Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jacques Depaigne, en poste au Zaïre de juillet 1993 à janvier 1996. Il a rappelé que la mission avait souhaité entendre l’Ambassadeur pour mieux apprécier ce qu’avait été, au cours de cette période, la politique suivie par les autorités zaïroises concernant à la fois les négociations d’Arusha et la participation du Zaïre à l’opération Turquoise.

M. Jacques Depaigne a tout d’abord précisé que, bien qu’ayant été Ambassadeur au Zaïre à l’époque du génocide, il était resté assez loin des événements, notamment au moment de l’opération Turquoise car, même avant l’installation d’une cellule du ministère des Affaires étrangères à Goma, l’Ambassadeur de France à Kinshasa avait pour instruction de ne pas se rendre sur le terrain. Lors de la venue des ministres et du Premier Ministre dans le Kivu, il était entendu qu’ils venaient voir les soldats français et non les Zaïrois.

Il a également souhaité cadrer le tableau quelque peu surréaliste du Zaïre de l’époque en indiquant que la situation s’y était vite aggravée, qu’à son arrivée à Kinshasa le Gouvernement de M. Birindwa venait d’être nommé et qu’il avait instruction -ce qui est étrange pour un Ambassadeur- de n’avoir aucun contact avec lui. Seul le Maréchal Mobutu était considéré comme légitime, mais ce dernier habitant à 1 500 kilomètres, les rencontres n’étaient pas très fréquentes. Pendant plusieurs mois, y compris au début du génocide, le Gouvernement zaïrois était considéré comme infréquentable et l’une des raisons pour lesquelles aucun déplacement n’avait été effectué, c’est qu’il ne fallait pas courir le risque d’être accueilli par l’un de ses ministres.

Il a répété que, par conséquent, il était resté éloigné des événements et qu’il avait l’impression que l’ensemble du processus, depuis les discussions de paix jusqu’à " l’invasion ", comme disait le Gouvernement zaïrois, devenu fréquentable avec l’arrivée de M. Kengo Wa Dondo après le mois de juillet, avait été totalement subi par le Zaïre. Le degré de délabrement de l’ensemble des structures de l’Etat zaïrois était tel -comme on a pu le vérifier à l’entrée de M. Laurent-Désiré Kabila- que la capacité zaïroise en n’importe quel domaine, que ce soit pour organiser l’accueil des réfugiés, essayer de les repousser ou de contrôler leur entrée, s’était révélée tout a fait insuffisante.

Lorsque le flot des réfugiés était entré dans le pays, l’armée zaïroise avait exercé un minimum de contrôles. Les armes lourdes des ex-forces armées rwandaises avaient été saisies et les FAR plus ou moins regroupées mais ces actions avaient été conduites avec approximation, de telle sorte qu’une véritable gestion de la situation était impossible. Néanmoins, les armes, dont la restitution était devenue un des sujets essentiels de discussion, avec le retour des réfugiés que réclamaient les Zaïrois, au fil des mois, lors des discussions bilatérales engagées entre le Gouvernement de M. Kendo Wa Dondo et les responsables rwandais, notamment au niveau du ministère de l’Intérieur, avaient en réalité été conservées par les Zaïrois comme moyen de pression sur les Rwandais.

M. Jacques Depaigne a souligné que le leitmotiv du Gouvernement zaïrois était le départ des réfugiés qui furent, petit à petit, considérés comme la cause de tous les ennuis dans cette région. Le Ministre de l’Intérieur de l’époque, devenu ensuite Ministre des Affaires étrangères, M. Kamanda Wa Kamanda, avait imaginé un système très difficile à mettre au point : il aurait souhaité que soit instituée une fiction d’extra-territorialité et que l’on transfère les camps du Zaïre au Rwanda mais en considérant leur périmètre comme zaïrois pour qu’ils continuent de bénéficier de la protection du HCR et soient soustraits à la pression des forces rwandaises. Naturellement, cette demande n’avait pas pu aboutir et, au fil des mois, l’impression s’était installée que le Gouvernement ne contrôlait rien, ce qui était d’ailleurs le cas pour pratiquement n’importe quel domaine et de manière particulièrement frappante pour tout ce qui concernait le traitement du problème des réfugiés.

Pendant ce temps, le Maréchal Mobutu se montrait incapable d’agir véritablement, faute de relations satisfaisantes avec ses collègues des pays environnants et également en raison de son peu d’inclination à suivre un dossier et à conduire une stratégie.

M. Jacques Depaigne a fait observer en conclusion que l’absence du Maréchal Mobutu au sommet de Dar Es-Salam s’expliquait très bien et que, sur le moment, elle n’avait même pas posé de questions particulières. Le Maréchal ayant convoqué les deux principaux protagonistes, il avait fait, en quelque sorte, son " numéro ", ce qui devait lui suffire. De plus, la qualité de l’accueil qui lui aurait été réservé par ses autres collègues n’était pas suffisamment garantie pour qu’il pense devoir effectuer le déplacement.

Le Président Paul Quilès a demandé quelle avait été l’appréciation portée par les autorités zaïroises ou par le Maréchal Mobutu sur le contenu des accords d’Arusha au moment de leur conclusion et de leur entrée en vigueur.

M. Jacques Depaigne a répondu que ces accords étaient officiellement appréciés, comme s’inscrivant dans une évolution jugée -toujours officiellement- positive mais il a fait remarquer que c’était aussi une époque où il n’y avait guère d’opinion représentative au Zaïre. La presse, très nombreuse, était pour l’essentiel d’opposition et on n’entendait pas véritablement de voix officielles s’exprimer. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu avait clairement choisi son camp et a indiqué qu’il n’était pas certain qu’il n’ait pas émis quelques réserves.

Le Président Paul Quilès a rappelé que, même s’il avait choisi son camp, il était venu avec les représentants du FPR à la réunion de 1991.

M. Jacques Depaigne a précisé que cette circonstance ne l’avait pas empêché de choisir son camp et qu’il avait d’ailleurs parfois manifesté en privé un sentiment de solidarité bantoue, expression entendue chez les responsables zaïrois.

Le Président Paul Quilès a demandé en quoi consistait cette solidarité.

M. Jacques Depaigne a indiqué que c’était quelque chose de vague, répondant à ce qui était encore un fantasme : la notion d’une grande région tutsie réunissant le Rwanda, le Burundi, le Kivu et l’Ouganda.

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si, au nom de " la solidarité bantoue ", le Maréchal Mobutu avait pu intervenir auprès du Président Habyarimana pour favoriser l’entrée en vigueur des accords d’Arusha, ou pour l’alerter contre la montée des tensions ethniques.

M. Jacques Depaigne a répondu que tel était, en tout cas, ce que la France demandait au Maréchal de dire par des canaux divers, le Maréchal ayant de nombreux contacts avec les dirigeants francophones en dépit du sort difficile qui lui était réservé.

Le Président Paul Quilès a demandé si c’était le message que l’Ambassadeur transmettait et si le Maréchal appliquait cette recommandation.

M. Jacques Depaigne a précisé que le message ne transitait pas forcément par le canal de l’Ambassadeur et que le Maréchal avait appliqué cette recommandation puisqu’il ne s’était pas activement opposé au processus d’Arusha.

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment s’étaient déroulées les négociations entre le Zaïre et la France au moment de l’opération Turquoise. Il a relevé à ce propos que la création de la zone humanitaire sûre était considérée comme une solution permettant d’éviter notamment au Zaïre un afflux de réfugiés, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’était pas souhaitable pour ce pays.

M. Jacques Depaigne a considéré qu’il n’y avait eu aucun problème et a indiqué que le Maréchal avait accepté tout de suite. Le Maréchal recherchait une amélioration de sa position internationale et la France l’a, d’une certaine façon " remis en selle ", ce que l’opposition zaïroise avait d’ailleurs reproché. Avec, en outre, la nomination de M. Kengo Wa Dondo, Premier Ministre élu par le gouvernement de transition, le pouvoir zaïrois devenait ainsi plus acceptable qu’avec M. Birindwa à sa tête.

M. Pierre Brana a souhaité savoir si la flambée de violence dans la région du Kivu était ressentie comme la conséquence des événements du Rwanda et ce qu’en pensait le Maréchal Mobutu.

M. Jacques Depaigne a rappelé qu’il s’agissait d’une situation ancienne mais qui avait connu avec l’affaire du Rwanda une aggravation considérable du fait que des réfugiés hutus étaient venus au Zaïre alors que les Banyarwanda étaient en conflit avec les populations autochtones pour la possession des terres depuis fort longtemps. A l’époque, on parlait d’ailleurs beaucoup des Banyarwanda et pas du tout des Banyamulenge qui, au sud du Kivu, furent par la suite le fer de lance de Laurent-Désiré Kabila. Là encore, il n’y avait pas véritablement de position arrêtée : l’armée zaïroise pouvait à la fois prendre le parti des Banayarwanda ou des populations autochtones, non pas en fonction de considérations politiques mais en fonction de considérations financières, c’est-à-dire qu’elle choisissait ceux qui pouvaient lui donner le plus d’argent.

M. Pierre Brana a évoqué la comparaison avec les seigneurs de la guerre.

M. Jacques Depaigne a ajouté qu’il était impossible de conduire une véritable politique, faute de moyens de transmission entre les pouvoirs politiques et l’armée.

M. Pierre Brana, rappelant que le Maréchal Mobutu avait annoncé qu’il allait se donner les moyens d’arrêter les criminels, a demandé si ces déclarations avaient été suivies d’un début de mise en application ou si elles n’étaient qu’un effet de théâtre.

M. Jacques Depaigne a souligné qu’elles répondaient à une véritable volonté partagée, à cette époque, par le Gouvernement de M. Kengo Wa Dondo, mais que les autorités étaient incapables de les mettre en application. Ce qui aurait été déjà extrêmement difficile pour n’importe quel Gouvernement l’était encore davantage pour les autorités zaïroises. La seule mesure mise en oeuvre fut d’organiser la sécurité à l’intérieur des camps. Le HCR avait financé, en quelque sorte, une milice privée composée de militaires zaïrois qu’il avait décidé d’habiller, de payer et d’encadrer et dont tout le monde reconnaissait, à l’époque en tout cas, qu’ils faisaient un assez bon travail. L’armée n’était pas composée de mauvais soldats mais elle était décomposée ; dès lors que ses hommes se sont trouvés encadrés, ils ont bien travaillé. Cette démarche aurait pu marquer le point de départ d’une espèce de tri entre les responsables d’actes de génocide et les autres. Cependant, la pression des milices était très forte à l’intérieur des camps et on n’était pas parvenu à les empêcher de l’exercer.

L’une des conséquences de cette incapacité des autorités zaïroises à gérer la situation a été une décision, prise par le Gouvernement zaïrois à la fin du mois d’août 1994, d’expulser les réfugiés. L’idée était que l’expulsion par la force permettrait aux réfugiés d’échapper à la pression des milices à l’intérieur des camps mais, naturellement, cette entreprise était impossible.

M. Pierre Brana a souhaité savoir quelle était la validité de l’analyse de la presse notamment, mais aussi de la littérature, qui présentait souvent le Maréchal Mobutu comme un pompier pyromane, laissant entendre par là qu’il aurait, par moments, exacerbé les tensions ethniques pour ensuite calmer le jeu.

M. Jacques Depaigne a répondu que cette tactique faisait partie de sa méthode mais que, dans ce cas précis, la situation était déjà extrêmement difficile.

M. Pierre Brana a souhaité savoir si les événements du Rwanda, notamment le génocide, figuraient parmi les causes de la chute de Mobutu, autrement dit, si la théorie des dominos dont on a beaucoup parlé dans la région, pouvait être prise en compte.

M. Jacques Depaigne a affirmé que le régime de Mobutu se dégradait très nettement de lui-même. La théorie à laquelle se référait M. Pierre Brana supposerait qu’il y ait eu une organisation quelque part qui ait prévu la chute des différents dominos. Les opportunités ont été utilisées : personne ne parlait de M. Laurent-Désiré Kabila, la seule référence à cette personnalité se trouvait dans les mémoires de Che Guevara qui en disait d’ailleurs beaucoup de mal. En outre, les soutiens de M. Laurent-Désiré Kabila ne souhaitaient même pas, au départ, qu’il aille jusqu’à Kinshasa.

M. Pierre Brana a demandé à M. Jacques Depaigne s’il avait rencontré M. Laurent-Désiré Kabila avant son arrivée au pouvoir.

M. Jacques Depaigne a répété que personne n’en parlait et que personne ne le connaissait, ce qui était également le cas de son collègue américain, des différents diplomates et des Zaïrois au Gouvernement.

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelle était l’analyse de l’Ambassadeur sur les événements qui se déroulaient dans l’ex-Zaïre et qui étaient largement la conséquence de ce qui s’était passé en 1994 au Rwanda. Il a rappelé qu’un rapport de l’ONU venait récemment de faire état de toute une série de massacres, ou pour le moins de disparitions massives de populations.

M. Jacques Depaigne a indiqué qu’à Nairobi, pendant les premiers mois où il était en poste, il avait rencontré MM. Kengo Wa Dondo et Kamanda qui étaient venus au seul sommet auxquels les responsables zaïrois avaient assisté. Il avait vu se mettre en place un début de logistique pour une intervention humanitaire que la France seule réclamait en décembre 1996 -notamment avec un général et un état-major canadiens. Il y avait eu quelques discussions et, finalement, c’était au grand soulagement de la plupart des membres de la communauté internationale qu’il avait été décidé que l’opération, jugée impossible, n’aurait pas lieu.

La politique de l’époque était de laisser les réfugiés partir dans la forêt. Lorsque les camps avaient été attaqués et que la vie des réfugiés était devenue impossible, certains d’entre eux étaient rentrés au Rwanda. Ce retour avait été jugé satisfaisant par le Gouvernement rwandais, tous les autres étant considérés comme coupables de génocide.

Le Président Paul Quilès s’est demandé si ce soupçon justifiait leur disparition.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr