Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Ahmedou Ould-Abdallah, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Burundi de novembre 1993 à octobre 1995. Il a rappelé que depuis 1985, il était chargé des questions africaines aux Nations Unies, et qu’à ce titre il avait été envoyé en mission au Burundi, notamment pour aider au rétablissement du dialogue entre les différents partis burundais, pour contribuer à la restauration des institutions démocratiques après l’assassinat du Président Ndadaye, en octobre 1993, et pour favoriser la constitution d’une commission d’enquête sur cet événement. Il a également souligné son rôle, que de nombreux observateurs ont considéré comme essentiel, dans l’apaisement des tensions qui ont suivi la mort du Président burundais, Ntaryamira, lors de la destruction de l’avion du Président Habyarimana. Il a indiqué que, depuis 1996, M. Ahmedou Ould-Abdallah exerçait les fonctions de Secrétaire exécutif de la Coalition mondiale pour l’Afrique, organisation intergouvernementale chargée d’encourager les réformes institutionnelles, économiques et politiques en Afrique, de favoriser le dialogue interafricain et de réfléchir aux modes de prévention des conflits sur ce continent.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que son intérêt pour la région des Grands Lacs tenait au fait qu’il avait exercé pendant deux années les fonctions de représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Burundi. Il a estimé que le Rwanda était une belle région, mais une région tendue où les antagonismes -que l’on cherchait à exporter- sont très forts. Il a précisé qu’il était environ 20 heures 20, 20 heures 30 à Bujumbura quand la tour de contrôle a averti de difficultés à Kigali et ce n’est qu’un peu plus tard qu’il a appris que l’avion du Président rwandais avait explosé.

Peu après l’attentat, il est entré en contact avec le président de l’Assemblée du Burundi à qui il a demandé de convoquer le Premier Ministre, le Chef d’état-major et le Ministre de la Défense, afin d’envisager les mesures à prendre, concernant notamment la déclaration annonçant qu’un accident venait de se produire. Le Président Ntaryamira étant certainement mort, il fallait agir vite de façon à prendre de vitesse tous les extrémistes et apaiser la situation. Pendant la préparation du discours du Président de l’Assemblée, il a appelé New York -vers 21 heures 30- pour informer le Secrétaire général de l’ONU de la situation. Il a également appelé ses collègues de Kigali. Vers 22 heures 30, accompagné du Président hutu de l’Assemblée burundaise, il s’est rendu à l’état-major prévenir toutes les garnisons militaires et le Président de l’Assemblée a appelé tous les gouverneurs de province pour leur demander de collaborer avec les militaires.

Le vendredi 8 avril et le samedi 9 avril, les personnels civils des Nations Unies ont quitté Kigali pour Bujumbura, où ils lui ont confirmé que les massacres avaient débuté le 6 avril vers 22 heures et qu’il s’agissait de massacres sélectifs. Les personnels africains des Nations Unies devaient montrer leur pièce d’identité pour échapper aux massacres. Le samedi 9 avril, les Français et les Belges ont envoyé des troupes à Kigali afin d’évacuer leurs ressortissants ; les Américains lui ont demandé, le même jour, de faciliter l’atterrissage de leurs avions à Bujumbura pour les mêmes raisons. Il a souligné que la situation à Kigali n’intéressait personne. Les représentants des grands pays et la presse internationale étaient beaucoup plus intéressés par les événements d’Afrique du Sud. Il n’y avait donc personne à Kigali, tout le monde pensait qu’il ne s’agissait que d’un massacre de plus dans la région. Ce n’est que vers le 10 ou 12 avril que la presse s’est intéressée à ce qui se passait dans cette région du monde.

Il n’a pas souhaité porter de jugement sur le comportement de la MINUAR le 6 avril, estimant que celle-ci ne s’était rendu compte de la gravité de la situation que lorsqu’elle avait commencé à lui échapper.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’à son arrivée, en novembre 1993, il avait perçu une tension due au fait que les accords d’Arusha étaient ressentis comme un processus imposé au gouvernement et au FPR. Il a toutefois fait remarquer qu’il en allait souvent ainsi, les belligérants ayant souvent besoin d’une intervention extérieure pour parvenir à un accord.

Il a souligné que, conformément à la tradition de l’ONU qui veut que le commandant d’une force soit un représentant du contingent le plus important, le Secrétaire général avait nommé le Général canadien Romeo Dallaire à la tête de la MINUAR. Il a estimé que le déficit de coordination entre le représentant spécial de l’ONU, le Camerounais Jacques Booh-Booh, et le chef de la MINUAR pourrait avoir pour origine l’annonce faite au Général Dallaire de son éventuelle nomination en qualité de chef de la mission politique et militaire.

La suite des événements est connue ; une partie de la population tutsie du Rwanda a été exterminée, ce qui correspond à la définition d’un génocide. Il a rappelé que la convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 punissait non seulement les auteurs du génocide, mais également la conspiration, l’incitation, la tentative et la complicité de génocide.

Le Président Paul Quilès a rappelé les différentes hypothèses couramment évoquées concernant les auteurs de l’attentat contre l’avion du Président rwandais, qui a coûté la vie au Président burundais. Il a souhaité savoir si M. Ahmedou Ould-Abdallah privilégiait une piste particulière et s’il avait eu connaissance de démarches entreprises par le Burundi auprès du Rwanda et des Nations Unies pour demander l’ouverture d’une enquête.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a tout d’abord souligné que cette région était minée par le virus de la rumeur, qui atteignait aussi bien les dirigeants que les paysans, au point qu’elle en devenait un outil politique, d’où l’extrême prudence avec laquelle il convenait d’interpréter toute information.

Une semaine avant l’attentat du 6 avril, le Président rwandais avait demandé au Président burundais de l’accompagner au Zaïre. Cette démarche avait gêné M. Ahmedou Ould-Abdallah qui ne souhaitait pas que les événements du Rwanda contaminent et déstabilisent le Burundi. Sachant que les Tutsis du Burundi n’aimaient pas le Président rwandais, il avait recommandé au Président burundais de ne pas emprunter le même avion. La rumeur prétendait que le Président rwandais se sentant menacé se servait du Président burundais pour se protéger. Le 6 avril, le même scénario s’est reproduit, le Président Ntaryamira étant rentré d’Arusha dans l’avion du Président rwandais.

Il a estimé que l’attentat avait été exécuté par des amis du Président Habyarimana. En effet, en Afrique, lorsqu’un président voyage, il est de tradition que les corps constitués soient présents à l’aéroport pour l’accueillir à son retour. Or, ce jour-là, personne n’avait été invité pour cet accueil, ce qui permet de penser que ceux qui d’habitude invitaient les corps constitués savaient que l’avion n’arriverait jamais.

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Ahmedou Ould-Abdallah s’il avait eu d’autres occasions de constater l’absence des corps constitués lors du retour d’un président.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative soulignant qu’une telle situation avait pu se produire ailleurs, mais a insisté sur cette entorse à une pratique institutionnalisée. Il a considéré que le fait que le Président ait été accompagné de son chef d’état-major n’avait pas de signification particulière, dans la mesure où les chefs d’état-major n’avaient en fait pas de pouvoir et ne pouvaient pas, par conséquent, servir de protection.

Il a précisé qu’il avait proposé au gouvernement burundais de demander la création d’une commission d’enquête. Il s’agissait d’une demande de principe car, l’ONU n’avait pas les moyens de mener une enquête, et il ne s’agissait pas d’une priorité. Il convenait d’abord de retrouver le corps du Président -et ceux des deux ministres qui l’accompagnaient- afin de l’enterrer officiellement pour mettre fin aux rumeurs et stabiliser la situation dans le pays.

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir s’il avait eu connaissance d’une demande d’enquête, formulée ultérieurement, auprès du Rwanda.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que cette demande avait été formulée pour le principe, mais qu’elle ne figurait pas au nombre des priorités du gouvernement qui souhaitait éviter avant tout que la situation intérieure se dégrade. Il convenait d’éviter qu’après l’attentat contre le précédent Président, la rumeur véhicule l’idée que le Président burundais constituait la cible de l’attentat.

Le Président Paul Quilès a voulu savoir si l’assassinat du Président Ndadaye, le 21 octobre 1993, avait pu constituer -comme certaines personnes l’ont dit- un signe d’encouragement pour ceux qui envisageaient un coup d’Etat au Rwanda et quelles avaient été les conséquences de cet assassinat sur l’évolution de la situation rwandaise, dans la mesure où la force de l’ONU n’était toujours pas mise en place.

M. Pierre Brana a estimé que le putsch du 21 octobre avait constitué le véritable point de départ d’une politique visant à " tuer pour ne pas être tué ". Les putschistes et les troupes loyalistes ne s’étant pas affrontés, laissant ainsi supposer qu’ils entretenaient une certaine complicité, il a souhaité savoir si l’ONU avait fait une analyse de cette situation et si elle était intervenue auprès de l’Ouganda, où s’étaient réfugiés les putschistes.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a fait remarquer que l’assassinat du Président Ndadaye avait constitué un événement exceptionnel au Burundi, car contrairement à beaucoup de pays africains, il y avait dans ce pays un respect protocolaire, historique du Chef de l’Etat. Bien que la mort y fût un phénomène quotidien, jamais un Chef d’Etat n’avait été assassiné. De nombreuses thèses ont circulé concernant cet assassinat, certaines impliquant le FPR ou l’ancien président qui ne voulait pas d’un Président Hutu, d’autres prétendaient qu’il avait été commis pour empêcher les Hutus modérés, proches des Tutsis, d’accéder au pouvoir.

Il a estimé qu’aucune de ces thèses n’était crédible et que l’attentat avait été perpétré par des personnes désemparées. Le pays étant pauvre, il n’y avait pas d’alternative à des fonctions au sein du gouvernement. Les gens étaient désespérés, ils s’étaient endettés auprès des banques et avaient peur que le nouveau régime ne les obligent à rembourser, tout comme ils craignaient de perdre leur fonction et leur source de revenus.

Il a partagé l’analyse de M. Pierre Brana concernant une éventuelle complicité entre les putschistes et les loyalistes. L’armée du Burundi, comme l’armée du Rwanda, était contrôlée par une seule ethnie. L’armée du Burundi était constituée à 80 % de Tutsis et à 20 % de Hutus, issus d’ailleurs de la même province. Tous les militaires étaient par conséquent frères, cousins, beaux-frères, etc.. Ils n’allaient pas se battre parce qu’un membre de leur famille avait assassiné une personnalité extérieure à leur milieu. Il a souligné que la plupart des coups d’Etat, dans ces régions, étaient réalisés par des sous-officiers ou des jeunes cadets et qu’il était hors de question d’importuner un cousin pour ce qu’il fait. Au Rwanda, l’armée était à 100 % composée de Hutus de la même province. Il n’y avait donc pas de distinction entre les putschistes et les loyalistes. Il s’est déclaré persuadé que les officiers opposés au putsch n’avaient pas de prise sur les autres, en raison des liens familiaux ou des complicités.

Il a insisté sur le particularisme des armées du Rwanda et du Burundi. Les officiers sont généralement bien formés, ayant fait leurs études en France ou en Allemagne, mais n’ont jamais fait de guerre et savent qu’un sous-officier peut leur tirer dessus, ce qui crée des rapports bizarres, les adjudants et les caporaux-chefs étant de fait les véritables titulaires du commandement.

Enfin, il a précisé que le chef présumé des putschistes ne s’était pas rendu en Ouganda, mais au Zaïre. Le Colonel Sylvestre Ningaba, censé être le chef spirituel ou politique du putsch y a été emprisonné pour une tentative de coup d’Etat commise le 5 juillet 1993. Il a été ensuite extradé de Kinshasa. Trois lieutenants se sont réfugiés à Kigali et les autorités burundaises ont fait une demande formelle d’extradition auprès du gouvernement rwandais.

A M. Pierre Brana qui s’interrogeait sur un éventuel soutien de l’ONU à cette démarche, M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’à sa connaissance, l’ONU avait simplement appuyé la demande.

M. Michel Voisin a fait part de son désaccord avec la présentation qu’avait faite M. Ahmedou Ould-Abdallah du climat qui a suivi l’avènement de M. Ndadaye. Ayant été observateur des élections de 1993, il a précisé qu’à l’annonce des résultats des mesures de sécurité avaient été prises et qu’un couvre-feu avait même été décrété. Des Burundais étaient atterrés et anxieux. Ils ont clairement annoncé que le nouveau président allait être assassiné, indiquant même le nom du régiment qui conduirait l’opération. La suite des événements a démontré combien ces personnes avaient raison, ce qui l’a conduit à émettre des doutes sur la réalité de la tradition historique de respect du Chef de l’Etat.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a soutenu que, du fait du système monarchique antérieur, les Burundais avaient un respect certain pour les hiérarchies et les chefs d’Etat. Il a émis l’hypothèse selon laquelle l’annonce d’un attentat futur contre le Président Ndadaye pouvait constituer une entreprise de manipulation, ce qui correspond bien à l’esprit et à la pratique d’une partie de la population burundaise. Il s’est toutefois déclaré persuadé qu’il y avait une volonté de renverser le régime. Lorsque le Président Buyoya a été battu le 29 juin 1993, les étudiants tutsis ont manifesté dans les rues et une tentative de coup d’Etat a eu lieu. Ces réactions peuvent s’expliquer par la pauvreté de la population qui ne voyait pas d’alternative à la fonction publique, source de tous les maux : corruption, trafic avec le Zaïre. Par ailleurs, ils se doutaient que les survivants hutus du massacre de 1972 reviendraient, ce qui augmentait leur peur. Un clan a donc certainement planifié l’exécution, puis l’a mise en oeuvre.

M. Bernard Cazeneuve a souligné l’importance du rôle diplomatique du représentant de l’ONU dans un pays victime d’une crise extrêmement profonde, situé dans une sous-région traversée par des conflits meurtriers qui conduiront, pour ce qui concerne le Rwanda, au génocide. Il a estimé que sa situation au coeur du réseau des relations diplomatiques et politiques, lui permettait de bien percevoir les enjeux de ces conflits et le rôle de ceux qui s’y trouvent impliqués, ce qui l’autorisait à exprimer la vision de la communauté internationale et des représentants des organismes multilatéraux sur le rôle de la France au Rwanda entre 1993 et 1995.

Rappelant qu’il était aujourd’hui en charge du dossier de la prévention des crises en Afrique, dans un cadre multilatéral, il a souhaité savoir quelles réflexions lui inspirait la situation qui a prévalu dans la région des Grands Lacs entre 1990 et 1995, et comment il interprétait l’extraordinaire faiblesse de l’OUA et l’incapacité de l’ONU à intervenir. Il s’est également enquis des propositions qu’il pouvait formuler pour que la gestion des crises, dans un cadre multilatéral, en Afrique soit plus efficace

Soulignant que M. Ahmedou Ould-Abdallah avait vécu au Burundi une période pendant laquelle deux présidents burundais ont été assassinés à quelques mois d’intervalle, ce qui avait dû provoquer un profond traumatisme dans la population, il a demandé pourquoi la situation n’y avait pas tourné à la tragédie comme ce fut le cas au Rwanda : le dispositif de l’ONU y était-il plus efficace et plus performant au Burundi ?

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que la population du Rwanda et du Burundi suffoquait sous le surpeuplement, leur densité démographique étant la même que celle du Japon ou des Pays-Bas, 360 habitants au kilomètre carré. Cependant, il s’agit de vrais Etats -même langue, même culture, de vieux régimes établis- qui, depuis les années soixante, vivent au rythme des massacres, dus à l’attitude des leaders politiques, qui pour se maintenir au pouvoir ont renforcé la haine ethnique.

En arrivant au Burundi, il avait été surpris de constater, par exemple, qu’il n’existait pas de corps d’administrateurs. En Afrique francophone, quel que soit le niveau de développement du pays, il existe des préfectures, une administration structurée avec des fonctionnaires formés, alors que dans un pays comme le Burundi ou le Rwanda, n’importe qui peut être nommé gouverneur de province ou préfet. Pendant la colonisation, l’Eglise assurait les soins, l’éducation et l’administration, rien de structuré n’a été mis en place depuis.

La France était présente au Burundi et au Rwanda et a participé à la gestion de la crise d’octobre 1993 au Burundi, notamment grâce à la présence de gendarmes. Leur effectif ne dépassait pas la trentaine, mais ils avaient la ferme volonté de maintenir l’ordre. Une douzaine de gendarmes supplémentaires sont venus de Paris les renforcer, ce qui a permis de stabiliser la situation et donné la possibilité aux militaires qui avaient fait le putsch de reculer en sauvant la face tout en protégeant les Hutus.

La France a traditionnellement dans la région un rôle particulier qui conduit ses alliés à penser que les Français sont envahissants, " qu’ils savent mieux que les autres ".

M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il considérait qu’il s’agissait d’un trait de caractère français d’être envahissant ou plutôt d’un trait de caractère des autres pays européens de considérer que les Français le sont.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a relevé la nuance, précisant que dans l’ensemble les Européens prétendaient que les Français se considéraient comme les experts des problèmes africains. Il a toutefois constaté que la France et le Royaume-Uni avaient en commun une approche différente de l’Afrique, s’inscrivant dans une perspective à long terme, malgré les relations étroites entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. La volonté de changer l’Afrique prend en compte la nécessité de ne pas bouleverser les mentalités et les attitudes des Africains.

M. Bernard Cazeneuve a noté que la complicité franco-britannique n’avait pas été apparente dans la gestion du dossier rwandais.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a considéré qu’il convenait mieux en l’occurrence de parler de conceptions communes. Les Britanniques ne diront jamais que les Français connaissent mieux les problèmes africains, tant les conceptions de l’Etat et la vision de l’Afrique sont proches dans les deux pays. Pour la France, comme pour la Grande-Bretagne, l’instauration de la démocratie doit être progressive et s’effectuer sans heurt. Toutefois, il est non moins exact que l’on reconnaît maintenant un rôle réel à la France en Afrique. De nombreux militaires burundais ont accompli leurs études en France ou en Allemagne, les relations militaires avec la Belgique ayant été rompues. Les gendarmes français présents au Burundi étaient donc particulièrement bien acceptés, ils n’ont jamais fait l’objet de menaces.

S’agissant de la prévention des crises, il a souligné qu’il était clair que la France, en faisant savoir qu’elle était prête à intervenir militairement, a joué un rôle dissuasif, que ce soit au Tchad ou en Mauritanie quand, en 1976, le Polisario l’a attaquée à partir de l’Algérie. Ces actions préventives ont été très efficaces. Il a indiqué qu’il n’était certes pas possible de prévoir les conflits, mais qu’en montrant une certaine fermeté sans se contenter de discours, une prévention pouvait être efficace. Il a estimé que le rôle préventif joué par la France dans la région avait eu un effet certain et a déclaré que la présence française au Rwanda en 1990 ne l’avait pas choqué, car il avait vécu une situation identique au Tchad. Toutefois, lorsque le conflit dégénère et que la situation dérape comme en 1994, on ne peut empêcher que l’opinion publique se pose des questions qui peuvent causer bien des dégâts dont on ne prend conscience que plus tard.

Les grands pays, tels que la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, n’avaient pas d’intérêt particulier pour intervenir au Burundi ou au Rwanda. Lorsque les Nations Unies, sur place, ont fait des propositions cohérentes, ils ont eu tendance à les accepter. M. Ahmedou Ould-Abdallah a reconnu que les Nations Unies avaient commis deux erreurs. La première, quand les forces de la MINUAR ont accepté de reculer à la demande des militaires rwandais. A ce sujet, il s’est déclaré persuadé que les forces de l’ONU avaient reçu l’ordre de pénétrer dans l’aéroport afin de procéder aux premières investigations lorsque l’avion a explosé au-dessus de l’aéroport. Or des soldats hutus ivres les ont refoulés.

Le Président Paul Quilès a relevé l’importance des propos tenus par M. Ahmedou Ould-Abdallah et lui a demandé si le contingent de l’ONU, qui était sur place, avait la possibilité d’agir au regard des dispositions de la Charte de l’ONU dans la mesure où il ressortait de son propos que les troupes de l’ONU n’étaient pas obligées de laisser le terrain libre à des émeutiers.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a précisé que le mandat de la MINUAR au Rwanda relevait du chapitre VI et qu’elle devait par conséquent agir en accord avec le gouvernement local. Cependant, lorsque la situation s’est aggravée et a menacé la paix et la sécurité, la notion de souveraineté nationale n’avait plus de légitimité, la situation n’étant plus maîtrisable, le respect du droit international ne devait plus être une règle intangible et l’action s’imposait. Or, à 20 heures 45, des troupes de l’ONU étaient présentes sur le terrain quand l’avion a explosé. Elles auraient dû pénétrer dans l’aéroport. Il n’appartenait pas à un sergent chef rwandais de leur imposer de reculer. Perdre la face dans de telles circonstances a entamé la crédibilité de la MINUAR.

La seconde erreur a été de livrer une femme enceinte, Premier Ministre, aux troupes ennemies. Un tel acte n’avait rien à voir avec une décision du Conseil de Sécurité, car elle concernait une personne. Il s’agit là de deux erreurs fondamentales de la MINUAR.

M. René Galy-Dejean a souhaité savoir d’où M. Ahmedou Ould-Abdallah tenait ces renseignements.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’il les tenait de ses collègues, présents à Kigali. En effet, les troupes des Nations Unies étaient postées en permanence à l’aéroport, qui était une base militaire rwandaise. Le Général Romeo Dallaire a donné l’ordre à certains de ses militaires de pénétrer dans l’aéroport pour y effectuer une reconnaissance. Les militaires rwandais les ont refoulés. Bien que cette information doive être vérifiée, il s’est déclaré quasiment certain de son authenticité. Il a précisé que ces événements l’avaient conduit par la suite à n’accepter d’être accompagné dans ses fonctions au Burundi que par des troupes agissant en vertu du chapitre VII, estimant qu’un militaire hors d’état d’agir se trouvait dans une situation pire que celle d’un civil. Ce constat a hélas été vérifié lors du massacre de Mme Agathe Unwilingiyimana, le Premier Ministre du Rwanda, qui s’était réfugiée chez des militaires des Nations Unies, ces derniers, dès lors qu’ils avaient accepté d’être désarmés avaient perdu tout ascendant psychologique sur leurs agresseurs. Ils auraient dû s’interposer physiquement, or ils n’en avaient pas le droit.

Revenant sur les propos de M. Ahmedou Ould-Abdallah selon lesquels les crises pourraient être évitées, non pas par des discours, mais par la fermeté des forces internationales présentes, M. Kofi Yamgnane a considéré que des négociations ou des interventions devaient être possibles avant qu’un malentendu ne se transforme en conflit ouvert, voire en massacres. Considérant que l’Afrique n’avait mis en place aucune structure pour régler les conflits, il s’est interrogé sur l’intérêt que pouvaient avoir les pays du nord à prévenir les crises au sud.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a regretté qu’il n’y ait pas de véritable prévention des conflits en Afrique, estimant toutefois qu’elle était difficile à réaliser des lors que les populations sont déterminées à se battre. Force est de constater que parfois les Nations Unies ne disposent pas de moyens de prévention convaincants, pas plus que l’OUA. Pour empêcher les conflits des pressions sont nécessaires pour décourager les parties d’avoir recours à la violence. Elles doivent prendre conscience que la guerre pourrait leur coûter cher. Il faut faire pression sur leurs leaders en interdisant la délivrance des visas, en refusant des bourses à leurs enfants, en bloquant leurs comptes en banque à l’étranger, etc. Il convient de faire en sorte que les responsables des conflits ne se sentent en sécurité nulle part. Sans exercer ces pressions, il ne sera pas possible d’empêcher les conflits. Les chefs de guerre et de factions agissent comme des mafieux et la communauté internationale doit parfois faire de même. Il n’est par contre pas fondamental de contrôler les ventes d’armes, l’Afrique regorgeant d’armes individuelles, que ce soit au Nigeria, au Zimbabwe ou au Soudan. Elles sont exportées par les mafias de Hongkong, de Macao, de Russie, rendant tout contrôle impossible. Lorsque les armes étaient exportées par des pays démocratiques, il était possible d’exercer des pressions par l’intermédiaire des ONG ou de la presse pour empêcher qu’elles soient livrées à des parties en conflit.

Les pays africains ne peuvent pas faire de prévention car ils ne disposent pas de moyens de pression sur leurs habitants, notamment sur leurs chefs de guerre. En revanche, les pays du nord ont, pour leur part, de nombreuses raisons pour s’engager dans la prévention des conflits en Afrique, ne serait-ce que pour éviter l’afflux de réfugiés sur leur territoire et parce que les ONG et la presse en alertant l’opinion publique sur la situation africaine les contraignent à l’action.

S’agissant de la gestion des crises africaines par les Africains, il a déclaré ne pas partager l’analyse de M. Kofi Yamgnane et a considéré que les crises africaines sont des crises internationales dont le règlement relève des Nations Unies. Les crises menaçant la paix, telles que celles de Bosnie, du Cambodge, de l’Afghanistan, du Liberia, ou du Burundi ont une dimension internationale. Il a considéré qu’il existait une alliance objective entre les bureaucrates africains qui cachent leur incompétence en affirmant qu’ils vont, seuls, gérer leurs crises, et l’extrême droite européenne qui ne souhaite pas intervenir en Afrique. Quand il s’agit d’intervenir en Haïti, en Bosnie, au Cambodge ou en Afghanistan, les Européens et les Américains répondent présents. Pourquoi ne serait-ce pas le cas en Afrique, d’autant qu’il existe des conflits d’intérêt entre puissances africaines, notamment lorsqu’un grand pays domine une région et qu’il y impose son système ? La volonté récemment exprimée par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni de soutenir une action concertée de troupes africaines peut paraître une excellente initiative. Elle ne règle toutefois pas le problème des pays africains qui ont recours à la force dans leurs relations avec leurs voisins. C’est la raison pour laquelle M. Ahmedou Ould-Abdallah a souhaité que les crises africaines soient gérées par la communauté internationale dont les fondements démocratiques sont plus assurés que ceux des pays africains.

M. Kofi Yamgnane s’est interrogé sur la possibilité d’une nouvelle crise identique à celle du Rwanda en Afrique.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative. Les pays africains connaissent des violences, mais elles n’ont aucun point commun avec un génocide. En effet, pour commettre un génocide, il faut l’avoir pensé, planifié, il faut une volonté politique de massacrer toute une population, ce qui nécessite le consentement des troupes qui massacreront la population visée. Au Rwanda, l’exécution de telle ou telle personne, était subordonnée à sa présence sur une liste communiquée par les autorités et recensant tous les noms des victimes à abattre.

Après avoir rappelé que les accords d’Arusha prévoyaient le retrait de la présence militaire française au Rwanda, M. Michel Voisin a indiqué que des voix s’étaient élevées pour dire que leur maintien aurait pu éviter l’aggravation de la situation. Il a souhaité connaître le sentiment de M. Ahmedou Ould-Abdallah sur ces commentaires.

M. Ahmedou Ould-Abdallah n’a pu affirmer que le maintien des troupes françaises aurait suffi à éviter le génocide. Toutefois, il est certain que leur présence aurait eu un effet dissuasif beaucoup plus crédible que celle des troupes de la MINUAR, dans laquelle un contingent pouvait refuser d’exécuter un ordre donné par un chef d’une autre nationalité. Il a fait part de sa satisfaction à l’annonce de l’opération Turquoise, à un moment où les Nations Unies connaissaient une situation extrêmement difficile et étaient discréditées après les événements de Bosnie et de Somalie. Par l’opération Turquoise la communauté internationale prouvait qu’elle existait, qu’elle agissait et qu’elle pouvait dire " non ", c’est-à-dire s’opposer aux événements. L’opération Turquoise a démontré qu’un contingent national structuré était plus crédible qu’un assemblage de contingents ne disposant pas d’une chaîne unique de commandement. S’agissant du retrait des troupes françaises, il avait été exigé par le FPR, la question de leur maintien ne se posait donc pas.

M. François Loncle a remercié M. Ahmedou Ould-Abdallah pour la pertinence de ses analyses, mais a demandé si, dans le cas de crises mineures en Afrique, il ne serait pas plus judicieux que l’ONU aide l’OUA à se renforcer pour lui permettre d’intervenir. Il a ensuite fait observer que, à maintes reprises, des démarches et des textes de l’Eglise catholique de la région avaient eu pour effet de dresser les ethnies les unes contre les autres, et s’est interrogé sur le rôle réel qu’elle avait pu jouer directement ou indirectement dans l’enchaînement des événements de la crise rwandaise.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a rappelé que l’OUA avait créé, en 1994, un bureau appelé " organe central pour la prévention et la gestion des conflits ", au renforcement duquel tous les grands pays ont contribué en fournissant soit des experts soit des équipements. Cet organe existe donc, mais il est vrai qu’il mérite plus d’intérêt afin de gagner en efficacité. Il a souligné la difficulté de répondre à la question concernant le rôle de l’Eglise catholique, qui a une présence historique dans la région. Quand les grands pays ont donné le Congo au roi Baudouin, celui-ci a fait appel aux Britanniques pour la gestion des mines et à l’Eglise pour les soins, l’éducation, l’administration et l’évangélisation de la population. Au Rwanda et au Burundi, l’Eglise a joué un rôle assez positif au plan agricole, par exemple. Ces deux pays, malgré leurs difficultés, étaient autosuffisants sur le plan alimentaire. En outre, les taux de scolarisation étaient cinq à six fois plus élevés que dans le reste de l’Afrique. Les cuisiniers, les jardiniers, contrairement au reste de l’Afrique, savaient lire et écrire. Il a été dit que l’Eglise avait encouragé le surpeuplement, qu’elle avait évité l’urbanisation qui aurait facilité l’intégration, les gens des villes ne sachant pas s’ils sont Hutus ou Tutsis. Pour avoir passé beaucoup de temps avec des prêtres et des évêques, il a pu témoigner de leurs difficultés face aux antagonismes ethniques.

M. Pierre Brana a constaté que ces régions étaient surpeuplées et que le contrôle des naissances avait certainement été freiné par l’Eglise.

M. Ahmedou Ould-Abdallah en a convenu. Il a considéré que l’un des grands problèmes, souvent sous-estimé, de la région des Grands lacs, était bien le surpeuplement auquel s’ajoutait la pauvreté. Le Burundi, avec une surface de 28 000 km², compte 6 millions d’habitants et le Rwanda qui est de taille comparable en comptait 7 millions ; l’ensemble du Kivu est surpeuplé. Les crises successives ont déterminé les populations à avoir plus d’enfants ; c’était pour elles une question de survie car il ne fallait pas laisser la place aux autres.

Le Président Paul Quilès s’est interrogé sur les solutions envisageables dans une région qui, depuis trente ans, connaît des massacres et des déplacements de populations. Comment enrayer un processus qui semble s’autoalimenter en raison de l’interaction de facteurs tels que le développement des extrémismes, la ruine d’une économie en perdition et la surpopulation ?

M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné l’importance du sujet. Depuis 1959 ces pays sont en crise. Tout a commencé au Rwanda avec le massacre et l’expulsion des Tutsis, au moment de l’indépendance, puis a continué au Burundi, les cycles de violence revenant tous les trois ans. Les violences que ces pays ont connues ont revêtu une particulière gravité depuis près de quarante ans. En outre, leurs conflits ont divisé les pays occidentaux, l’ONU et l’OUA. Le Rwanda et le Burundi ont réussi à culpabiliser les autres pays en leur faisant prendre position pour ou contre telle ou telle ethnie. Il a insisté sur le fait que la communauté internationale se devait de dénoncer haut et fort ce qui s’est passé, et ce qui se passe encore, mais qu’elle ne devait pas entrer dans les affaires internes de ces pays. La seule façon d’aider ces populations victimes de leur histoire -elles se sont enfermées dans un véritable ghetto psychologique-, est de refuser de se prêter à tout chantage. Il faut rétablir parmi elles le respect des droits de l’homme et aider notamment le Burundi à sortir de l’embargo qui lui est imposé.

M. Jacques Myard a considéré que la croissance démographique de pays comme le Rwanda, le Burundi et le Kenya et au-delà le Maghreb et l’Egypte posait le double problème du contrôle des naissances et de la surpopulation. La poursuite de cette évolution bloquerait à terme tout développement et produirait une jeunesse " interdite d’avenir ", susceptible de programmer de futures catastrophes.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné qu’avec une croissance démographique de 3 à 4 %, la croissance économique devrait être d’au moins 8 %, ce qui était tout à fait impossible pour des pays pauvres et enclavés. Actuellement le Rwanda exporte son café vers Mombasa ; or son acheminement est entravé par le rançonnement effectué par les douaniers et policiers corrompus qui arrêtent et pillent les transporteurs. Les agriculteurs et les éleveurs sont qualifiés, et indépendants économiquement, mais ils manquent de terres et de débouchés et se retrouvent piégés comme ils ont piégé la communauté internationale. Face aux contradictions internes des pays africains, la seule solution plausible réside dans le développement économique qui doit constituer la clef de voûte de l’intervention des pays du nord.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr