’avait strictement rien à voir avec ce qui venait d’arriver au Rwanda et qu’il ne s’attendait pas, pas plus que M. Mitterrand, d’ailleurs, à ce que le président Habyarimana appelle alors qu’il était dans son bureau.

Concernant les liens de M. Jean-Christophe Mitterrand avec M. Jean-Pierre Habyarimana, il a exposé qu’il y avait des témoins oculaires de leurs relations et qu’on pouvait donner les dates où ils ont été vus ensemble au Rwanda. Il a ajouté qu’il était étonnant que la mémoire de M. Mitterrand soit défaillante au point d’oublier les lieux et dates de ces rencontres et que la dernière fois où il avait été vu en compagnie de M. Jean-Pierre Habyarimana dans un lieu public, c’était en avril 1992. S’interrogeant sur l’attitude extrêmement défensive de M. Jean-Christophe Mitterrand lorsqu’on mentionnait le nom de Jean-Pierre Habyarimana, et sur le fait qu’il dise qu’il ne l’a pas connu, alors qu’il était facile d’apporter la preuve du contraire, il a déclaré, en revanche, que sur la nature de leurs relations, sur le contenu de leurs conversations, il serait bien incapable d’apporter la moindre précision.

Précisant qu’il n’avait pas posé sa question pour en rester à l’anecdote des rencontres de M. Jean-Christophe Mitterrand, M. François Lamy a demandé à M. Gérard Prunier s’il pensait qu’un certain comportement de l’administration et des responsables politiques français avait pu empêcher les autorités politiques d’avoir une vision claire de ce qui se passait réellement au Rwanda.

M. Gérard Prunier a répondu qu’à son avis, on n’avait pas vu ce qui s’y passait et que M. Jean-Christophe Mitterrand n’avait pas le moins du monde aidé à le voir.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr