Présidence de M. Alain TOURRET, Président

MM. Le Scornet et Cresson sont introduits.

M. le président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du président, M. Le Scornet, ainsi que M. Cresson, qui l’accompagne, prêtent serment.

M. Daniel LE SCORNET : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, je vous remercie d’avoir bien voulu auditionner la Fédération des mutuelles de France.

Mon témoignage sera un témoignage de principe et, pour une part, indirect, car aucune des mutuelles adhérentes à la Fédération des mutuelles de France, soit 800 mutuelles, n’est habilitée, ou n’a demandé une habilitation à gérer des assurances sociales étudiantes telles que la loi les définit.

Cependant, mon témoignage est aussi un témoignage intéressé, un témoignage impliqué, un témoignage engagé, pour deux raisons essentielles : d’une part, chacune des mutuelles de France intervient dans le domaine de la complémentarité au régime obligatoire des jeunes, y compris des jeunes étudiants, sans gérer le régime étudiant de façon déléguée ; d’autre part, la Fédération des mutuelles de France a initié avec une quinzaine d’organisations - syndicales, mutualistes, dont des mutuelles étudiantes et de jeunes - un séminaire national de réflexion sur le devenir des systèmes de protection sociale pour la jeunesse, dont la jeunesse étudiante. Nous étudions, au cours de ce séminaire, des propositions visant une protection sociale pleine et entière des étudiants et de la jeunesse qui, pour notre part, ne nous semble pas encore aujourd’hui satisfaisante.

Il existe, en effet, dans ce domaine, un manque d’autonomie de la jeunesse, qui est très lié à des questions de protection sociale, puisque les jeunes, notamment les étudiants, n’ont généralement pas de ressources autonomes. Il nous paraît donc opportun que le Parlement ait décidé d’une enquête sur le régime étudiant afin de pouvoir répondre aux nombreuses questions qui se posent sur sa gestion - encore que le rapport de la Cour des comptes de 1998 ait déjà donné des éléments et des recommandations dont certaines que nous partageons j’aurai l’occasion d’y revenir -, afin d’en avoir une vision administrative, mais aussi, c’est par ce point que je commencerai, Monsieur le président, une analyse du principe lui-même.

Notre première remarque concernant les assurances sociales étudiantes, qui sont calquées sur le régime général quant à leur niveau et leur périmètre d’intervention en ce qui concerne la maladie et la maternité, est qu’elles ne permettent pas, de notre point de vue, de faire face réellement à la capacité d’accès aux soins précoce et de qualité de la population étudiante. C’est le premier point que nous voudrions mettre en avant. Toutes les études existant aujourd’hui - elles sont assez nombreuses -, je me réfère notamment au rapport du Haut comité de la santé publique, montrent que nous sommes, dans ce domaine de la santé de la jeunesse au sens physique et mental du terme, dans une situation qui, sans verser dans le catastrophisme, est préoccupante, relativement grave.

Ainsi, le Haut comité de la santé publique constate que la jeunesse prise dans son ensemble est dans une situation historiquement tout à fait nouvelle, y compris du point de vue de sa santé, puisque pour la première fois peut-être dans l’histoire moderne, une catégorie de la population, sa jeunesse, risque de voir régresser et non pas progresser son état de santé.

Notre première remarque est donc de dire que, certes, votre enquête sur le régime de protection sociale des étudiants doit certainement viser les moyens, c’est-à-dire étudier toutes les caractéristiques administratives de gestion de ce régime, mais qu’elle doit aussi viser les fins, c’est-à-dire savoir si la protection sociale étudiante telle qu’elle est organisée aujourd’hui, permet réellement de faire vivre " en sécurité sociale ", au sens le plus fort du terme, les populations étudiantes. On peut aussi se demander si elle permet à la grande majorité des jeunes de pouvoir être étudiants, parce que l’un des obstacles, pour l’ensemble des jeunes, à l’accès aux études supérieures - ce qui peut être un objectif d’une société développée comme la nôtre - peut résider aussi dans le niveau de la protection sociale donnée aux étudiants.

C’est là le premier point sur lequel je souhaitais insister : une enquête pas seulement sur les moyens mais sur les fins.

Nous pensons qu’une vérification des finalités elles-mêmes du régime étudiant est nécessaire. Les étudiants bénéficient-ils aujourd’hui d’un statut social, au sens fort du terme, qui leur permet de vivre en bonne santé et en sécurité sociale ? Toutes les enquêtes disponibles et notre expérience en tant que Mutuelles de France nous font dire que tel n’est pas le cas.

La novation que représentera la CMU qui est en discussion au Parlement va créer une situation nouvelle de ce point de vue. Pour une large part, cette couverture maladie universelle sera dirigée vers ces populations jeunes, vers les populations étudiantes, puisque ce sont les populations les moins solvables, celles qui, bien qu’affiliées à des régimes de sécurité sociale, n’ont pas accès aux soins ou retardent leurs soins pour des raisons financières -pas seulement financières mais surtout financières. Les Mutuelles de France se sont donc engagées pour que la CMU soit vraiment une rupture avec la situation actuelle, qui engendre un retard considérable de soins ; il n’y a pas seulement non accès aux soins, il y a retard d’accès aux soins, en particulier pour les populations jeunes et l’on sait que, pour l’état de santé de la jeunesse, le problème de la précocité de l’accès aux soins et à la prévention est un problème fondamental.

La CMU est certainement une condition absolue de lutte contre ce que le rapport de la Cour des comptes note et que nous constatons nous aussi, c’est-à-dire un phénomène de démutualisation relative des étudiants. Il ne suffit pas d’affilier les étudiants à un régime de sécurité sociale - il faut le faire dans de meilleures conditions que celles qui existent aujourd’hui, je pourrais répondre à des questions dans ce domaine -, il faut aussi qu’ils accèdent à la mutualisation. Il faut bien que le couple " sécurité sociale-mutualité " soit pleinement assuré, en particulier pour les populations de jeunes.

Dans ce cadre, nous pensons qu’il reste un énorme effort à faire de remutualisation de ces populations, pas seulement d’affiliation au régime dans de bonnes conditions, mais aussi de remutualisation afin de trouver le couplage efficace entre sécurité sociale étudiante et mutualité étudiante. Tout ce qui fragiliserait ce couplage essentiel, irait à l’encontre très certainement, d’une capacité d’accès aux soins et aussi à la maternité, car je pense également à cet autre phénomène que chacun a en tête, qui est relativement préoccupant, qui est la date tardive du premier enfant pour les jeunes femmes. Aujourd’hui, on a son premier enfant à 29 ans. C’est dû à des facteurs très divers, mais l’une des raisons est aussi le statut social de la jeunesse et son statut de protection sociale. Le désir d’enfant est considérable dans ce pays, y compris dans la jeunesse, il va bien au-delà de la reproduction des générations, mais la capacité réelle de pouvoir mettre au monde un enfant est très liée au niveau et à la qualité de la protection sociale des personnes considérées. C’est particulièrement vrai des jeunes étudiantes qui ne peuvent, vues les conditions socio-économiques actuelles, faire droit à leur désir d’enfant, au cours d’une période où leur fertilité est à son apogée.

Voilà, sur le principe, les positions qui sont les nôtres.

Pour ce qui est de la gestion du régime au niveau administratif, c’est peut-être dans un jeu de questions réponses que nous en parlerons. Les recommandations de la Cour des comptes méritent, pour certaines, d’être précisées. Je vous ferai connaître nos propositions à ce sujet. Des propositions des mutuelles étudiantes nous semblent devoir être prises en compte. Puis, il y a les propositions que nous pouvons faire nous-mêmes.

Avec votre permission, Monsieur le président, je souhaiterais disposer de quelques minutes pour donner un point de vue plus prospectif.

Il nous semble que la première grande question, qui était d’ailleurs posée par la Cour des comptes est de savoir s’il reste justifié dans un monde différent de celui de 1948, de coupler le régime étudiant - le quasi-régime étudiant puisqu’il ne s’agit pas d’un régime spécial ni particulier mais d’un régime adossé au régime général - à la gestion déléguée des mutuelles ? Cela a-t-il encore valeur ?

Pour nous, non seulement ce concept a encore sa valeur, mais c’est une chance considérable pour permettre réellement l’accès aux soins et à la prévention des populations. Il faut au contraire, me semble-t-il, amplifier ce couplage plutôt que de le mettre en cause. C’est une des premières positions de la Fédération des mutuelles de France. La Cour des comptes le dit elle-même. En ce qui concerne la gestion des prestations dans ce cadre-là, son jugement est globalement favorable. Ce n’est pas ce système couplé en matière prestataire qu’elle dénonce, puisque la qualité et la rapidité de la prestation est assumée. Il n’y a là aucune raison de remettre en cause la synergie entre régime étudiant et mutuelles étudiantes.

La CMU nous semble devoir être étudiée de façon très précise pour permettre réellement d’aboutir - le projet de loi est en discussion, c’est le moment d’y réfléchir - au choix partenarial qui a été fait - c’est-à-dire le fait que chaque assuré puisse être à la fois assuré et mutualiste, qu’il puisse avoir l’ensemble de ces droits. Il faut que ce droit commun puisse aussi être appliqué en matière de mutuelles étudiantes. L’acuité du regard des parlementaires nous paraît sur ce point très importante.

Sans excuser les dérives commerciales et assurantielles qui ont effectivement pénétré le monde mutualiste - chacun en a les exemples en tête -, il ne faut pas négliger le fait que le champ sur lequel les mutuelles ont été amenées à intervenir a été soudainement et brutalement mis en situation concurrentielle, ce qui a conduit nombre de mutuelles et parfois, la Cour des comptes le dit, à la demande des gouvernements successifs, à prendre des initiatives qui dépassaient, en fait, leurs missions.

Aussi, deuxième grand axe prospectif, il nous semble qu’il faut faire très attention pour les mutuelles étudiantes, comme pour le mouvement mutualiste dans son ensemble, à créer un champ qui justement ne permette pas ces dérives. Le contrôle sur les mutuelles ne suffit pas, leur champ d’activité lui-même doit être assaini.

Dans ce domaine, ce qui attend le Parlement, c’est-à-dire la modification du Code de la mutualité à la suite de la transposition des directives européennes sur les assurances à la mutualité, doit permettre de revaloriser les missions de la mutualité. Dans ce cadre, nous proposons - dans une perspective d’assainissement pour les mutuelles étudiantes mais aussi pour tout acteur dans ce domaine - de faire ce que nous appelons une spécialisation du risque santé, c’est-à-dire faire en sorte que, sur ce risque, l’on trouve les mesures légales, tant au niveau national qu’au niveau européen, qui permettent que quels que soient les acteurs qui interviennent sur ce champ, puisque concurrence il y a, ils puissent le faire dans un cadre éthique qui soit normé de façon légale forte.

Deux mots sur ce cadre éthique : il nous semble que des règles de non-sélection, de non-exclusion doivent être imposées à l’ensemble des opérateurs ; il nous semble qu’il ne faut pas qu’un opérateur, quel qu’il soit, puisse consolider le risque santé sur l’ensemble de son portefeuille, parce que cela introduit des distorsions de concurrence terribles, qui conduisent ensuite l’ensemble des acteurs à mener des politiques qui ne sont pas des politiques éthiques ; et il nous semble qu’il ne faut pas dissocier les activités d’assurance du risque, des activités d’action sur le risque et de prévention. Or, vous le savez, la directive pose un problème grave, dans ce domaine, pour le mouvement mutualiste puisqu’elle demande que l’on dissocie les activités d’assurance du risque des activités de réalisation, qui doivent être, pour la mutualité étudiante, des réalisations fortes en matière notamment de contraception et de médecine préventive. Il y a donc là un cadre éthique à défendre.

Votre commission d’enquête qui cherche à donner pleine efficacité au régime étudiant ne peut pas s’abstraire du cadre lui-même dans lequel les mutuelles étudiantes et le régime de sécurité sociale étudiant vont devoir intervenir.

Cependant, cela ne sera pas totalement suffisant. Nous pensons que le cadre éthique dont je viens de parler, la CMU avec la volonté d’aller vers un partenariat qui permette une remutualisation très forte de ces populations, ne suffiront pas pour aboutir à l’accès aux soins de qualité pour l’ensemble des populations concernées. Nous sommes bien face à un problème assez large, qui est celui du régime général, certes, mais qui peut être traité de façon plus spécifique concernant le régime étudiant.

Nous savons que les problèmes de santé de la jeunesse sont des problèmes essentiels. Si une population est à préserver, c’est bien les jeunes, parce que toute leur vie en sera déterminée. Les niveaux de couverture du régime général sur lesquels s’adosse le régime étudiant sont insuffisants. Il serait bon, dans le cadre d’une évolution générale de la sécurité sociale française, d’avoir un premier axe d’amélioration qui viserait, d’ores et déjà, le régime étudiant. Puisqu’il y a spécificité, pourquoi les niveaux et les périmètres d’intervention du régime étudiant en matière auditive, d’optique ou dentaire dont on sait que ce sont des domaines où le régime général est d’une faiblesse insigne, ne font-ils par l’objet d’un effort spécifique ? Je pense aussi à la santé mentale dont on sait qu’elle a, au sein de la jeunesse, un rôle tout à fait décisif à jouer.

Il nous semble donc que, là aussi, il y a des efforts nouveaux à faire, qui permettraient d’améliorer le régime étudiant tout en offrant aussi une meilleure mutualisation généralisée de tous les étudiants et d’obtenir une efficacité beaucoup plus forte du régime.

C’est évidemment un domaine passionnant pour le mouvement mutualiste, parce que c’est l’avenir même des formes de protection sociale qui sont en jeu, si l’on cerne bien la situation de la jeunesse vis-à-vis de la protection sociale. Il nous semble que reste posé, par delà les problèmes d’assurance maladie et de maternité, le problème de la sécurité sociale de la jeunesse car, aujourd’hui, la jeunesse dans son ensemble, étudiante et non étudiante, est en situation de grande dépendance. Les jeunes dépendent essentiellement des ressources de leurs parents. Vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-huit ans et être totalement dépendant, être en absence totale d’autonomie. Or, l’autonomie a un rôle décisif en matière de santé. Elle joue un rôle décisif évidemment pour la liberté personnelle, pour la liberté de choix, mais également dans le domaine de la santé.

C’est la raison pour laquelle nous réfléchissions - peut-être aurai-je l’occasion de répondre à quelques interrogations à ce sujet - à ce que pourrait être une branche jeunesse de la sécurité sociale. Il serait très étonnant que, depuis 1948, il n’y ait rien de nouveau à faire en matière de sécurité sociale pour une population qui s’est complètement transformée, tant quantitativement que qualitativement, puisque la jeunesse dure beaucoup plus longtemps et que les problèmes d’autonomie se posent. Nous pensons donc - c’est la base d’une réflexion qui pourrait englober le régime étudiant mais aussi le déborder - que les problèmes des ressources des étudiants sont posés, que, par exemple, le problème des cotisations des étudiants au système de retraites est posé, etc.

M. le Président : Votre exposé liminaire est effectivement très intéressant et nous allons vous poser quelques questions.

Pouvez-vous nous rappeler votre position concernant la transposition des directives européennes au secteur mutualiste ? En quoi, selon vous, l’application de ces directives modifierait-elle substantiellement l’économie générale des mutuelles étudiantes ? Nous recevrons M. Michel Rocard sur ce sujet, mais nous souhaitions connaître auparavant votre position à ce sujet.

M. Daniel LE SCORNET : Notre position n’est pas de ne pas nous conformer aux exigences communautaires, elle est de trouver une transposition qui permette, comme d’ailleurs Monsieur le Premier ministre a demandé à M. Michel Rocard de l’étudier, de trouver le moyen de se conformer à ces exigences communautaires tout en sauvegardant et en développant les bases mutualistes françaises.

Dans ce cadre, notre proposition essentielle est donc de rester dans l’esprit des directives, en en changeant légèrement la lettre. L’esprit des directives, c’est la spécialisation de l’assurance du risque. Nous, nous proposons d’aller plus loin et de spécialiser le risque santé lui-même pour les raisons que j’ai essayé d’exposer rapidement. C’est-à-dire qu’il s’agirait de faire en sorte que tous les opérateurs qui interviennent sur ce risque - assurances privées, institutions de prévoyance et mutuelles - soient tenus à intervenir selon les mêmes règles. C’est cela que nous recherchons.

Nous ne cherchons pas à ce que tous les opérateurs soient alignés, ce qui est un peu le sens actuel des directives, mais nous souhaitons que l’on harmonise plutôt leur champ d’intervention pour qu’il y ait une réelle capacité de concurrence mais sur des règles qui excluent les phénomènes de sélection et d’exclusion, qui excluent les phénomènes de consolidation du risque maladie sur le reste d’un portefeuille, ce qui permet à certains opérateurs actuellement, par exemple, de cibler effectivement les populations jeunes en bon état de santé, et de laisser aux mutuelles les autres populations - nous sommes là dans des situations qui ne sont pas conformes à l’éthique et à l’efficience du système ; des règles qui permettent aussi, ce que la directive ne permet pas pour l’instant et c’est la raison pour laquelle nous proposons une spécialisation, de laisser les mutuelles étudiantes gérer à la fois les services de prestations, mais également un certain nombre de réalisations qu’elles ont mis en place dans le domaine essentiel de centres de santé ou de centres de contraception, par exemple.

La directive dissocierait ces deux opérations. Or, il nous semble que l’action sur le risque, celle qui permet d’agir préventivement sur le risque est tout à fait interne à l’opération d’assurance en termes mutualistes. Nous ne sommes pas des compagnies d’assurances, nous ne sommes pas seulement des gestionnaires du risque, nous sommes essentiellement un rassemblement de personnes engagé dans la promotion de la santé de la personne humaine. Il s’agit, pour nous, non seulement d’assurer contre le risque mais aussi de le réduire. C’est donc la voie que nous proposons : avoir une spécialisation du risque santé qui permettrait aux mutuelles étudiantes de pouvoir joindre totalement leurs activités d’assurance du risque et d’action sur le risque.

M. le Président : Ma seconde question portera sur l’une des pistes de réforme du cadre légal des mutuelles, qu’est la mise en place d’une comptabilité analytique permettant de séparer régime obligatoire et régime complémentaire. Sa mise en place vous paraît-elle compatible avec votre souhait de ne pas dissocier les activités d’assurance du risque et les activités de réalisation ?

M. Daniel LE SCORNET : Tout à fait, Monsieur le président. C’est tout à fait possible, dans le cadre d’une comptabilité analytique sur nos propres réalisations que nous souhaitons. Notre idée n’est pas de confondre les gestions, elle est de ne pas les séparer. Au niveau comptable, il est tout à fait normal et sain que toutes les opérations soient bien perçues dans leur réalité. Il ne s’agit pas pour nous d’avoir un fonds commun où l’opacité règne. C’est même exactement l’inverse. Nous sommes évidemment pour des comptabilités analytiques de l’ensemble des opérations.

M. Jean-Pierre BAEUMLER : Cela ne pose-t-il pas trop de problèmes ?

M. Daniel LE SCORNET : Pour ce qui concerne les Mutuelles de France, cette comptabilité analytique est déjà réalisée. Nous comptons parmi nous des mutuelles qui gèrent le régime obligatoire, pour ce qui concerne la fonction publique hospitalière et territoriale, par exemple, dans une situation de gestion déléguée. Nous connaissons donc bien cette formule, puisque des mutuelles affiliées à la Fédération des mutuelles de France le font. Elles séparent tout à fait, de façon analytique, leur activité de prestation de sécurité sociale, leur activité de prestations complémentaires et leur activité de réalisations. C’est tout à fait possible. Je veux simplement dire que l’on ne doit pas les séparer dans la mission elle-même et dans la capacité d’utiliser l’action sur le risque pour réduire l’assurance du risque. C’est cela que nous visons, il n’y a aucune volonté d’opacité comptable, bien évidemment !

M. le Président : Jugez-vous satisfaisants les mécanismes de contrôle actuels des mutuelles ? Quelles améliorations pourraient être apportées ? Ne faut-il pas étendre ces contrôles à tous les placements financiers des mutuelles ainsi qu’aux filiales dans lesquelles elles sont majoritaires ?

M. Daniel LE SCORNET : Ma réponse est oui. Tout ce qui peut permettre à la commission de contrôle d’avoir une vision totalement exhaustive de la situation financière et de l’utilisation des fonds mutualistes nous semble devoir être privilégié. Nous avons tout intérêt, dans tous les sens du terme, à ce que cette clarté soit faite.

Dans ce domaine, il y a certainement des novations à trouver, pas seulement au niveau de la commission de contrôle. Par exemple, les textes disent, et n’ont jamais été appliqués, notamment dans le domaine étudiant, que les organismes de sécurité sociale devraient être représentés dans les sections locales mutualistes. Pourquoi ne le faisons-nous pas ?

Inversement, parce qu’étant mutualiste, je suis pour la réciprocité, pourquoi des représentants étudiants ne sont-ils pas représentés dans les organismes de gestion des caisses primaires et de la caisse nationale ? Il faut trouver des bases démocratiques et légitimes. Faisons- le.

M. Bruno BOURG-BROC : Indépendamment du fond que vous venez d’aborder, vous avez dit tout à l’heure, avec une certitude forte, que le désir d’enfant va, dans ce pays, bien au-delà de la capacité de reproduction. Sur quoi appuyez-vous cette certitude, parce que cela paraît un peu contraire à la réalité ?

Vous avez également souligné que les jeunes étaient dans une grande dépendance et que l’autonomie avait un rôle décisif en matière de santé. Avez-vous une conception d’un statut de l’étudiant dans lequel la sécurité sociale au sens large du terme aurait son rôle ?

Par ailleurs, vous avez souligné que des dérives commerciales et assurantielles avaient touché le monde de la mutualité. De quelles informations autres que celles que nous avons pu lire dans la presse disposez-vous pour parler de ces dérives ?

Enfin, que pensez-vous du système des remises de gestion allouées aux mutuelles étudiantes ? Le système actuel vous paraît-il équitable ?

M. Daniel LE SCORNET : Avec la modestie des savoirs qui sont les miens, sur le désir d’enfant, il existe des enquêtes nationales de l’INED et d’autres instituts. Il ne s’agit pas du tout d’une vision subjective. On sait que le désir d’enfant en France est d’un point supérieur à la descendance finale qui continue à tourner cependant autour de 2,1, alors que toutes les enquêtes montrent que le désir d’enfant s’établit à 2,9.

Le Conseil économique et social dont je suis membre est en train de travailler sur cette question, et l’on s’aperçoit qu’au niveau européen, il existe le même décalage, même si, comme vous le savez, par exemple, dans les pays du sud, les descendances finales sont beaucoup plus faibles qu’en France. Pourtant, partout, le désir d’enfant est régulièrement d’un point supérieur à ce qu’il est constaté. On peut donc penser que des conditions économiques et sociales modifiées, offrant aux personnes la possibilité de faire droit à leur désir d’enfant, permettraient d’aborder les problèmes démographiques de façon assez nouvelle.

Mon expérience mutualiste me fait dire, que, surtout dans cette tranche des vingt à trente ans, le désir d’enfant est fort, mais les couples, quel que soit leur statut, hésitent terriblement tant qu’ils n’ont pas d’assurance économique, de garanties et de sécurité, pour passer à l’acte de conception d’un enfant. On peut donc penser, en constatant que l’âge moyen auquel on a un premier enfant est de vingt-neuf ans, ce qui peut être préoccupant pour des raisons biologiques, que ce n’est pas en soi quelque chose de purement naturel, lié seulement aux changements de mentalité, même si ceux-ci sont forts. Dans un pays libre et démocratique, on pourrait créer les conditions socio-économiques qui permettent d’assouvir plus le désir d’enfant. C’est une analyse qui n’est pas seulement subjective, mais étayée par des études tant nationales qu’européennes.

Votre deuxième question est en partie liée à la première, car, en effet, la catégorie de la population qui est vraiment en dépendance au sens fort du terme, c’est-à-dire qui dépend pour sa vie de quelqu’un d’autre, c’est la jeunesse. On a beaucoup parlé de la dépendance des personnes âgées, qui est un véritable problème. Je sais que l’on n’a pas trouvé de solution satisfaisante au niveau législatif dans ce domaine. Mais le phare est peu mis et nous ferons tout pour que cela change et peut-être une telle commission d’enquête y participera-t-elle, sur cette situation de grande dépendance de la jeunesse.

Les aides, y compris les aides sociales qui existent pour les jeunes, sont importantes. Elles sont même en augmentation, puisque, hier, M. Claude Allègre a annoncé qu’un effort financier considérable serait consenti dans le domaine des bourses. Mais ces aides sont orientées vers les parents et non vers le jeune. Or, nous considérons, quant à nous, qu’à partir de dix-huit ans, voire de seize dans les conditions que définit la loi aujourd’hui, il y a maturité et majorité. Reste un problème clé à résoudre - c’est la raison pour laquelle nous avons un séminaire sur le sujet - pour faire en sorte que la personne humaine ait des droits économiques et sociaux qui lui soient propres et non dérivés de quelqu’un d’autre. Il y a bien un problème d’autonomie de la jeunesse. Plus que pour un statut social de l’étudiant, que nous ne négligeons pas bien évidemment, nous sommes pour une protection sociale de la jeunesse dans son ensemble, qui permettrait de mettre en place ce qui pourrait être une branche jeunesse de la sécurité sociale qui mette la jeunesse en autonomie et en sécurité. Cela me paraît très important.

En ce qui concerne les dérives commerciales et assurantielles, entendons bien ce que nous disons : depuis une vingtaine d’années, le secteur de la santé complémentaire est dans une situation concurrentielle et même hyper-concurrentielle. Toutes les institutions financières aujourd’hui, quelles qu’elles soient et quel que soit leur mode, interviennent sur ce champ. La concurrence est terrible. Qu’il y ait concurrence ne nous pose pas de problème en soi, mais qu’il y ait concurrence dans les termes où cette concurrence s’exerce, c’est-à-dire en permettant à certains des opérateurs de sélectionner les populations, d’exclure, de refuser l’assurance, de consolider une partie de leurs résultats de la branche maladie sur l’ensemble de leur portefeuille, conduit effectivement à ce que le champ d’activité emprunte de plus en plus aux techniques assurantielles qui font que l’on tarifie en fonction du risque, donc en fonction de l’âge, de la maladie et, bientôt, en fonction du risque de la maladie puisque les savoirs prédictifs vont monter. M. Jean-Claude Boulard a d’ailleurs rappelé avec force dans son rapport sur la CMU reprenant les positions de la Fédération des mutuelles de France, qu’elle allait certes régler certains problèmes mais ne les réglerait pas tous.

Nous avons, devant nous, un problème peut-être plus important, celui de la sélection et de la tarification différentielle dans le champ du complémentaire en fonction des risques et des facteurs de risque. Dans ce domaine, effectivement, les dérives concurrentielles ont fait que, comme les mutuelles se sont trouvées confrontées à cette sélection et à cette exclusion pratiquées par certains opérateurs, elles ont eu tendance elles aussi, c’est tout à fait indéniable, à appliquer progressivement des pratiques plus assurantielles et moins solidaires, moins mutualistes que celles que nous confèrent notre mission.

C’est la raison pour laquelle nous demandons que le Code de la mutualité interdise les opérations de sélection et d’exclusion des adhérents en matière de mutualité. Le Code de la mutualité le permet actuellement. La loi de juillet 1990 permet tout à fait aujourd’hui de faire des discriminations à l’assurance et à l’emploi en matière de santé. Nous demandons au législateur d’intervenir sur ce point. Un cadre juridique neuf pourrait certainement empêcher cette dérive assurantielle de l’ensemble du champ.

Quant aux dérives commerciales, à mon avis, elles n’ont pas lieu d’être. Encore une fois, je prends au sérieux ce que dit le rapport de la Cour des comptes. Le fait qu’elles aient pu exister est certainement lié au fait qu’il y a eu des encouragements publics de différents gouvernements successifs, visant à demander aux mutuelles, notamment aux mutuelles étudiantes et à la MNEF, d’intervenir dans des champs très divers. Cela a conduit à des choses répréhensibles, peut-être répréhensibles dirai-je, puisque je suis dans une situation de témoignage et que des opérations judiciaires sont en cours. Il est possible qu’il y en ait eu à la faveur de telle ou telle opération, mais de façon marginale dans le champ dont je viens de parler, ce qui ne remet pas en cause l’ensemble des propositions qui sont les nôtres. D’ailleurs, la Cour des comptes n’a pas mis en cause le service de prestations des mutualistes. C’est un point très important.

Je terminerai par le problème des remises de gestion.

Il y a une interrogation, la Cour des comptes elle-même le dit, sur le point de savoir si le système des remises de gestion du régime étudiant tel qu’il est calculé, c’est-à-dire de façon peu claire, n’a pas été l’élément qui aurait permis aux mutuelles de pouvoir mener des diversifications avec de l’argent public. C’est ainsi que je comprends la question.

Ce que nous pouvons en dire actuellement - j’en parle de façon d’autant plus objective que, je le rappelle, aucune de nos mutuelles ne gère de façon déléguée un régime étudiant -, c’est que les niveaux de remise de gestion alloués aux mutuelles étudiantes sont des niveaux égaux ou inférieurs à ceux alloués aux mutuelles de la fonction publique d’Etat, territoriale ou hospitalière, qui gèrent elles-mêmes le régime délégué - pas exactement dans les mêmes conditions, j’en conviens. Je ne crois donc pas, sauf étude plus poussée, qu’il y ait là une surdotation massive aux mutuelles étudiantes en matière de remises de gestion. En revanche, je pense que ce système de remises de gestion peut encore être clarifié pour que ce soient les coûts réels de la gestion qui soient pris en compte.

M. André ANGOT : Nous avons bien compris votre vibrant plaidoyer en faveur de l’action des mutuelles dans le domaine de la santé publique des populations étudiantes. Le problème, c’est que le fait générateur de notre commission d’enquête a été les dérives qui ont été constatées dans certaines mutuelles, du fait de la création par ces mutuelles de nombreuses filiales qui avaient des compétences dans des domaines tout autres que celui de la santé.

Ne pensez-vous pas qu’il serait bon que le législateur intervienne dans ce domaine et fasse des propositions pour recentrer le rôle des mutuelles sur la santé publique et pour les mutuelles étudiantes sur la santé des étudiants et des jeunes et que l’on clarifie le système en limitant l’intervention des mutuelles dans des domaines qui ne devraient pas être de leurs compétences et qui poseront d’ailleurs problème dans le cadre de la transposition des directives européennes ?

M. Daniel LE SCORNET : Je suis franchement favorable à un recentrage, y compris avec l’aide du législateur, de l’activité du monde mutualiste en général, et du monde mutualiste étudiant en particulier, sur ses missions telles que le législateur les a définies. Encore faut-il s’entendre sur ces missions.

Nous avons une vision de la santé qui est une vision moderne, qui est celle non seulement de l’assurance du risque santé, mais aussi de l’action sur les déterminants de la santé, qui sont des déterminants environnementaux, mentaux, etc.

Pour moi, recentrage ne veut pas dire diminution de la mission de la mutualité, il faut mieux la spécifier et peut-être l’ouvrir plus encore, par exemple, dans le domaine de la prévention. Il faudrait pouvoir confier à la mutualité des missions plus claires, plus fortes en matière de prévention de la santé humaine. Il reste en la matière un travail formidable à entreprendre. C’est la raison pour laquelle, si la commission d’enquête a été créée, j’en ai tout à fait conscience, à la suite de dysfonctionnements constatés au sein d’une ou plusieurs mutuelles étudiantes, le législateur a été sage de se donner le cadre large d’une réflexion sur le régime social des étudiants parce que, s’il ne fait aucun doute que les dysfonctionnements doivent être clarifiés et traités, il ne faudrait pas qu’ils cachent, ce qui est pour moi l’essentiel, c’est-à-dire l’état de santé de la population concernée, qui n’est pas du tout à la hauteur d’une démocratie moderne et riche comme la nôtre et qui demeure un très grand sujet de préoccupation.

Il faut enquêter non seulement sur les mutuelles, mais aussi sur le régime social obligatoire des étudiants qui, à mon avis, est un régime qui n’a plus la dimension, les niveaux, les périmètres conformes à notre société. Nous ne sommes plus en 1948.

M. le Rapporteur : Le Code de la mutualité définit un objet très large aux mutuelles ; celles-ci, qu’elles soient étudiantes ou non, peuvent intervenir dans des domaines très variés suivant la façon que l’on a d’interpréter les textes. C’est le principe de base.

Ensuite, on s’aperçoit que les mutuelles ne sont pas, dans ce type d’activités, soumises, par exemple, à la réglementation applicable aux établissements publics - c’est-à-dire Code des marchés, séparation de l’ordonnateur et du comptable - mais elles ne sont pas plus soumises aux règles qui régissent le droit des sociétés avec un certain nombre de limites. Nous avons eu, au cours d’auditions précédentes, l’impression que la législation en vigueur concernant la gestion des mutuelles avait pu être l’un des facteurs expliquant les dérives et les excès constatés dans la gestion de certaines mutuelles étudiantes, en particulier de la MNEF. Quel est votre sentiment à cet égard ?

M. Daniel LE SCORNET : J’entends que les règles ne sont pas les mêmes que celles des établissements publics, mais le Code de la mutualité est un code très élaboré qui permet un contrôle très strict de la mutualité. Je ne pense donc pas que le cadre législatif soit en lui-même à l’origine des dérives constatées. Je pense plutôt au non-respect des textes, y compris pour les contrôles. Par exemple, pourquoi n’a-t-on pas appliqué ce croisement des représentations entre sécurité sociale et mutualité, qui est pourtant inscrit dans la loi ?

En fait, je pense que les systèmes de sécurité sociale, le régime général lui-même, n’ont plus les bases démocratiques et légitimes qui permettent réellement de réguler le système. C’est mon sentiment, mais cela déborde la question posée.

Cela étant, je peux vous assurer que le Code de la mutualité permet un contrôle très strict des opérations mutualistes.

C’est en agissant réellement sur les fondements des politiques et pas seulement sur les aspects administratifs que nous pouvons avoir un système efficient. J’ai la crainte, vous me donnez l’occasion de l’exprimer, que l’on ne soit trop polarisé sur les problèmes de dysfonctionnements administratifs, à juste titre d’ailleurs car il faut les traiter, et que l’on perde de vue l’objectif de rénover profondément les niveaux, les garanties et les missions de ces grands organismes. J’ai cette crainte, c’est la raison pour laquelle je me suis permis de faire le plaidoyer dont vous avez parlé ; plaidoyer, croyez-le, qui recherche une vérité qui ne soit pas seulement fondée sur des aspects administratifs, mais bien sur la logique d’évolution du champ lui-même qui, d’un point de vue politique, me semble le plus déterminant.

Monsieur le président, puis-je ajouter quelques mots ?

M. le Président : Monsieur le président, vous avez une minute pour conclure.

M. Daniel LE SCORNET : Je voudrais attirer votre attention sur un aspect important de la question. Le régime étudiant, de façon assez surprenante, n’affilie pas, loin s’en faut, tous les étudiants à son régime : 40 % des étudiants ne sont pas affiliés au régime étudiant. Je pense que c’est une faute. On l’explique par l’existence d’étudiants salariés, mais pourquoi ne pas donner une complétude au régime étudiant ? Pourquoi ne pas donner, y compris aux étudiants salariés, qui sont souvent salariés dans des conditions précaires, qui font des aller-retours entre la situation d’étudiant et celle de salarié, une continuité avec le régime général en donnant ainsi au régime étudiant sa base réelle qui est celle des étudiants ? Le fait que 40 % des étudiants ne soient pas au régime étudiant me semble être une question qui devrait attirer l’attention du législateur.

Un autre aspect me paraît tout aussi aberrant dans ce système, c’est cette course à l’affiliation à laquelle on assiste chaque année. Je ne comprends pas pourquoi l’on ne pourrait pas donner des bases pluriannuelles d’adhésion au régime étudiant, ce qui permettrait de le simplifier considérablement. Je ne comprends pas pour quelle raison les boursiers dont le nombre va encore augmenter, qui sont exonérés de la cotisation de sécurité sociale étudiante, doivent quand même faire l’avance de cette cotisation pour en être remboursés seulement plus tard. Ce sont là des points qui mériteraient vraiment modernisation et clarification.

En conclusion, oui, ayons un regard profondément politique sur l’évolution de ces systèmes mais n’oublions pas l’approche technique et modernisatrice sur des questions qui sont amples et dont je n’ai pas encore beaucoup entendu parler, alors qu’elles me semblent les plus importantes.

M. le Président : Nous vous remercions, Monsieur le président, de cette audition et de la foi avec laquelle vous défendez votre position.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr