M. Michel Chatelus a exposé qu’il était surtout un spécialiste de l’économie des pays arabes, ayant longuement vécu au Liban et beaucoup voyagé dans les pays du Proche-Orient et que c’est à l’occasion de l’étude de l’économie de ces pays qu’il s’est intéressé au pétrole. Il est d’ailleurs chercheur associé à l’Institut d’Economie et de Politique de l’Energie (IEPE), qui est rattaché au CNRS. Les relations des Etats avec les firmes intéressent un groupe de chercheurs dont il fait partie.
La nature des relations des Etats avec les multinationales est variable. On observe cependant que les entreprises pétrolières sont parmi les plus multinationales même si les compagnies américaines demeurent très fortement liées au Département d’Etat et se soumettent le plus souvent aux injonctions qu’elles reçoivent de lui. En France, la situation est moins nette ; le lien avec l’Etat s’est construit autour de la culture d’entreprise. Total, qui est née des dommages de guerre de la première guerre mondiale, a toujours été très liée au ministère des Affaires étrangères. A titre anecdotique, le représentant de Total à Beyrouth, qui avait compétence sur l’ensemble du Moyen-Orient, avait un poids de fait qui le plaçait juste après celui de l’Ambassadeur de France au Liban. Par sa tradition, Total est fortement présente au Moyen-Orient où cette compagnie est restée implantée. Malgré les nationalisations, elle a conservé une relation particulière avec l’Irak. Elle bénéficie de la bonne image française dans la zone et a su profiter de la politique de De Gaulle en 1967.
Les activités d’Elf en Afrique et de Total au Moyen-Orient sont un élément de la politique française. Est-ce qu’elle a conduit la France à se démarquer des Américains au Moyen-Orient ? Ce n’est pas certain, même si cela a pu influencer les relations franco-irakiennes, notamment dans les années soixante-dix. Le refus français de diaboliser l’Irak s’explique en partie par ce passé. La présence d’Elf en Afrique demeure, elle aussi, empreinte de l’histoire coloniale.
La transformation progressive des entreprises françaises due en particulier à leur privatisation conduira immanquablement à distendre leurs liens avec l’Etat. Total comme Elf ont une part importante de leur capital détenu par des étrangers et doivent tenir compte des intérêts de leurs actionnaires. On observera que Total tire parti des positions de l’Etat plus qu’elle n’influence la politique, les deux actions coexistant de manière concomitante. Il est possible que la présence de Total et ses intérêts au Proche-Orient ait conduit la France à minimiser le caractère abominable du régime irakien. En Afrique, une évolution est en cours du fait même de l’existence de consortiums pétroliers. Les compagnies agissant en consortium tentent de regrouper leurs actifs et de diminuer la part négative qu’elles peuvent avoir dans l’investissement.
Le fait d’être d’origine française n’est pas nécessairement un élément positif pour les compagnies. Dans la région de la mer Caspienne, la politique française a pénalisé Total. En effet, la France était considérée à tort ou à raison comme favorable à l’Arménie. Il est vrai aussi que lors du tremblement de terre de 1991, les organisations non gouvernementales qui aidaient les Arméniens transportaient, au vu et au su de tous, des armes destinées au Haut-Karabakh, ce qui ne manquait pas de compromettre la politique française. La reconnaissance du génocide arménien par l’Assemblée nationale a également pesé. Un autre exemple qui paraît aberrant mais a joué incontestablement un rôle sur place, était l’origine arménienne de M. Tchuruk, quand il était Président de Total. La diplomatie de la France a évolué dans la région et dans les ambassades les "grands russiens" ont été remplacés par des spécialistes du Moyen-Orient parlant plus souvent l’arabe, le turc ou le persan que le russe. Le capital de confiance de la France s’est alors amélioré dans la région. Néanmoins, en mer Caspienne, les compagnies françaises ont pris du retard ; la politique française perçue comme pro-arménienne, les a handicapées. En revanche, dans le Golfe de Guinée, elles ont bénéficié de la politique étrangère française.
S’agissant des questions environnementales, dans les pays de la péninsule arabique et en Arabie Saoudite en particulier, la lutte contre le réchauffement global par la création éventuelle d’une taxe sur les rejets de gaz carbonique, est considérée comme une agression contre les Arabes. Selon eux, il faudrait faire preuve de plus de cohérence car ils reprochent à l’Occident de subventionner des mines de charbon et de taxer le pétrole sous prétexte qu’il serait polluant. Néanmoins, l’évolution en cours est très forte car les grandes entreprises multinationales sont très sensibles à leur image et au risque de boycott qu’entraîneraient des atteintes trop importantes à l’environnement. Au dernier congrès des compagnies pétrolières américaines, le problème de l’environnement a été abordé. Il est apparu que deux types de compagnies coexistaient : celles qui anticipent, comme les compagnies françaises telles que Total et celles qui comme Exxon, sont réactives mais finissent pour des questions d’image par se soucier de l’environnement. Les instituts américains ont constaté que les compagnies pétrolières qui prenaient soin de l’environnement avaient dans l’ensemble de meilleurs résultats. Le problème de Shell en mer du Nord a constitué un élément déclencheur.
L’exemple du Tchad est intéressant, dans l’état actuel de l’offre et de la demande. Les réserves y sont évaluées à un milliard de tonnes, soit 225 000 à 250 000 barils/jour pendant trente ou quarante ans ; le coût des investissements s’élève à 5 à 6 milliards de dollars, ce qui est très élevé. Trop d’exigences risquent de décourager les compagnies. La compagnie Exxon a envisagé de se retirer, mais a considéré que les investissements (plus d’un milliard de dollars) qu’elle avait réalisés étaient tels qu’elle ne pouvait pas faire marche arrière et ce malgré l’augmentation des coûts induits par les demandes de la Banque mondiale en matière environnementale.
Le fait que les pays producteurs de pétrole soient en situation de demandeur vis-à-vis des compagnies pétrolières pourrait influer sur la prise en charge des coûts environnementaux. La réouverture aux compagnies de l’Arabie Saoudite et du Koweït, comme le retour éventuel de l’Irak dans la production qui, étant capable de produire assez rapidement 6 millions de barils/jour, fera venir les compagnies, risque d’affaiblir l’intérêt pour le Tchad où les coûts sont quatre fois plus élevés qu’au Moyen Orient. Néanmoins, l’attrait de la diversification de l’exploitation pétrolière reste fort pour les grandes compagnies qui demeureront longtemps en position de force pour négocier au sujet de l’environnement. A noter que dans certains Etats, les compagnies pétrolières n’opèrent pas sous la même surveillance qu’en Afrique centrale ou en Birmanie.
M. Roland Blum s’est informé sur l’influence des compagnies pétrolières, sur la politique étrangère de la France, notamment sur le rôle de Total au Liban, en Iran, dans le Haut-Karabakh. Quelles ont été les manifestations concrètes de son rôle au Liban ?
Il a constaté que, dans le Caucase et la Mer Caspienne, la politique des Etats-Unis avait varié depuis le début du conflit. Ils s’en sont d’abord désintéressés, puis les compagnies américaines trouvant de l’attrait à la zone, les Etats-Unis sont entrés dans le groupe de Minsk de l’OSCE et en ont pris la présidence. Aujourd’hui, une tendance globale au retrait se dessine car les investissements pétroliers dans la zone sont lourds.
Mme Marie-Hélène Aubert a observé que la politique de la France à l’égard de l’Irak était mal perçue dans le monde arabe qui la juge trop complaisante à l’égard de Saddam Hussein en raison de ses intérêts économiques dans la région ; il en serait de même pour l’Iran. Elle a voulu savoir comment était perçu le rôle de l’activité pétrolière au Moyen-Orient et quel était l’avis de l’intéressé sur les embargos et la stratégie des Etats-Unis à ce sujet.
Elle s’est demandé comment les objectifs politiques et les soucis éthiques étaient pris en compte et quelle était la stratégie des compagnies pétrolières sur ces points.
S’agissant de la construction de l’oléoduc entre le Tchad et le Cameroun, elle a sollicité l’avis de M. Michel Chatelus sur l’utilisation de la rente pétrolière et sur les moyens d’éviter une catastrophe écologique semblable à celle du Nigeria.
M. Michel Chatelus a donné les réponses suivantes.
Moins un pays dispose d’intérêts dans un autre, plus le pétrole a du poids sur sa politique ; c’est le cas de la France en Iran. Vis-à-vis de l’Irak, c’est un peu différent, car ce pays est endetté vis-à-vis de la France.
La stratégie des Etats-Unis en mer Caspienne est déterminée par leur politique à l’égard de l’Arabie Saoudite. Ils tentent parfois d’intoxiquer Riad en jouant sur l’ampleur des réserves de la Caspienne. Il est difficile de soutenir que les Etats-Unis sont influencés mécaniquement par le pétrole. Ils demeurent tout à fait sionistes, ce qui démontre qu’à leurs yeux l’électorat juif américain est plus important que le lobby pétrolier. Ils doivent également tenir compte de groupes de pression collatéraux tels les Turcs par rapport aux Grecs ou aux Arméniens, etc. Une politique étrangère est rarement purement rationnelle.
S’agissant de Total, à Beyrouth, dans toutes les réceptions, on avait le sentiment qu’il s’agissait d’une "puissance légitime installée". Il est possible qu’il y ait eu des négociations à Beyrouth autour de la politique à l’égard de la Syrie. Total avait une expertise diplomatique et disposait à l’époque d’un personnel qualifié et écouté.
Au Moyen-Orient, l’image de la politique étrangère de la France est largement fabriquée par les Etats-Unis et leur presse. Ils considèrent que nous sommes pro-irakiens par mercantilisme, comme si leur attitude était, elle, économiquement dictée par des conditions morales. En Iran la position de la France, relativement liée à celle de l’Union européenne, est plus claire car l’Iran évolue et l’Union européenne peut aider à cette évolution. Une société civile existe en Iran, ce qui n’est pas le cas en Irak. La France profite de l’ouverture en Iran et sa politique n’est pas forcément perçue comme uniquement liée à des intérêts pétroliers. Au Moyen-Orient, une politique doit être équilibrée ; l’Iran et l’Irak doivent être stables.
La politique vis-à-vis de l’Irak est donc dictée par la question fondamentale de savoir ce qu’il y aurait à la place de l’Irak si ce pays était détruit. L’Irak a été "construit" par les Anglais de manière complètement artificielle. La politique française à cet égard est pragmatique, elle ne propose rien à la place de l’Irak. Au Moyen-Orient, il n’y a guère de régime fréquentable et tous les pays sont conduits à mener des politiques étrangères contradictoires. En Syrie, le régime est condamnable ; en Arabie Saoudite, il n’y a pas des société civile et pas de possibilité d’évolution repérable. On souhaite soutenir une évolution politique démocratique tout en menant des politiques économiques commandées par le contrôle de richesses pour un petit groupe.
Les éléments positifs de changement au Moyen-Orient sont difficiles à cerner et "tout n’y a pas forcément une odeur de pétrole". La politique méditerranéenne de l’Europe, qui concerne le Maghreb, la Jordanie, influencera vraisemblablement le Golfe. Les pays du Sud devraient définir une politique méditerranéenne qui prenne en compte les problèmes énergétiques environnementaux. La France devrait s’intéresser à la définition de cette politique dans laquelle elle a un rôle à jouer.
Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité qu’un lien soit établi entre le développement et la démocratie.
Elle s’est enquise de la réaction des pays producteurs à l’égard des réglementations environnementales.
Elle a demandé si la Banque mondiale avait évolué dans son approche des problèmes pétroliers et notamment sur l’utilisation de la rente pétrolière.
M. Michel Chatelus a répondu à propos du projet d’oléoduc entre le Tchad et le Cameroun, que la Banque mondiale avait obligé Exxon à respecter des normes, ce qui est très nouveau, et imposé une sorte de tutelle au Tchad, ce qui génère des problèmes de souveraineté. La Banque mondiale, qui ne finance que 3% de l’ensemble du projet, joue un rôle majeur car sa présence comme financier entraîne la participation d’autres organismes de financement, ce qui lui permet d’avoir des exigences très fortes. Elle demande par exemple que les plates-formes soient in fine démantelées et que les terrains soient restitués dans leur état d’origine. Mais ces exigences n’interviennent que lorsqu’un financement par la Banque mondiale ou un organisme assimilé est nécessaire. Ce n’est le cas que dans les pays les plus pauvres où le coût d’extraction est élevé. Cette pression n’est pas envisageable en Arabie Saoudite ou dans les Emirats. Le poids de la Banque mondiale s’accroît, elle est un excellent catalyseur. Elle évolue et elle influence le Fonds monétaire international.
Pour l’utilisation de la rente pétrolière, il faudrait instituer une sorte de tutelle consistant à éviter que cette rente ne serve à l’achat d’armes et soit orientée vers des projets d’investissement à long terme (éducation, santé ...).
Certaines attitudes environnementales sont considérées par les pays du Proche-Orient comme de "l’anti-pétrole primaire". Toutefois, aux Etats-Unis et même dans les milieux pétroliers, on commence à prendre conscience de l’existence possible d’un effet de réchauffement de la planète, qu’il faut freiner par la mise en œuvre de mesures.
L’American Petroleum Institute, après un débat, a suggéré d’introduire dans les bilans le capital de sympathie dont dispose une société, estimant qu’il valait mieux respecter les normes environnementales et ne pas risquer un boycott. Cependant si le prix du pétrole est trop bas, les dispositions environnementales risquent d’être moins bien respectées, car ce sont les pays producteurs qui sont responsables, sur leur sol, du respect de ces normes.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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