M. Francis Perrin a exposé que Amnesty International avait, pendant longtemps, centré son action sur les Etats, mais qu’elle avait étendu son champ d’action aux acteurs non-gouvernementaux. Sans doute, le droit international des droits de l’Homme est principalement opposable aux seuls Etats, mais Amnesty estime que les entreprises ne peuvent l’ignorer. D’ailleurs, la Déclaration universelle des droits de l’Homme précise qu’il s’agit d’atteindre un idéal commun et que tous les acteurs de la société doivent s’efforcer de développer le respect des droits de l’Homme et d’en assurer l’application universelle et effective.

Par ailleurs, Amnesty se refuse à adopter des positions de principe sur la légitimité des décisions économiques des entreprises, sauf si ces dernières entrent en collusion avec des forces de sécurité qui violent des droits de l’Homme. Elle a ainsi mis en cause la société américaine Enron pour un projet électrique dans l’Etat du Maharashtra en Inde qui vient récemment de faire l’objet d’un rapport de l’organisation Human Rights Watch.

Amnesty n’utilise pas l’arme du boycott, mais rappelle aux entreprises qu’elles doivent user de leur capacité d’influence en faveur des droits de l’Homme. En outre, Amnesty développe une argumentation générale qui souligne que les pays violant les droits de l’Homme présentent un risque politique et propose aux entreprises sa capacité d’expertise afin que les compagnies puissent l’évaluer avant une décision d’investissement. Amnesty sensibilise aussi les entreprises au fait que leur image de marque peut souffrir de leur passivité et qu’elles ont intérêt dans le long terme à ce que les Etats respectent l’ensemble des règles internationales, dont les droits de l’Homme, ce qui suppose un système judiciaire qui fonctionne bien.

L’industrie pétrolière est, par nature, imbriquée dans les questions de politique intérieure ou extérieure des Etats. Plus que beaucoup d’autres, elle doit avoir des liens étroits avec les Etats qui sont les propriétaires du domaine minier et délivrent les permis d’exploration et d’exploitation. Elle est dépendante des contraintes géologiques et les zones dans lesquelles on trouve des hydrocarbures sont dans beaucoup de cas peu respectueuses des droits de l’Homme. Les compagnies exploitent une matière première stratégique qui nécessite de lourds investissements. Les fusions en cours accroîtront le déséquilibre entre les compagnies pétrolières et certains Etats qui sont placés les uns et les autres dans une situation d’interdépendance. A cause de leur visibilité, les compagnies pétrolières sont souvent les cibles de mouvements de protestation (cas de la Shell au Nigeria) et de boycott dont les auteurs visent en réalité les Etats.

Pendant longtemps, les compagnies ont considéré que le respect des droits de l’Homme ne relevait pas de leur responsabilité et mettaient en avant les vertus économiques et sociales de leurs activités. Elles ajoutent qu’isoler économiquement un Etat est moins efficace que de multiplier les contacts. Amnesty n’a pas de position de principe à propos de cet argument classique. Cependant, depuis quelques années, dans le souci d’améliorer leur image, certaines compagnies (par exemple BP, Shell, Statoil, Total) ont mis en place des procédures, parfois des codes de conduite, et engagé un dialogue avec Amnesty International.

Amnesty leur demande de s’engager publiquement à respecter les droits de l’Homme et surtout les instruments internationaux relatifs aux droits de l’Homme. Ainsi, par exemple, BP et Shell ont récemment déclaré soutenir la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Amnesty encourage l’élaboration de codes de conduite, la mise en place de contrôles internes de ces codes mais, surtout, la définition de contrôles externes, indépendants des directions des entreprises. Ces engagements doivent s’étendre aux filiales et partenaires des compagnies ainsi qu’à leurs fournisseurs.

Les sociétés ont le droit de se protéger en ayant recours aux forces de sécurité du pays d’accueil mais elles doivent s’informer sur les pratiques de ces forces. L’analyse du risque politique intégrant ces éléments doit être effectuée dès l’étude du projet d’investissement. Les sociétés devraient aussi informer et former leur personnel et user de leur influence en faveur des droits de l’Homme même si leur marge de manœuvre est limitée. Dans cet esprit, elles auraient intérêt à collaborer avec les ONG.

La démarche de Shell est caractéristique de cette évolution encore inachevée. Après avoir essuyé de fortes critiques pour ses activités en mer du Nord (Brent Spar) et au Nigeria, cette compagnie s’est engagée en 1998 en confiant à une société d’audit le soin de contrôler l’impact de son action sur l’environnement et sur les droits de l’Homme au plan mondial.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si Amnesty avait tenté de nouer un dialogue avec d’autres compagnies que celles citées par M. Francis Perrin - notamment avec Elf et Total - et quelles réponses avaient été données à ces demandes. Elle s’est informée des moyens d’investigation d’Amnesty et de la nature des outils de contrôle pouvant être mis en place par les compagnies.

Prenant acte du fait que le droit international des droits de l’Homme ne permettait pas d’invoquer la responsabilité pénale des compagnies, elle a souhaité savoir comment les gouvernements pourraient inciter ces dernières à respecter les instruments internationaux et si l’ONU avait engagé une réflexion à ce propos.

Elle a demandé si Amnesty International connaissait des dossiers précis où la responsabilité d’une compagnie était en cause.

M. Pierre Brana a souhaité connaître les informations dont disposait Amnesty à propos du Cameroun et du Tchad.

Il a fait observer que l’appréciation du risque politique était à double tranchant. Il a demandé quelles étaient les compagnies pétrolières qui avaient fait des déclarations publiques sur le respect des droits de l’Homme.

Il s’est informé de la position prise par Amnesty sur les embargos, les sanctions économiques et les boycotts.

M. Francis Perrin a apporté les réponses suivantes.

Quatre compagnies au moins ont engagé un dialogue durable avec Amnesty : Shell, BP, Statoil et Total, d’autres s’étant limitées à quelques contacts ponctuels. Les sociétés européennes paraissent pour le moment plus réceptives à la démarche de certaines organisations non gouvernementales que les américaines.

Elf Aquitaine n’entretient pas de relations avec Amnesty International mais a récemment créé un "comité d’éthique" qui peut être saisi confidentiellement par les salariés de l’entreprise s’ils estiment que telle ou telle action de la compagnie peut être nuisible aux droits de l’Homme. Amnesty a des contacts suivis avec Total à propos de son projet en Birmanie. Ces échanges portent notamment sur le mécanisme de vérification des déclarations d’intention de Total qui fait par ailleurs partie d’un club sur les droits de l’Homme.

Shell, BP et Statoil ont fait des déclarations se référant explicitement aux instruments internationaux sur les droits de l’Homme contrairement à certaines compagnies qui se sont bornées à des déclarations générales. Shell notamment a mentionné la Déclaration universelle dans son code de conduite.

Les instances politiques ont un faible pouvoir de contrôle direct sur les compagnies. Total a déclaré respecter les réglementations qui lui sont applicables, c’est-à-dire les embargos décrétés par le Conseil de Sécurité ainsi que les décisions de l’Union européenne et des autorités françaises. Amnesty, qui a un statut d’observateur auprès de plusieurs organisations internationales, s’efforce de faire progresser le droit international. Dans le cas des activités d’Enron en Inde, Amnesty a alerté les gouvernements qui ont un certain pouvoir sur la compagnie mais l’appel à l’opinion publique est souvent l’arme la plus efficace.

M. Francis Perrin a évoqué quelques dossiers d’actualité où des compagnies ont été impliquées : BP en Colombie, Enron en Inde, Shell au Nigeria - et où Amnesty International a publié des rapports précis. En revanche, s’agissant du projet de Total en Birmanie, aucune information ne permet à ce jour à Amnesty d’affirmer qu’il a pour conséquence directe des violations des droits de l’Homme relevant de nos objectifs. Amnesty espère qu’un dialogue critique pourra s’engager avec Exxon sur son projet intéressant le Tchad et le Cameroun (Shell et Elf sont les partenaires d’Exxon).

D’une manière générale, Amnesty s’efforce de rassembler des informations fiables dans un domaine où la partie immergée est importante. Ce travail inclut des visites sur place mais seulement, dans un souci légaliste, avec l’accord des gouvernements. Amnesty recourt également à des spécialistes et à des réseaux d’information ; elle ne prend position qu’après recoupement des informations collectées.

Le contrôle des engagements des compagnies devrait être indépendant des directions des entreprises. La formule retenue par Shell est intéressante, mais on pourrait concevoir que les compagnies fassent appel à des ONG.

Amnesty n’a pas de position de principe sur les embargos, les sanctions économiques et les appels au boycott font l’objet de débats internes en liaison avec d’autres ONG. Selon l’organisation, le principe d’impartialité qui dicte la conduite d’Amnesty se heurte à l’implication directe d’Amnesty dans de telles consignes. Amnesty préfère demander des comptes aux entreprises en insistant sur leur responsabilité morale.

Les instances de l’ONU réfléchissent à une évolution du droit international sur les droits de l’Homme, mais restent encore attachées à l’approche juridique classique considérant les Etats comme leurs interlocuteurs principaux. Amnesty s’efforce également d’entrer en relation avec la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et d’autres organismes de financement nationaux ou régionaux.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr