Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Jacques LEROUGE est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jacques Lerouge prête serment.

M. le Président : Monsieur Lerouge, je vous propose, dans une intervention d’une quinzaine de minutes, de nous présenter votre association, de nous expliquer en quoi consiste votre action pour la réinsertion des détenus et de nous indiquer les difficultés que vous rencontrez. Ensuite, nous dialoguerons avec vous.

M. Jacques LEROUGE : Vous parler en quelques minutes de la situation dans les prisons en France est une tâche très difficile. J’essaierai de vous faire partager une analyse qui résulte de vingt-deux ans de détention et de quinze ans de travail à l’intérieur des prisons, de l’autre côté de la barrière, soit trente-cinq ans d’" expérience ", dirai-je avec un peu d’humour, analyse qui est assez pessimiste.

Si nous ne voulons pas que les prisons françaises deviennent, comme aux Etats-Unis, uniquement une machine à gérer l’exclusion, des changements fondamentaux doivent être opérés, notamment la manière de gérer la paix sociale des établissements pénitentiaires qui ne l’est, en fait, actuellement que par la drogue, licite ou illicite, par les remises de peine du 14 juillet, qui sont des soupapes de décompression, et les remises de peine systématiquement accordées sans tenir compte des gages de réinsertion.

J’ai travaillé pendant dix ans sur les jeunes détenus incarcérés au centre de détention de Fleury. Depuis quatre ou cinq ans, je m’intéresse à un projet d’insertion concernant les longues peines. Leur nombre a plus que doublé en vingt ans, passant de 255 à 457, tandis que le nombre des peines de dix à vingt ans est passé de 1 561 à 3 177. Notre justice punit de plus en plus, libère de moins en moins. Depuis cinq ans, aucune commutation de peine n’a été réalisée en France. La garde des sceaux se refuse à toute commutation de peine, alors que celle-ci ne déclenche absolument pas la libération mais représente plutôt une mesure d’espoir.

Certes, depuis vingt ans, la République n’a plus de sang sur les mains, puisqu’elle a aboli la peine de mort. Il n’en reste pas moins qu’elle a chaque année une centaine de cadavres sur les bras, ceux des gens qui se sont suicidés entre les murs parce qu’ils n’avaient pas d’espoir. Le législateur a remplacé la peine de mort par des peines incompressibles de vingt à trente ans. Quand la peine de mort était encore en vigueur, lorsque la personne n’était pas guillotinée, la durée de détention était de dix-sept à vingt ans. Elle est aujourd’hui passée de vingt-cinq à trente ans. La loi interdit au juge de l’application des peines d’intervenir pendant la durée de la peine incompressible ou dite " de sûreté ". C’est-à-dire que l’on nie toute possibilité d’évolution de l’individu incarcéré pendant ce laps de temps. Je ne vois pas du tout l’utilité pour la société de faire une telle application de la loi. Je pourrais presque dire : rétablissons la guillotine, ce sera beaucoup plus rapide que cette mort lente.

Néanmoins, le destin du détenu, quelle que soit la peine qu’il a à faire, est d’être libéré un jour. Il n’appartient pas à l’administration pénitentiaire. C’est un citoyen qui est mis à l’écart pendant un laps de temps. Quelle que soit sa durée de détention, quand il sort au bout de vingt-cinq, trente, voire trente-sept ans actuellement, rien n’est prévu en France ou dans le reste de la Communauté européenne pour le recevoir.

Nous avons donc créé, en août dernier, l’APERI, l’Association d’aide aux personnes en voie de réinsertion, sur laquelle nous vous avons fait parvenir un dossier. Nous voulons créer un espace de transition pour permettre à ces gens d’avoir, non pas une ambition de vie mais de survie - c’est bien de cela qu’il s’agit -, d’avoir au moins une petite possibilité de refaire surface, de se réadapter aux gestes élémentaires - réapprendre à refermer à clé la porte de leur chambre et non plus celle de leur cellule, réapprendre à parler aux animaux et par la suite, aux humains -, regonfler un peu la pompe de la vie et leur offrir une petite possibilité d’intégrer la société.

Il faut savoir que le citoyen n’a pas du tout envie de les voir sortir. Pourtant, ils sont dix à vingt à sortir chaque année.

On nous a offert un lieu de vingt-deux hectares dans les Alpes mancelles pour un franc symbolique. Nous avons sollicité le partenariat de la fondation Abbé Pierre. Nous souhaitons lancer cette action cet été, si nous parvenons à trouver les financements nécessaires. Il n’est pas question de créer une maison de retraite pour vieux taulards mais bien de leur permettre, à leur rythme, d’aider les autres, de telle sorte qu’ils s’aident eux-mêmes et redeviennent utiles à la société.

M. le Président : Vous avez évoqué les longues peines et effectué sur l’évolution du comportement de la société et de la justice en la matière une analyse que nous retiendrons. D’autres témoins ont exprimé les mêmes sentiments et fait les mêmes analyses. Dans la situation très rude que vous avez décrite, les questions peuvent sembler un peu élémentaires. Comment maintenir pour les condamnés à de longues peines le minimum de liens familiaux ?

M. Jacques LEROUGE : On ne peut pas demander à une femme avec des enfants d’attendre son mari vingt ans. Cela relève de l’utopie. Il existe toutefois des possibilités de maintien de liens familiaux, notamment par la mise en place, comme au Canada, d’unités de visite familiale. La garde des sceaux s’y emploie activement mais elle se heurte, vous le savez, à une très forte pression syndicale.

Le véritable patron de l’administration pénitentiaire, ce n’est pas la garde des sceaux, ce n’est pas sa directrice, ce sont les syndicats, notamment dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur où ils sont très proches du Front national. Il n’y a pas un règlement pénitentiaire, il y a autant de règlements pénitentiaires que de chefs d’établissement. La prison reflète la personnalité de son patron. Si vous faites quelque chose une année et que le patron change, dans la plupart des cas, tout est à refaire.

Il existe trois projets de créations d’unités de visite familiale : à Poissy, à la centrale des femmes de Rennes et à Saint-Martin-de-Ré. Les syndicats y sont opposés. Ils demandent que l’on en crée partout ou nulle part. Pour des raisons financières, il n’est pas envisageable d’en installer partout. D’ailleurs, une grande partie des établissements ne le permettraient pas.

On assiste à une génération spontanée d’enfants de parloir, nés par l’opération du Saint-Esprit. On porte ainsi atteinte au respect de la femme. On oblige des surveillants à jouer les voyeurs. C’est loin d’être idéal.

M. le Président : Nous avons déjà effectué bon nombre de visites. Deux des parlementaires ici présents sont allés dans des départements d’outre-mer, en Guyane et aux Antilles. Nous avons constaté, notamment en Guadeloupe, une forte hostilité des syndicats aux unités de visite familiale - ils leur préféreraient des remises de peine ou des permissions -, que nous n’avons pas rencontrée en métropole. Nous avons enregistré ce que vous avez dit quant à la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et nous le confronterons aux comptes rendus de visites des membres de la commission d’enquête. Est-ce que vous ne constatez pas une certaine évolution chez les surveillants, notamment parmi la nouvelle génération ? Vous avez certainement l’occasion de les rencontrer dans le cadre de votre mission.

M. Jacques LEROUGE : J’interviens assez régulièrement à l’école nationale de l’administration pénitentiaire ainsi qu’à l’école nationale de la magistrature, à Bordeaux.

Vous parlez de la problématique de l’insertion des détenus. Avant de s’occuper de l’insertion des détenus, il faudra régler le problème de la surveillance. Tant que la société n’aura pas donné à cette fonction l’image qu’elle mérite, puisque les surveillants sont là pour appliquer la loi, tant qu’on les obligera à quitter l’uniforme pour rentrer chez eux d’une manière anonyme, ils ne seront pas bien dans leur peau. Quel peut-être l’épanouissement intellectuel d’un jeune surveillant qui sort de l’armée avec le niveau bac plus deux ou bac plus trois et qui a pour tout avenir l’ouverture et la fermeture d’une porte ? A plus forte raison dans de grandes " usines " comme Fresnes, La Santé, les Baumettes, Loos. C’est ingérable ! Ce sont des usines à exclusion où l’on ne fait que gérer l’urgence dans l’urgence.

Il faudrait que la vie en prison puisse être la plus proche possible de la vie à l’extérieur et que les critères d’insertion soient les mêmes pour le travailleur social que pour l’administration pénitentiaire. Or on en est loin. Pour l’administration pénitentiaire, un bon détenu est un détenu qui ne fait pas de bruit, qui ne réclame rien, qui reste dans sa cellule. Dans ces conditions, sans rien faire d’autre, il bénéficiera du maximum de remises de peine, à savoir trois mois par an, trois mois supplémentaires au bout de la deuxième année et, régulièrement maintenant, pour calmer les tensions, trois mois de plus tous les 14 juillet. Cela tombe systématiquement, sans faire aucun effort.

Je ne suis pas du tout persuadé que ce soient de bons critères pour avoir des chances de s’insérer dans la société. Le détenu incarcéré doit garder son identité, il doit refuser d’entrer dans le moule de la machine, il doit exister. Dès que vous avez franchi la porte, que vous êtes devenu un matricule, vous n’existez plus, vous appartenez à la machine. C’est horrible. Aucun mot ne peut décrire cela. Quand vous vous retrouvez le soir enfermé, il n’y a plus de caïd, il n’y a plus rien, il n’y a plus que des gens qui pleurent.

Il faut séparer le personnel de surveillance et le personnel d’encadrement. Les nostalgiques de la sécurité sont utiles, puisqu’il convient d’empêcher les évasions. Qu’on les place sur les murs de ronde, dans les miradors après leur avoir donné une formation appropriée. Tous les autres, tous ceux qui travaillent en détention ne sont pas des surveillants mais des personnels d’encadrement dont on doit utiliser le savoir-faire et les capacités. Ils représentent un potentiel humain qui est inutilisé. Prenez un jeune surveillant sorti de l’école nationale de l’administration pénitentiaire, qui prend ses fonctions avec plein de bonne volonté et de désir de changer les choses, revoyez-le un an après et vous verrez combien il aura changé, puisque le seul patron, c’est le syndicat.

Tout le monde plie. Moins ils en font et mieux ils se portent. Je vous le dis vraiment sans aucune acrimonie. C’est ainsi. Tant que ce problème ne sera pas résolu, il sera très difficile de mettre en application quelque réforme que ce soit. Que trois surveillants fassent grève à une porte et la machine est paralysée. Envoyez les forces de l’ordre et toutes les autres prisons seront fermées. On le constate régulièrement. Aucun Garde des sceaux ne fait face à cette situation.

A la maison d’arrêt de Grasse, par exemple, il y a deux ans, le directeur a porté plainte contre six surveillants parce que, le jour de l’an, ceux-ci, ivres morts, dont certains membres du Front National, étaient allés " ratonner " des mineurs dans le quartier " mineurs ". Ce sont des faits. Ils ont tous été condamnés. Le directeur de l’administration pénitentiaire de l’époque, M. Gilbert Azibert, a cédé. Le directeur régional à Marseille, M. Solana, a cédé. Le directeur de la maison d’arrêt a été envoyée à Bordeaux, sur une voie de garage. Autre exemple, le directeur de la centrale de Draguignan, sacrifié aux syndicats, a quitté l’administration pénitentiaire et a rejoint la magistrature.

La chance de cette administration est qu’elle possède en son sein une poignée de femmes et d’hommes qui croient profondément dans leur travail et qui portent la machine à bout de bras, mais l’immense majorité est laminée par cette machine à exclure.

Il faut repenser la prison. Il ne faut pas l’exclure puisque l’on est incapable de trouver autre chose. Ce n’est pas en construisant six mille places de plus, comme le fait la garde des sceaux aujourd’hui, que l’on changera quoi que ce soit. Victor Hugo disait : " En ouvrant une école, vous fermez une prison ". Cela reste d’actualité. Il est vrai que, comme le disait Charles de Gaulle, lorsque l’on ne sait que faire d’un problème, on crée une commission d’enquête. En trente ans, j’en ai vu quelques-unes mais je nai pas vu beaucoup de changements. M. le Président : Nous enregistrons vos propos avec une forte attention, mais vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question sur la nouvelle génération. De jeunes surveillants, syndiqués ou pas, nous ont dit qu'ils ne souhaitaient pas passer leur vie à être des porte-clés et qu'il serait plus intéressant pour eux d'exercer leur métier tout à fait différemment. Certes, une prise de conscience n'aboutit pas forcément à un changement mais je ne suis pas sûr que cela n'ait pas des débouchés positifs. M. Jacques LEROUGE : Nous avons un potentiel. M. le Président : Vous l'avez dit. M. Jacques LEROUGE : Nous vivons une époque cruciale. C'est maintenant qu'il faut changer les choses. Le livre de Véronique Vasseur n'a rien révélé. Tout le monde le savait. M. le Président : Mais il a fait " tilt ". M. Jacques LEROUGE : Il a été un détonateur qui a réveillé un peu le citoyen, mais vous savez aussi bien que moi que l'opinion publique est très versatile. L'émotion risque de redescendre beaucoup plus vite qu'elle n'est montée. Aucune commutation de peine n'est prononcée. Or on décide la libération conditionnelle de gens condamnés à perpétuité. C'est un non-sens. Comment faire sortir en libération conditionnelle des gens qui restent condamnés à perpétuité ? C'est une tromperie de l'opinion publique. Pourtant la loi le permet. Quelques-uns sont dehors en conditionnelle et toujours condamnés à perpétuité. Comment peut-on imaginer pouvoir garder des gens qui pendant vingt ans ou trente ans n'ont rien à espérer ? La loi interdit totalement aux magistrats de l'application des peines d'intervenir durant cette période. C'est ce qui fait une des forces des syndicats dans leurs revendications. Ils font valoir qu'on leur demande de garder des gens qui n'ont plus aucun espoir, qui n'ont plus rien à perdre et qui sont dangereux. Prononcer une commutation de peine n'est pas déclencher une libération, c'est fixer une date de fin à une peine. Cela ne coûterait rien. La véritable prison, celle dont on ne parle pas, commence lorsque vous êtes libéré. C'est la pire ! Enfermé entre quatre murs, vous idéalisez la liberté, mais après dix, vingt ou trente ans de prison, la sortie est le moment le plus difficile. La société n'a pas envie de vous revoir. Le citoyen n'a pas envie de vous revoir. Il a caché ses peurs en vous mettant derrière les murs. Il ne fait que reculer l'échéance. Que fait-on de cette nouvelle population de jeunes dont plus de 30 % sont là pour des problèmes de toxicomanie et 30 % pour des agressions sexuelles ? Que fait-on de ces gens qui sont entre les murs ? On n'a vraiment pas lieu d'être fiers quand on sait ce qu'ils deviennent derrière les murs, condamnés par la société à juste titre et condamnés par les détenus. On en met un peu partout dans les établissements pour peines, surtout en maisons centrales où ils servent à calmer les désirs sexuels de la population pénale. Où est la moralité ? Il n'y a pas de psychologues, pas de personnel d'encadrement. Et après, on s'étonne de la récidive. M. Jacky DARNE : Après avoir rencontré un certain nombre de personnes dans les établissements pénitentiaires et en avoir écouté ici, je vous trouve sévère à l'égard des organisations syndicales. Je ne dis pas que tous leurs représentants ont envie de changement, mais la grande majorité de ceux que j'ai rencontrés sur place souhaitent comme vous la revalorisation de leur fonction, expriment leur capacité à faire beaucoup plus qu'ils ne font aujourd'hui et sont désireux de voir évoluer ce que leur demande la nation. Ce que vous dites me semble être très largement partagé par le personnel pénitentiaire et ses organisations syndicales, ce qui me conduit à moins de pessimisme que vous. Je crois que c'est une responsabilité politique, au sens général du terme, de définir les fonctions du personnel et de les faire évoluer. Cela passe sans doute par des problèmes d'effectifs, car lorsque les sous-effectifs sont trop importants, il est évident que l'on ne peut qu'ouvrir et fermer des portes et que l'on n'a pas le temps de dialoguer avec les personnes. De la même façon, vous dites avoir vu beaucoup de commissions d'enquête parlementaires et de travaux sur les prisons. A ma connaissance, c'est la première commission d'enquête sur ce sujet. Que le parlement se saisisse de la question est plutôt nouveau. On peut d'ailleurs regretter qu'il ne l'ait pas fait plus tôt. Ne croyez pas qu'il y ait eu beaucoup de travaux, même si des réflexions sur les évolutions dans les établissements ont été nombreuses, lesquelles se sont traduites par des éléments positifs. Dans tous les établissements, en effet, j'ai entendu des jugements positifs sur certaines évolutions. L'intervention du personnel médical dépendant de l'hôpital extérieur a permis des relations d'une tout autre qualité avec les détenus. Elle a introduit un dialogue interne entre le personnel pénitentiaire et le personnel de santé qui me semble modifier l'approche des questions de santé dans les établissements. Il ne s'agit pas pour moi de dire que l'on est au bout d'une évolution mais de relever un élément positif. Est-ce aussi votre jugement ? Lorsqu'elle est mise en place, la fusion entre prévention et probation, entre le milieu ouvert et le milieu fermé, apparaît aussi comme un élément positif puisqu'elle permet une approche de la préparation à la sortie qui conjugue la relation interne et le travail externe qui me semble répondre à vos préoccupations. Quelle est votre appréciation sur l'évolution du service social dans les établissements pénitentiaires ? Que faudrait-il renforcer pour que l'insertion s'opère mieux ? Au-delà du service social, pouvez-vous nous indiquer des pistes de réflexion ? Quelles évolutions faciliteraient, d'après vous, la réinsertion ? J'ai entendu ce que vous avez dit sur la durée des peines et sur le travail interne. Postérieurement, quels peuvent être les moyens de renforcer le suivi ? Si j'ai bien compris, votre association est tournée vers les longues peines - vous pourriez d'ailleurs nous en dire un peu plus sur votre projet -, mais au-delà de cette catégorie de détenus dont le nombre reste modeste même s'il est en forte augmentation, quelles mesures vous paraîtraient les plus utiles ? M. Jacques LEROUGE : Ne pensez surtout pas que je sois pessimiste. Si j'étais pessimiste, je ferais certainement un autre travail beaucoup moins dur que celui que je fais aujourd'hui. L'administration pénitentiaire a connu trois grandes évolutions depuis quinze ans. Il y a douze ans, elle a cessé de penser qu'elle était faite pour assurer la formation des détenus qui était alors assurée par des instructeurs techniques de l'administration pénitentiaire. Depuis douze ans, ce sont des organismes privés qui réalisent ce travail. Tout le monde peut maintenant assurer la formation des détenus. Il y a six ans, ainsi que vous l'avez rappelé, elle s'est aperçue qu'elle n'était pas faite pour soigner les détenus, et elle a confié cette tâche au ministère de la santé, donc aux hôpitaux. C'est une évolution que je considère comme vous très importante, qui apporte une tout autre dimension. Actuellement, elle est en train d'accomplir une troisième révolution qui est, à mon sens, la plus importante. Il n'existe plus de distinction entre les milieux fermés et les milieux ouverts. Elle a nommé dans chaque département un directeur départemental des services d'insertion et de probation. Désormais, une seule personne devra connaître dans son département les prisons, les pistes d'emploi et adapter la formation aux possibilités d'embauche à l'extérieur. Elle aura aussi à gérer son personnel de travailleurs sociaux. A mon sens, il faudra attendre trois à cinq ans avant que cela fonctionne. Comme pour tout projet nouveau, il y a des endroits où tout est bloqué parce que les juges d'application des peines font obstacle, car ils se sont sentis dépossédés de leurs comités de probation, de leurs travailleurs sociaux et de leurs détenus. Comme seul le juge d'application des peines est habilité à mettre en place des solutions de remplacement à l'incarcération, la situation est bloquée. Dans d'autres régions, on a donné des postes de responsabilité à des gens incompétents. C'est une pratique dans beaucoup d'administrations de donner des promotions tiroirs. Il faut donc attendre qu'ils partent en retraite. Dans d'autres départements, - la majorité -, il s'agit de gens qui ont passé des concours pour accéder à ce poste, mais je le répète, il faut attendre trois à cinq ans avant que cela fonctionne. C'est une énorme avancée mais que le citoyen ignore totalement. Le drame de cette administration, de cette " vieille dame ", c'est qu'elle ne souhaite pas faire savoir ce qu'elle fait de bien et qu'elle laisse médiatiser ce qu'elle ne réussit pas. C'est une aberration. Il existe des pistes. Il arrive que l'administration prenne des mesures très positives. Par exemple, la direction régionale des services pénitentiaires de Rennes bénéficie d'un très bon directeur et de personnels d'encadrement majoritairement convaincus de l'intérêt de leur mission. Depuis quelques années, des placements extérieurs sont réalisés à Belle-Ile-en-Mer. Sans bruit, sans vagues, quinze détenus y sont à l'extérieur, où ils rénovent toutes les fortifications. L'action est pilotée par l'AFPA pour la formation professionnelle. En dehors des heures de travail, une association s'en occupe sur le plan social et de l'encadrement. Des gens du cru ont été engagés pour assurer l'encadrement. Cela fonctionne très bien. Il est vrai que Belle-Ile-en-Mer a toute une histoire avec l'administration pénitentiaire, puisque les derniers bagnes pour enfants s'y trouvaient. Depuis trois ans, des détenus sous accoutumance alcoolique et même usagers de drogue sont en train de rénover un lieu de vie à Bubry, dans le Morbihan. Des infirmières spécialisées sur les problèmes d'accoutumance à la drogue ont été affectées. Cela fonctionne très bien aussi. Pourquoi cela n'est-il pas fait ailleurs ? Parce qu'il n'y a pas toujours les gens nécessaires. Cela ne fonctionne qu'avec un engagement personnel des responsables. Là, une impulsion est donnée par la direction régionale. Un encadrant chargé des placements extérieurs, croit en ce qu'il fait. A l'ANPE, la personne qui s'occupe des relations avec les détenus est passionnée par son travail et le directeur départemental des services d'insertion et de probation y est aussi très attaché. Moyennant quoi, cela fonctionne. Pour l'insertion des jeunes, le CHRS de Copainville, dans la Mayenne, a environ 35 places disponibles pour les jeunes. C'est un foyer de jeunes travailleurs et un organisme de formation de premier ordre, mais on n'est pas capable de le remplir. Or on se demande ce qu'il faut créer, on envisage de mettre en place des unités éducatives renforcées. Non, des structures existent, elles fonctionnent et il convient de les développer. Il y a des pistes. Pendant des années, j'ai mis en place dans les prisons des ateliers de formation en mécanique, métiers du bâtiment, espaces verts, environnement, etc., des activités très manuelles parce que le niveau intellectuel de la population carcérale est très bas. Il est inutile de vouloir leur faire suivre des stages en informatique puisque l'on sait qu'ils ne trouveront pas de travail à leur sortie. Il faut leur apprendre un métier pour lequel un casier judiciaire vierge n'est pas indispensable et qui présente des débouchés. Nous avions créé à Draguignan un atelier de mécanique qui accueillait toute l'année 45 détenus en formation professionnelle. La DDTEFP de Toulon était venue le visiter pour en connaître les particularités, car bien souvent les financeurs ne veulent financer que leurs détenus dans leur département, comme si l'insertion n'était pas un problème d'ordre national. Bien souvent, les gens ne restent pas dans le département où ils sont incarcérés à cause d'interdictions de séjour, de problèmes d'environnement familial ou de violence dans leur cité. Il faut les délocaliser. La DDTEFP de Toulon avait très bien compris le problème. Nous avions donc un quota d'heures dans lequel nous pouvions puiser suivant la particularité de chaque cas social. Cela permettait de continuer la formation à l'extérieur de la prison par le biais d'un aménagement de peine : libération conditionnelle, semi-liberté ou chantier extérieur, sans interruption de la couverture sociale et salariale. C'était le même stage qui continuait dehors. Cela fonctionnait très bien. Le taux de réussite atteignait cinq à six détenus sur quinze, ce qui est considérable, puisque la norme est un ou deux. Est arrivé un directeur venu passer les deux années qui lui restaient à faire avant la retraite. C'est d'ailleurs, à ma connaissance, le seul directeur qui, en quittant un établissement, ait reçu une lettre de l'UFAP, syndicat majoritaire à tendance d'extrême droite, le félicitant pour ses bonnes actions. En arrivant à Draguignan, il s'est empressé de satisfaire les syndicats afin de pouvoir tenir deux ans, jusqu'à la retraite. Résultat : aujourd'hui, il n'y a plus rien. Où se trouve l'insertion ? Je pourrais vous citer d'autres exemples comparables. J'ai travaillé dans trente-sept établissements pénitentiaires, j'ai trente-cinq ans de recul. J'ai donc connu à leur début une grosse partie des personnels d'encadrement de l'administration pénitentiaire. La chance de cette administration, c'est d'avoir en son sein une poignée de femmes et d'hommes passionnés par leur travail. Sinon, il y a belle lurette que tout aurait explosé. M. le Président : Nous avons auditionné M. Chauvet, directeur régional, qui a formulé des critiques allant dans le même sens que vous. M. Jacques LEROUGE : Il est un très bon directeur ! M. le Président : Nous serions très intéressés que vous nous fournissiez un état de ce qui ne fonctionne pas bien et surtout de ce qui fonctionne bien. Il faut aussi dire aux gens de temps en temps qu'il y a des choses qui marchent pour montrer l'exemple. Cela encouragerait ceux qui vont lire le rapport. Il faut aussi mentionner les bons éléments de l'administration. Il sont heureusement nombreux. M. Emile BLESSIG : J'ai été très attentif à vos propos. Ils tendent à une ouverture de la prison sur le milieu extérieur. J'ai visité une maison d'arrêt où il y avait plus de trois cents intervenants extérieurs, ce qui pose un double problème. Qu'on le veuille ou non, le problème de la sécurité est omniprésent en prison et il est antinomique avec le relationnel. L'ouverture de la prison inquiète les gardiens dans la mesure où plus elle s'ouvre sur les intervenants extérieurs, plus ils ont l'impression que leur fonction est confinée au rôle de porte-clés. Vous avez évoqué la possibilité de scinder les fonctions en repoussant la sécurité autour de la détention et en transformant les fonctions de surveillant à l'intérieur de la détention. Mais tous les détenus ne sont pas des anges. A l'intérieur de la détention, le système doit aussi protéger les plus faibles car il existe une violence larvée dans les prisons. Quelles peuvent être les évolutions possibles de la fonction de surveillant ? C'est par cette fonction qu'il convient, à mon sens, d'engager la réflexion sur la prison, car elle est à la base de toute évolution. Comment faire évoluer la sécurité dans la détention ? M. Jacques LEROUGE : Il convient de différencier les types d'établissements. Dans une maison d'arrêt, où se trouve l'essentiel du surpeuplement, il n'y a malheureusement pas grand chose à faire, surtout quand ce sont des " usines ". Ce n'est pas en affichant la déclaration des droits de l'homme que l'on changera grand chose. En revanche, il est possible d'agir dans les établissements pour peines. Concernant la dangerosité de la population pénale, sur les 55 000 détenus actuellement dans les prisons - le nombre d'entrées diminue mais le nombre de détenus augmente en raison de l'allongement des peines - 50 000 environ ne sont pas du tout dangereux. Ce sont des " voleurs de poules " que l'on a mis là pour protéger la société. Vous avez raison de dire qu'il faut réformer l'image de la fonction de surveillant dans les centres de détention. C'est la priorité des priorités. Le reste viendra après. Vous n'empêcherez pas la présence d'une catégorie de personnels de surveillance, ayant pour fonction d'assurer la sécurité. Il faut leur donner une formation spécifique et les placer dans les miradors ou sur les murs de ronde. Mais à l'intérieur, il faut créer de petites unités. Des tentatives ont été réalisées. Qui connaît le PEP ? C'est le plan d'exécution des peines. Or le PEP contenait tous les éléments à même de rendre la peine vraiment évolutive et individualisée. On donnait au surveillant de base la responsabilité d'encadrer ses détenus. On lui confiait une dizaine ou une quinzaine de détenus qu'il accompagnait. Pour ma part, j'aurais été plus loin : j'aurais enlevé au surveillant son uniforme qu'il se hâte, de toute façon, d'ôter sitôt son travail terminé. S'il avait une formation de menuisier, il aurait pu encadrer ses gars à la menuiserie. C'était son noyau. C'est lui qui les défendait, qui suivait leur évolution sur le terrain. Et l'on devait octroyer les remises de peine en fonction de cette évolution. En prison, on n'arrive pas à trouver le moyen d'inciter le détenu à évoluer. Pourtant, dans beaucoup d'établissements pour peines, on trouve physiquement ce qu'il faut. Il y a des salles de classe mais les trois quarts du temps, elles restent vides. Comment imaginer que quelqu'un qui entre en prison pour dix ans analphabète en sorte analphabète ? C'est intolérable ! L'école doit être obligatoire. Comment, au nom de la tranquillité de la prison, peut-on tolérer qu'une personne reste toute la journée couchée et regarde Canal Plus toute la nuit ? Evidemment, pendant ce temps-là, ils ne demandent rien. Ce n'est pas ainsi que cela se passe dehors. La notion de bon détenu pour l'administration pénitentiaire aboutit à un massacre. Ce n'est pas cela. C'est quelqu'un qui revendique. Pour survivre à vingt ans de prison, j'ai fait quatorze ans d'études. Pour protéger les plus faibles, j'ai créé en 1975, après la grande révolte, le premier orchestre en prison. Cela permettait aux faibles de venir se réfugier au cercle de musique. Cela a permis aussi à des gens d'apprendre la musique ensemble, de s'habituer à cohabiter et à comprendre qu'avec les capacités de chacun on pouvait former un ensemble harmonieux. Il est évident que pour l'administration pénitentiaire, je n'ai pas été un bon détenu. A 17 heures, tout le monde mange et s'apprête à se coucher. Est-ce que dehors, à 17 heures, on est couché ? C'est l'heure de la soupe, parce qu'à 18 heures c'est la fermeture et le comptage des détenus et à 19 heures, c'est la relève. L'argent est interdit en prison. Pourtant, dans toutes les prisons, il y a du liquide qui circule. On le sait. La gestion de la détention doit être la plus proche possible de celle de l'extérieur et il faut utiliser les capacités des surveillants. Il y a un an, ils faisaient grève pour réclamer le passage aux 35 heures et ils ne s'étaient pas rendu compte qu'ils en faisaient moins avec trois matinées, deux après-midi, le repos de garde et le repos compensatoire. Ce n'est pas ainsi que cela doit fonctionner. Il faudrait que tous les surveillants aient des postes permanents, comme certains postes à l'économat. Il faut que l'on puisse venir travailler en prison comme on vient travailler dans n'importe quelle entreprise, tout en assurant la sécurité. Naturellement, cela ne sera pas facile, car le surveillant qui est de matin a son après-midi tranquille. Quand il faudra lui demander de travailler comme tout le monde huit heures par jour, il y aura une difficulté mais c'est incontournable. On sait faire l'école, on sait faire la formation professionnelle. Le problème est que la société, dehors, ne veut pas fournir aux anciens détenus du travail qui corresponde à la formation professionnelle reçue. C'est pourquoi je dis que là commence la véritable prison. On connaît les paramètres qui déclenchent l'envie de se réinsérer. Cela peut-être après la première incarcération ou au bout de la dixième. Je suis tombé x fois avant de me dire qu'il faudrait peut-être arrêter, que ce n'était peut-être pas la faute de la société mais aussi la mienne. Il faut offrir au détenu la possibilité de faire le point sur lui-même et d'analyser ce qui ne va pas. Comment aider quelqu'un qui n'a pas fait ce bilan sur lui-même ? Aujourd'hui, on organise des stages de préparation à la sortie. En quoi consistent-ils ? On leur apprend à rédiger un CV, on leur donne l'adresse de l'ANPE. Ce n'est pas ainsi que l'on peut trouver du travail dehors. En théorie, le bracelet électronique est très bien. En pratique, cela concernera une certaine catégorie de délits. Pour avoir un bracelet électronique, il faut un appartement, un téléphone et du travail. Cela n'est pas du tout représentatif de la population pénale. Pourtant, c'est fait. On connaît déjà les sites qui vont être expérimentés. M. Alain COUSIN : Je voudrais revenir sur l'expérience de Belle-Ile-en-Mer et sur d'autres organisées par le directeur régional des services pénitentiaires de Rennes. Pour les réaliser, il faut à la fois la volonté de l'administration, celle de l'autorité judiciaire et les moyens de financement. Les services pénitentiaires ont-ils aujourd'hui la possibilité financière de monter suffisamment de projets tels que ceux-là ? M. Jacques LEROUGE : Il est évident que le budget de l'administration pénitentiaire pour l'insertion est tout à fait insuffisant. Dans le cadre du placement extérieur, dans lequel le détenu reste sous écrou mais n'est pas incarcéré, la direction régionale octroie un prix/jour comprenant la nourriture, l'hébergement et l'encadrement, de 100 à 170 francs. On comprend immédiatement que le financement par l'administration n'est pas suffisant. Il faut faire appel à des cofinancements spécifiques. Cela fonctionne à Belle-Ile et à Bubry parce que le conseil général s'y intéresse et parce que le responsable de l'ANPE s'est débrouillé pour obtenir une petite ligne budgétaire. Mais sachant l'économie que cela permet de réaliser, on devrait donner à l'administration pénitentiaire les moyens financiers de réaliser de telles actions, alors qu'elle n'y consacre que 6 % de son budget. Son plus gros poste est représenté par les frais d'encadrement du personnel. Comment un organisme peut-il encadrer ces placements extérieurs avec un tel prix de journée ? Il n'y a pas d'argent. Ce sont pourtant autant de gens qui ne sont pas incarcérés. C'est un travail utile. A Bubry, par exemple, la rénovation du site servira au village. La société Yves Rocher va y installer un atelier qui permettra d'embaucher quinze personnes de la commune et de garder sept à huit places pour des détenus en placement extérieur. L'intérêt de l'expérience est tellement évident qu'elle devrait être généralisée. Je vous adresserai une liste de ce qui se fait et qui marche. M. le Président : Cela nous intéresse beaucoup. M. Jacques LEROUGE : Je travaille sur sept régions administratives sur neuf en France. Depuis 35 ans, je passe ma vie d'une prison à l'autre. J'ai donc une très large vision de ce qui se passe. Effectivement, autant on peut critiquer cette administration qui a trop longtemps vécu repliée sur elle-même, autant il faut dire ce qu'elle fait de bien. Je connais des directeurs régionaux qui travaillent nuit et jour, qui n'ont même plus de vie de famille. C'est cela, la chance de cette administration. Pourtant, je ne suis pas du tout persuadé que lorsqu'il y a des problèmes, elle sache les défendre, mais c'est un autre sujet. Mme Nicole FEIDT : Je suis une élue de l'Est où se trouvent quelques prisons que vous connaissez. Comment ressentez-vous l'évolution de la population carcérale ? Elle compte maintenant beaucoup de drogués, de gens qui ne sont plus très équilibrés. Comment le ressentez-vous ? Quelles sont vos relations avec l'éducation nationale ? Vous avez dit que les salles de cours étaient pratiquement vides. Mme Christine BOUTIN : C'est exact. Mme Nicole FEIDT : Je l'ai également constaté dans une prison. Quelle action pourrait être entreprise afin que le travail de l'éducation nationale soit efficace ? M. Jacques LEROUGE : Je connais tous les établissements de votre région. Vous avez visité le centre de détention de Toul qui est une " maison de retraite ". La moyenne d'âge y est d'environ 45 ans et il n'y a jamais de problème. La prison de Bar-le-Duc est toute petite. Eu égard à la réinsertion, le cas de la prison de Saint-Mihiel est très intéressant. C'est un exemple de gestion mixte du programme " 13 000 ". Le mode d'affectation de l'administration pénitentiaire qui cherche à remplir en priorité ces établissements dits privés va à l'encontre du maintien des liens familiaux. A Saint-Mihiel, il n'y a pratiquement pas un détenu originaire de la région. Toutes les prisons privées sont construites dans des endroits isolés. A Joux-la-Ville, il n'y a même pas un bus ou une gare. Ne parlons pas de Charles III ( ?), il ny a rien à faire, il faut la faire sauter. Il y a vingt ans que l’on en parle. Il est évident qu’elle n’a rien à faire dans la ville. On continue malgré tout à y dépenser des millions de francs.

Mme Nicole FEIDT : Il faut dire qu’il y a quatorze ou seize personnes dans la même pièce.

M. Jacques LEROUGE : Je ne comprends pas que l’on puisse continuer à y dépenser de l’argent, comme pour les prisons de Nice, où je travaille depuis dix ans. De même, à la prison de Toulon, à la prison de Cherbourg, c’est ahurissant ! A Avignon, le fief de la garde des sceaux, on hallucine.

M. François LONCLE : Une nouvelle va être construite.

M. Jacques LEROUGE : Les cellules du rez-de-chaussée étant plus basses que les eaux du Rhône, il faut mettre un couvercle sur les toilettes, avec un poids dessus, pour éviter que les rats ne remontent. Quels que soient les délits qui ont pu être commis, il n’y a pas lieu d’être fier d’enfermer des gens dans de telles conditions.

Il convient d’évoquer aussi le mercantilisme social. La pauvreté devient une niche économique intéressante. Bientôt, le prisonnier deviendra un objet très convoité. On ne sait plus qui est exclu, de qui, de quoi ? On ne sait pas combien on va finir par payer l’exclusion. Les gens qui vivent de l’exclusion seront bientôt plus nombreux que les exclus.

M. François LONCLE : Expliquez-vous sur ce point.

M. Jacques LEROUGE : Je donne des cours dans les IRTS et dans les IUT. Il y a une dizaine d’années, les gens venaient dans le social par conviction. Aujourd’hui, ils y viennent pour la sécurité de l’emploi. Avant d’obtenir leur diplôme, ils s’assurent de pouvoir bénéficier des 35 heures. Pour ma part, j’en fais environ 70 par semaine. Lorsque l’on organise des réunions sur les problèmes de l’insertion, je ne suis pas du tout persuadé que les gens qui y assistent et qui en vivent souhaitent que cela s’arrête.

En outre, les formations mises en place dans les prisons le sont par des organismes privés tels que des GRETA ou des AFPA. Or quand on est plus soucieux de faire travailler l’organisme de formation que du résultat de l’insertion, on peut parler de mercantilisme.

Dans la dernière société de formation et de lutte contre le chômage pour laquelle j’ai travaillé avant de créer mon association, il y avait, depuis dix sept ans, des abus de biens sociaux. Cela s’est terminé par deux ans de prison, 720 000 francs d’amende et quinze ans de faillite personnelle pour le patron.

Le social doit revenir non pas à des organismes de formation de statut société anonyme ou SARL mais à des associations dont les comptes doivent être clairs. Moralement, on ne peut pas voir une entreprise de statut SA dégager des bénéfices sur le dos de la misère. C’est immoral ! Comme je suis également chargé de mission à la fédération Léo-Lagrange, je l’ai convaincue, l’année dernière, de s’intéresser à ce public-là, dans le cadre de sa mission d’éducation populaire. Cela entre dans le cadre d’une philosophie d’éducation populaire.

Même incarcéré, le citoyen reste un citoyen. La prison doit rester un lieu de droit et non un lieu de non-droit. La prison ne doit pas refléter la personnalité de son directeur. Faut-il nommer des directeurs étrangers à l’administration pénitentiaire ? Faut-il leur interdire d’avoir une carrière promotionnelle ?

Je m’intéresse actuellement à un détenu qui vient d’être incarcéré à la maison d’arrêt de Nancy. On sait très bien que pour le maintien des liens familiaux, il faudrait l’affecter au centre de détention de Toul. Mais comme sa peine est supérieure à dix ans, on va le transférer au centre national d’orientation de Fresnes où il va rester six semaines. Il va attendre un an son transfert pour retrouver son affectation à Toul. Pendant ce temps, comment la famille pourra-t-elle payer les déplacements entre Nancy et Paris ? Je pourrais vous citer de nombreux cas analogues. Ce n’est pas un problème d’argent, c’est bien un problème d’organisation.

Il faut cesser de vouloir remplir à tout prix les prisons privées pour des raisons financières au détriment du maintien des liens familiaux. Certes, M. Chalandon avait eu une bonne idée pour la rapidité de l’exécution des travaux mais ces prisons ne sont pas plus vivables que les vieilles. Le taux de suicides y est encore plus élevé car on a totalement supprimé le peu de relations humaines qui existait dans les vieilles prisons. Tout se passe par interphone et le personnel de surveillance est autant surveillé par les caméras que les détenus. C’est invivable ! Si l’on veut que le détenu puisse se réinsérer, il faut lui mettre des marchés en mains : lui donner la possibilité d’aller à l’école et d’apprendre un métier, se lever le matin comme tout le monde dehors. Le soir, fatigué, il ne regardera pas Canal Plus jusqu’à 3 heures du matin et on ne lui passera plus des films X sur le canal interne.

M. le Président : Merci, monsieur Lerouge. Nous recevrons donc volontiers toutes notes complémentaires de nature à compléter les informations que vous nous avez données.

M. Jacques LEROUGE : Je vous communiquerai uniquement des éléments positifs car je ne vais pas scier la branche sur laquelle je suis assis. J’ai déjà assez de problèmes avec cette administration.

M. le Président : Nous le concevons.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr