M. Airy Routier a indiqué qu’une émission fort instructive de Capital sur le pétrole, programmée le 29 novembre 1998, montrait clairement l’origine de l’implantation des compagnies pétrolières américaines en Arabie Saoudite. En 1945, une rencontre entre le Président Roosevelt et le Roi Ibn Saoud a scellé un accord qui est encore respecté de part et d’autre. Contre la garantie que les Etats-Unis assuraient la sécurité de l’exploitation du pétrole, le Roi leur en a conféré la primauté.

L’émission en question évoquait également le rôle d’Elf dans la guerre civile au Congo. L’ancien Président, M. Pascal Lissouba, y explique qu’une partie des sommes versées par Elf à l’Etat congolais a été distraite à sa demande (100 millions de francs) par l’intermédiaire de la FIBA - banque commune à Elf, à l’Etat gabonais et à l’Etat congolais -, afin d’acheter des armes lourdes. Bien que la compagnie Elf nie l’existence de cette transaction, elle existe. L’utilisation d’armes dans cette guerre civile, comme les orgues de Staline et les hélicoptères a accru le nombre des victimes qui s’élève à près de 40 000 personnes au lieu de 10 000 personnes si ces livraisons d’armes n’avaient pas eu lieu. Le rival de M. Lissouba, M. Sassou N’Guesso, beau-père du Président Bongo, a gagné, conformément aux intérêts de la France. Quand sa victoire a été confirmée, le PDG d’Elf Aquitaine, M. Philippe Jaffré, lui a rendu visite au cours d’un voyage en date du 27 janvier 1997, qui aurait dû rester secret. M. Lissouba n’a pas été soutenu par Elf, car, cinq ans plus tôt, il avait exigé 150 millions d’avance sur production d’Elf que finalement une compagnie pétrolière américaine lui a versés.

Au Gabon, le Président Omar Bongo est au centre des circuits de corruption. M. André Tarallo, directeur des Affaires générales d’Elf, y est considéré comme un personnage au moins aussi important que l’ambassadeur de France. Il est également la mémoire de la compagnie sur l’Afrique. Mis en examen avec interdiction de sortir du territoire, il obtint la levée de l’interdiction pour accompagner le Président Jaffré au Gabon. Il s’agissait pour les juges de répondre à une demande faite par le ministère des Affaires étrangères au nom des intérêts supérieurs de l’Etat. La répartition des rôles entre MM. Tarallo et Sirven a été décidée par M. Le Floch-Prigent. Issu des réseaux Foccart, M. Tarallo s’occupait des implantations anciennes, du noyau dur d’Elf, c’est-à-dire l’Afrique. M. Sirven était chargé de prospecter de nouvelles régions, car Elf cherchait à se diversifier. Il s’occupait de l’Amérique latine, de l’ex-URSS et de la mer Caspienne. Ils se sont apparemment réparti les tâches en disposant chacun d’une caisse noire et de prébendes.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si l’existence d’une enquête judiciaire sur les pratiques d’Elf avait eu un impact sur la compagnie. Elle s’est informée sur le rôle du ministère des Affaires étrangères à ce sujet.

M. Pierre Brana s’est enquis du distinguo entre commissions légales officielles et "commissions officieuses". Il s’est interrogé sur l’augmentation spectaculaire des commissions versées par Elf et a sollicité l’avis de Mme Valérie Lecasble et M. Airy Routier sur le caractère condamnable ou pas des commissions officielles quand elles permettent légalement à une entreprise de remporter un marché.

M. Roland Blum a lui aussi souhaité comprendre le distinguo entre commissions légales et commissions fiscalement déductibles et a rappelé que les compagnies pétrolières déclaraient au ministère de l’Economie et des Finances le montant des commissions versées ; il a demandé si ces compagnies étaient tenues de justifier cette dépense, s’il existait des procédures particulières pour vérifier le montant des commissions et si, à partir de commissions officielles, des commissions occultes pouvaient être versées. Il s’est renseigné sur les pratiques des pays étrangers.

Mme Valérie Lecasble a répondu à ces questions :

A son arrivée à la présidence d’Elf, M. Jaffré avait la volonté de changer les habitudes ; il a tenté de procéder autrement, considérant qu’auparavant, Elf était une compagnie publique qui agissait dans l’intérêt de l’Etat et au nom de la raison d’Etat, mais que, devenue privée, la compagnie devait recourir à d’autres pratiques. Il s’est brouillé avec le Président Bongo, a subi des pressions de la part de dirigeants africains. Très vite, il s’est aperçu qu’il était très difficile de changer les habitudes prises, car elles ne relevaient pas toutes du caractère public de l’entreprise.

Lors des discussions sur un projet de contrat dans un pays producteur, on effectue d’abord des appels d’offres, les compagnies pétrolières sont en concurrence. L’Etat producteur demande une commission officielle qui le rétribue. Les compagnies pétrolières estiment qu’elles doivent verser des commissions sous peine de perdre leur contrat. Ces commissions sont officielles et figurent dans le bilan des compagnies, qui en informent le ministère de l’Economie et des Finances. Sur ces commissions légales qui rémunèrent soit l’Etat producteur, soit des intermédiaires commerciaux, Elf avait pris l’habitude de prélever 5 à 10% pour financer les partis ou les hommes politiques français. Cette pratique, appelée rétro-commission, est interdite et illicite. Les 45 millions de francs versés à Mme Deviers-Joncour sont issus de cette pratique. L’affaire de la vente des frégates par Thomson à Taïwan illustre ce mécanisme, car le secteur de l’armement comme celui du pétrole passe de grands contrats internationaux. D’un côté, Thomson avait besoin de signer ce contrat, de l’autre, le ministère des Affaires étrangères y était opposé. Un rapport de forces entre intérêts publics et intérêts privés s’est alors établi. Dans l’affaire de la vente des frégates à Taïwan, la question cruciale a tourné autour du caractère d’intermédiaire officiel de M. Kwan. Dans la plupart des cas, les noms des intermédiaires restent secrets. De nombreuses conditions doivent être réunies pour que la pratique des rétro-commissions soit possible : la présence sur des grands contrats internationaux, conjuguée au caractère de l’entreprise qui brasse beaucoup d’argent dans un but précis. Dans le cas d’Elf, intérêts publics et privés se sont mêlés. En raison de l’origine de sa création par le Général de Gaulle, Elf a longtemps financé la vie politique française.

M Airy Routier a donné les précisions suivantes. Elf était à l’origine une compagnie publique créée pour s’opposer aux compagnies américaines ; En Afrique, pendant vingt ans, on a assisté à une collusion complète entre l’Etat et la compagnie Elf, qui était devenue une machine à financer la politique française et à corrompre.

Dans les autres compagnies pétrolières, la corruption est plus ponctuelle, elle vise à obtenir un champ pétrolifère en payant le moins possible et sous contrôle interne de l’entreprise. Dans le cas d’Elf, le système a dérapé sous la présidence de M. Le Floch-Prigent, et on est passé de 300 millions de francs à 800 millions de francs de commissions par an. Le système était devenu mafieux. Rares sont les pays qui disposent à la fois d’anciennes colonies et d’entreprises publiques qui y travaillent. Ainsi il est notoire que le Président Bongo fut un correspondant des services français largement implantés, d’ailleurs, dans la compagnie Elf. Le Président Bongo semble avoir été un recycleur d’argent, sans qu’on en ait la preuve formelle. La progression des commissions provient de la volonté de M. Le Floch-Prigent de diversifier les zones d’implantation d’Elf. La pénétration de la compagnie dans un nouveau pays avait un coût élevé en termes de commissions.

Elf et le ministère des Affaires étrangères sont deux mondes parallèles. Le Président Jaffré est culturellement du côté du ministère, il considère qu’il n’a pas à débattre des commissions. L’ambassadeur de France dans le pays producteur de pétrole, la direction géographique comme le Président d’Elf n’abordent pas ce sujet avec l’Etat concerné. La question des commissions est traitée à un échelon inférieur.

Il a signalé que, pour éviter la transformation des commissions officielles en commissions occultes, on avait créé, dans le secteur de la défense, des offices publics qui négociaient les commissions dans les marchés d’armement avec les Etats.

Les commissions occultes sont généralement des rétro-commissions, c’est-à-dire des commissions qui reviennent dans le pays où la société a son siège ; elles représentent un pourcentage de la commission officielle versée à un Etat ou à un intermédiaire. Cette pratique est rare à l’étranger ; elle tend à être une spécificité d’Elf, qui était une entreprise publique. Les commissions sont souvent indispensables. Elles sont interdites aux Etats-Unis, mais les compagnies américaines opèrent par l’intermédiaire de leurs filiales. Il serait en fait souhaitable que chaque Etat veille à l’arrêt de ces pratiques en même temps. On a tendance à trouver normal le versement de commissions en Afrique ou en ex-URSS, mais on semble plus réservé quand il s’agit de verser des commissions en Europe, où pourtant cette pratique existe. La procédure des commissions chez Elf a été décrite par M. Le Floch-Prigent. On lui soumettait le nom de l’intermédiaire ; après vérification que la commission avait été versée, les documents étaient détruits.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir si les compagnies pétrolières avaient un intérêt au maintien et à la stabilité des régimes en place. Elle s’est demandé où se situait l’intérêt de la France quand des conflits régionaux se développaient, notamment en Afrique, en liaison avec les intérêts pétroliers.

Elle s’est informée sur les raisons de la présence de Total en Birmanie et sur la façon dont cette compagnie avait négocié avec la Junte birmane.

Elle a souhaité cerner le rôle de Elf dans les pays où la firme est implantée, notamment au Gabon et au Congo ; la privatisation de l’entreprise a-t-elle changé certaines pratiques ?

M. Pierre Brana s’est interrogé sur les possibilités dont l’Etat disposait pour éviter les dérapages concernant les commissions, et sur le rôle du ministère de l’Economie et des Finances.

M. Roland Blum a voulu savoir si les compagnies pétrolières françaises étaient pénalisées par rapport à leurs concurrents quand elles agissaient de façon transparente. Il s’est demandé si le ministère des Affaires étrangères avait un poids déterminant dans la stratégie de ces sociétés. Il a souhaité des exemples précis montrant que des agissements de compagnies pétrolières avaient conforté ou déstabilisé des régimes en place.

M. Airy Routier a donné les explications suivantes.

Les Etats peu peuplés, riches en pétrole, sont assez faibles par rapport à des pays développés, qui ont besoin de pétrole. Elf a été créée pour renforcer la présence française en Afrique. Sous l’impulsion de M. Le Floch-Prigent, la compagnie a tenté de diversifier ses implantations, ce qui a augmenté les commissions versées. Elle a essayé de s’implanter dans la zone de la mer Caspienne en Azerbaïdjan et dans les autres Républiques, notamment en Ouzbékistan, dès l’effondrement de l’ex-URSS, car les coûts de production n’étaient pas élevés. A son arrivée, le Président Jaffré a arrêté ce processus, mais il apparaît maintenant que les zones qu’Elf devait explorer en mer Caspienne et en Asie centrale étaient très intéressantes. C’est donc une erreur tactique. En compensation, Elf a découvert d’importants gisements en Angola.

La privatisation d’Elf peut difficilement changer les choses. On constate une interdépendance entre Elf et l’Etat gabonais, dont 60% du PNB provient des revenus pétroliers. Ce cas n’est pas isolé ; le pétrole se trouve souvent dans de petits Etats peu peuplés. Le Sultanat de Brunei est, de fait, géré par Shell.

Le cas de la guerre civile au Congo illustre parfaitement l’impact de l’intervention d’une compagnie pétrolière, en l’occurrence Elf, dans une guerre civile. Le Président Lissouba a reconnu qu’il avait pu acheter des armes lourdes grâce aux recettes pétrolières ; il en est de même de son adversaire, le Président Sassou N’Guesso. Les intérêts de la France peuvent varier dans le temps. En 1975, l’implantation de compagnies pétrolières françaises pour assurer l’indépendance énergétique de la France avait un intérêt réel.

Mme Valérie Lecasble a ajouté que le Président Bongo n’avait pas immédiatement réalisé quelles étaient les implications de la privatisation d’Elf et l’impact de l’ouverture d’une enquête judiciaire. Elf a toujours financé les campagnes électorales du Président Bongo. Ces faits, comme l’existence de commissions, sont niés par Elf, qui prétend que cela relève de la fiction - or ils sont avérés.

Quant aux règles régissant les commissions, elles sont appliquées par Bercy, mais il est rare que le nom de l’intermédiaire soit révélé, même si les commissions sont légales.

Abordant le rôle de Total, M. Airy Routier a souligné que le retour de la compagnie en Iran servait les intérêts de la France. La future "Arabie Saoudite" en termes pétroliers se situe dans la mer Caspienne. Les Américains souhaitent être implantés et contrôler la région, ce qui explique leur politique à l’égard des Taliban. La focalisation sur la présence de Total en Birmanie arrange les Américains. Il ne semble pas que Total ait utilisé le travail forcé en Birmanie ; en revanche la Junte y a recours, ce qui explique l’amalgame entre les deux.

Historiquement, Total est née après la guerre de 1914, et a bénéficié des avoirs allemands en Irak. La compagnie s’est alignée, pendant l’entre-deux-guerres, sur les grandes majors anglo-saxonnes, et a adopté leurs comportements, parfois corrupteurs, mais de façon plus hypocrite. Total, en tant que compagnie privée, était dès le départ différente d’Elf, qui se montre plus sensible aux populations et au régime des Etats où elle opère. Total a une attitude culturellement plus distante et considère qu’elle n’a pas d’influence sur les régimes en place.

Mme Valérie Lecasble a estimé que le retour de Total en Iran arrangeait les compagnies pétrolières américaines qui veulent s’y implanter et en fait casser les restrictions de la loi d’Amato. Total a vraisemblablement obtenu l’aval des majors américaines dans cette affaire. Il est rare qu’elle s’oppose aux majors, contrairement à Elf. Total agit en fer de lance et crée un précédent.

M. Pierre Brana s’est renseigné sur l’impact des prix du pétrole sur des pays comme le Gabon ou l’Algérie.

Le secteur pétrolier est stratégique, les manipulations, les opérations de désinformation, les interventions des services secrets (DGSE, CIA) y sont assez fréquentes. Les intérêts sont extrêmement élevés et il n’est pas toujours aisé de déterminer qui manipule qui, et pourquoi. Il a voulu savoir si les réseaux fonctionnaient encore avec efficacité.

M. Roland Blum a observé qu’il était malaisé de faire la part des intérêts des compagnies, de ceux de leur pays d’origine et de ceux de l’Etat producteur. Il a souhaité savoir si Elf finançait des actions de la DGSE, si la compagnie restait centrée sur l’Afrique, ou si elle avait tenté de s’implanter ailleurs. Il a demandé qui avait organisé l’assassinat d’Enrico Mattei, qui dirigeait, dans les années 60, l’ENI.

Mme Marie-Hélène Aubert a fait valoir que, derrière les services secrets, il y avait les Etats.

Elle s’est interrogée sur le rôle de la CIA en Afghanistan, et s’est étonnée que les Etats-Unis aient pu soutenir un régime moyenâgeux.

Mme Valérie Lecasble a précisé qu’en Afrique, les réseaux sont encore puissants, notamment celui des Corses et celui des francs-maçons. Il y a eu une cassure dans ces réseaux à l’arrivée de M. Jaffré, qui, étant balladurien, se méfiait des réseaux chiraquiens. Le Président Chirac a soutenu M. Le Floch-Prigent, qui n’a pas tenté de détruire les réseaux. Actuellement, les réseaux sont ébranlés par les "affaires". En général, Elf finance les campagnes électorales du parti au pouvoir, mais également de l’opposition.

M. Airy Routier a ajouté que la maîtrise des ressources pétrolières est le fondement de la politique étrangère des Etats ; il y va de l’intérêt des pays ; les Etats-Unis agissent largement dans ce sens.

En ce qui concerne les rapports entre les services secrets et Elf, l’ancienne affaire des avions renifleurs était un montage permettant de payer des inventeurs et de financer également la vie politique italienne. L’avion de M. Enrico Mattei avait été saboté et on pense qu’il s’agit d’une action de services secrets étrangers.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr