Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Gilbert BONNEMAISON est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Gilbert Bonnemaison prête serment.

M. le Président : Monsieur Bonnemaison, vous avez rendu un rapport sur la modernisation du service public pénitentiaire, quelle analyse portez-vous sur ce que l’on en a fait ?

M. Gilbert BONNEMAISON : Je pense qu’il était possible d’aller beaucoup plus loin dans sa réalisation, mais sa mise en _uvre a été singulièrement compromise par le fait que je m’étais rangé à l’avis du gouvernement, lequel m’avait demandé de ne pas faire état d’une disposition considérée à l’époque comme essentielle par les syndicats : la mise en application de la bonification dite "du cinquième".

Quand j’ai rédigé ce rapport, plusieurs mouvements sociaux étaient en cours dont un, particulièrement dur, celui des infirmières. Tous les mouvements sociaux de l’époque dans la fonction publique réclamaient des améliorations du régime des retraites. Le Premier ministre m’avait précisé : " Si jamais le rapport préconise l’adoption de la bonification du cinquième, nous refuserons de la décider. Au surplus, l’effet serait catastrophique sur l’ensemble des autres professions." Après maints débats, j’avais été amené à déclarer au Premier ministre et à ses conseillers que cela entraînerait immanquablement, avec une violence redoublée, la reprise du mouvement de grève que j’avais, un temps, réussi à interrompre un mois avant. J’avais ajouté, mais cela reste entre parenthèses, que ce serait pour moi une sorte de suicide politique. Cela s’est avéré vrai pour le rapport qui, dans l’effervescence générale, n’a pu être étudié en détail de façon sérieuse. L’absence de référence à la bonification du cinquième a remis le branle-bas dans les prisons, avec, ce que je continue de regretter, le non-respect des dispositions du statut spécial des fonctionnaires pénitentiaires. J’avançai alors auprès des conseillers du Premier ministre qu’il convenait de donner la bonification du cinquième ou une formule proche que j’avais étudiée et qui ne figure pas non plus dans le rapport - pour les mêmes raisons -, en contrepartie d’une négociation englobant le respect du statut spécial.

Dans la mesure où les surveillants demandaient à bénéficier d’une disposition qui existe pour les autres métiers de sécurité - j’avais fait écrire dans la loi de 1987 que l’administration pénitentiaire participe à la protection de la sécurité - il eût été normal d’astreindre les surveillants au respect élémentaire d’une règle qui s’applique à eux comme aux autres métiers de sécurité.

Que des fonctionnaires chargés de surveiller les détenus violent la loi devant les portes des établissements, quand ce n’est pas à l’intérieur, m’a toujours paru un exemple abominable. Quand on enferme des gens au motif qu’ils n’ont pas respecté la loi, ceux qui appliquent la sanction se doivent de la respecter eux-mêmes.

Malheureusement, je n’ai pu réaliser cela et la bonification du cinquième a été ensuite accordée sans aucune contrepartie ; l’on voit ainsi se perpétuer les mêmes errements regrettables.

Pour l’anecdote, je me souviens, questeur de permanence, m’être retrouvé seul en séance avec le rapporteur sur un projet de loi émanant de la commission des affaires sociales visant à accorder la bonification du cinquième aux contrôleurs aériens. J’ai ressenti quelque émotion et une forte envie, ce soir-là, de repousser ce texte, même si j’étais un député discipliné. Mon sens du devoir l’a emporté et j’ai voté la bonification du cinquième pour les aiguilleurs après avoir tant souffert de ne pas l’avoir obtenue pour l’administration pénitentiaire. La vie parlementaire présente parfois des ironies - j’y repense souvent.

Nombre des propositions formulées il y a dix ans dans mon rapport restent, me semble-t-il, valables, sous réserve d’inventaire, voire d’actualisations. Vos questions éventuelles me permettront d’entrer dans leur détail.

Je vous dirai en préambule ma conviction, forte hier, plus forte encore aujourd’hui, que vider les prisons de leur trop plein et créer les moyens d’interdire la reproduction de celui-ci par le numerus clausus est le seul moyen de résoudre le problème des prisons. Mais, par ce moyen, ou par la libération conditionnelle, il ne peut s’agir de lâcher les personnes dans la nature sans encadrement ou en se contentant d’un semblant de contrôle. Ce serait inéluctablement vouer ces expériences à l’échec, les mettre à la merci, au premier incident, des professionnels de la démagogie. Ils paraissent somnolents, ils n’ont pas cessé d’exister.

Il faut donc se décider, enfin, à se doter d’un milieu ouvert solide et important et le mettre en _uvre avec une logistique rigoureuse tant pour la formation des personnels que pour l’action sur le terrain. Il faudra autour de lui établir de fortes solidarités, pas seulement policières. L’ensemble de la population, y compris, et peut-être surtout, la plus démunie, doit être sensibilisé. Cela implique de mettre en _uvre des moyens puissants de communication. Je suis consterné de constater que l’on s’apprête à renouveler les erreurs du passé en construisant à nouveau des prisons dispendieuses et dangereuses, en supprimant de surcroît les maisons d’arrêt de centre ville au lieu de les rénover et de les restructurer, ce qui est cependant possible ; j’en ai vu maints exemples en Angleterre, aux États-Unis et en France. Quand on connaît les coûts divers de l’éloignement entre les prisons et les palais de justice ou entre les détenus et leur famille, c’est aberrant socialement et économiquement.

Je me souviens des débats parlementaires de 1987 et des années suivantes. La construction de 15 000 places de prisons devait régler les problèmes de sécurité dans notre pays. Subsidiairement, le problème des droits de l’homme consécutif à la surpopulation des maisons d’arrêt devait être résolu.

Vous êtes réunis pour dresser le constat de ce qu’il en advint.

Dès le mois de décembre 1987, le garde des sceaux d’alors reconnaissait devant la commission des lois qu’il était déjà envisagé de placer deux lits dans les cellules construites pour une personne. La porte aux dérives était ouverte avant même la construction ! Quatre-vingt-dix pour cent des personnes arrêtées pour faits de délinquance n’étaient pas incarcérées. Il en va de même aujourd’hui.

Il faut savoir que 97 000 personnes étaient incarcérées en 1980, 80 000 en 1996 pour la seule métropole. On a réussi le tour de force surprenant de sanctionner moins de monde en incarcérant aussi mal, après avoir construit quelques 18 000 places de prison, et dépensé combien de milliards en frais de construction et de fonctionnement sans rien consacrer au milieu ouvert ! On avait, pour payer une partie de ces places, supprimé des crédits et des postes d’éducateurs.

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, c’était pourtant dans le milieu ouvert, là où vivent nos concitoyens, délinquants y compris, qu’il fallait impulser les moyens pour intervenir massivement. Hélas, nous sommes toujours à côté de la plaque !

Les mesures envisagées aujourd’hui pour le milieu ouvert ne sont pas négligeables, bien que très insuffisantes. Elles auraient été très appréciables il y a quinze ans mais pour faire face aux dégâts consécutifs au choix retenu alors du tout carcéral, je suis bien obligé d’observer ce que sera à nouveau la triste réalité : elles seront tout justes capables d’accompagner la poursuite exponentielle de la dégradation de la sécurité des personnes et des biens entamés depuis plus d’une décennie. La peur des représailles qui n’existaient pas alors est devenue un mal endémique de tous les quartiers. Eussions-nous bénéficié il y a dix ou quinze ans de ce que Mme la garde des sceaux propose aujourd’hui eût été appréciable, mais c’est totalement inadapté à la situation actuelle.

La loi sur la présomption d’innocence que vous venez de voter a heureusement décidé la mise en _uvre d’une des propositions du rapport. Elle devrait rendre plus nombreuses les libérations conditionnelles et donc faire diminuer les récidives. Mais, je le répète, une condition préside à la réussite : que les agents du milieu ouvert soient en nombre suffisant pour s’en occuper utilement, efficacement. Personne d’autre ne peut le faire, notamment pas les policiers, dont ce n’est pas le travail. Si les personnels du milieu ouvert doivent continuer à devoir suivre quelque cent cinquante dossiers, les contrôles seront quasi inexistants, comme c’est déjà le cas actuellement. Les échecs se multiplieront, les médiatisations suivront, l’émotion populaire aussi.

Les magistrats en tireront les conséquences : pas de libérations conditionnelles, recours à l’incarcération, les prisons seront bien remplies. Il faudra quelques milliards supplémentaires pour en construire de nouvelles. Avec une grande désolation pour les droits de l’homme bafoués.

Outre le renforcement du milieu ouvert, il faut conjointement diversifier les sanctions, les hiérarchiser, non seulement pour les prononcer, mais pour pouvoir passer, selon l’évolution des individus, de l’une à l’autre. C’est pourquoi j’ai, le premier, proposé le bracelet électronique, qui à mon sens est moins contraire aux droits de l’homme que le séjour à quatre ou cinq personnes dans une cellule pourrie prévue pour une seule. Il doit être conçu comme une étape d’un système évolutif, de gradation des sanctions.

J’ai, au cours des années, proposé diverses autres formes de diversification des sanctions et des moyens qui n’ont jamais connu de suite...

On m’opposera que mes propositions coûtent cher. L’insécurité violente actuelle est le prix payé pour l’inaction d’hier. Faut-il placer pour l’avenir de nouvelles bombes à retardement ? C’est la question. Il y a longtemps que la prison coûte cher et que les effets pervers de la surpopulation sont démontrés. Je dois vous redire ce que j’ai exprimé depuis le début : quand la commission des maires que je présidais en 1982, rédigeait son rapport, si j’avais, avec mes collègues, pensé qu’il suffisait de recruter des policiers ou de construire des prisons pour régler les problèmes d’insécurité, le " rapport Bonnemaison " aurait tenu en deux pages, que dis-je ! en deux mots : Recrutez ! Construisez ! Hélas, l’incarcération a un résultat inverse à celui que l’on en attend.

La promiscuité qui règne dans les prisons, le caïdat, etc., sont incontrôlables quand il n’y a qu’un personnel pénitentiaire pour cinq détenus et que six personnes par 24 heures sont nécessaires pour assurer une présence effective et un contrôle permanent. En fait, trente agents pénitentiaires seraient nécessaires pour cinq détenus ! Mais cela coûterait plus cher encore.

Voilà, ce qui me paraît essentiel, le reste l’est aussi, mais découle, pour être heureusement mis en _uvre, de ce qui précède.

Monsieur le président, mesdames, messieurs, voilà ce que je désirais vous dire.

M. le Président : Etes-vous favorable à l’élaboration d’une loi pénitentiaire pour reconnaître les droits et les devoirs des surveillants et des détenus, dont on ne cesse de répéter qu’ils demeurent des citoyens et doivent être considérés comme tels ?

Quelles mesures proposez-vous pour améliorer les conditions de travail et les conditions de vie des détenus - les deux sont liées - et pour améliorer la formation des personnels ?

M. Gilbert BONNEMAISON : Une loi, oui, bien sûr, si vous aviez le pouvoir de voter dans le même temps les crédits correspondants. Rien n’est pire dans un tel domaine que de ne pas appliquer le droit. La prison est un microcosme, tout ce qui s’y fait comme tout ce qui ne s’y fait pas se répercute et prend rapidement de l’ampleur. Pour avoir souvent parlé avec les personnels pénitentiaires, je sais combien les informations les plus ahurissantes peuvent circuler. Il faut être prudent si l’on avance une proposition. Voilà pourquoi je me suis refusé à recourir à la démagogie en proposant la bonification qui n’aurait pu être appliquée de suite. Il ne faut pas se donner le beau rôle à mauvais escient. Loi pénitentiaire, oui, mais prudence : il faudra avoir les moyens d’appliquer ce qui y figurera.

J’avais proposé, pour les surveillants et pour les éducateurs, que l’on change les appellations. J’avais proposé "agent de justice".pour les premiers. Cela peut paraître minime, mais les mots revêtent parfois une importance et cela donnerait peut-être une autre valeur à une profession qui rencontre toujours une certaine difficulté à s’assumer.

Quand je voyais des jeunes " éducateurs " se présenter comme tels devant des détenus de trente ou quarante ans, ancrés dans la délinquance, l’appellation me semblait saugrenue. Il faut proposer une appellation conforme aux interlocuteurs, qui rappelle le caractère judiciaire de la profession et le fait qu’ils sont là pour appliquer des sanctions. Je crois également une telle perspective nécessaire pour la formation.

Au sein du conseil national de prévention de la délinquance, j’avais contribué à fournir des ordinateurs aux détenus. Des salles avaient été aménagées à cette fin en détention ; dans le même temps, le personnel des greffes continuait de travailler à la plume ou avec de vieilles machines à écrire. Voilà un exemple qui éclaire la nécessité de faire très attention au microcosme. La revendication des personnels de s’équiper pouvait paraître légère, elle était essentielle. J’avais également proposé qu’un plan de vie, qu’une logique de l’établissement soient débattus avec les surveillants. Je ne sais si les choses ont changé, mais les surveillants ne connaissaient rien du dispositif de sécurité applicable en cas d’incidents. Certes, en cette matière, des éléments doivent être gardés secrets, mais, à trop en faire, il ne faut pas être surpris des réactions peu compréhensibles des surveillants. Quand on ne connaît pas le dispositif général de sécurité de son établissement, cela ne fonctionne pas.

De même, l’on ne doit jamais engager de rénovation dans un établissement pénitentiaire sans rénover les locaux affectés au personnel en même temps que la détention. Réaliser quelque chose pour les détenus sans simultanément réaliser pour les personnels pénitentiaires conduit à des déconvenues.

Il m’a été beaucoup reproché, dans le rapport, d’avoir évoqué les détenus et pas uniquement des personnels. Comment est-il possible de parler d’améliorer la prison en ayant le souci de ceux qui sont d’un côté des portes sans prendre en compte les besoins de ceux qui sont de l’autre côté ?

Sur le plan de la formation, sans connaître les programmes actuels, il me semble que beaucoup reste à entreprendre pour la formation initiale, sur la connaissance du droit notamment. La partie sociologie, psychologie, des programmes de la formation initiale devrait être modifiée de fond en comble. A l’époque, un surveillant n’était pas autorisé à parler avec un détenu d’autre chose que des strictes consignes de service !

M. le Président : Rassurez-vous, cela a évolué.

M. Gilbert BONNEMAISON : C’est une des propositions que j’avais faite. Quand un détenu dit à un surveillant : "Je suis ennuyé, je n’ai pas de nouvelles de ma femme depuis huit jours " et qu’il s’entend répondre "Ne t’inquiète pas, elle a de quoi s’occuper !" psychologiquement ce n’est pas excellent. Or de tels incidents sont quotidiens. Toute vérité n’est pas bonne à dire. Heureusement, sous l’effet de la montée du chômage, le bagage universitaire des surveillants s’est considérablement amélioré par rapport à une vingtaine ou à une trentaine d’années ; si l’on se donne la peine de concevoir la formation, ils sont donc tout à fait capables de la recevoir.

Encore une fois, je reviens sur la nécessité d’un projet d’établissement afin que nul n’ignore ce qui doit se passer, pourquoi l’on entreprend telle ou telle action, quelles sont les perspectives d’amélioration. Ce savoir ne doit pas être le seul fait des chefs, mais être partagé par tous.

M. Bruno LE ROUX : Dans votre esprit, à quoi doit correspondre le milieu ouvert : à une version renforcée en moyens de ce qui existe actuellement ou doit-il fonctionner différemment ? L’on s’aperçoit en effet, à la lecture du rapport, que le milieu ouvert prend une importance capitale dans le dispositif.

Ma deuxième question est liée à l’extension du milieu ouvert et à l’extension que pourrait connaître, dans le futur, le contrôle de peines de réparation dans notre pays, lequel reste liée à la carrière des agents de l’administration pénitentiaire. Lors de mon tour des prisons, j’ai été choqué par la désespérance de surveillants qui atteignent leur fin de carrière parfois très jeunes, dans l’incapacité de progresser, d’emprunter la moindre passerelle et surtout de l’incapacité de l’administration à reconnaître la prise de responsabilités. Pourrait-on imaginer des passerelles pour que la vie d’un surveillant ne se déroule pas uniquement en détention, que l’on ouvre au sein de l’administration pénitentiaire le champ des métiers accessibles à ceux qui n’ont de perspectives aujourd’hui qu’en détention ?

Parmi vos propositions figurait le bracelet électronique qui sera mis en place dans les semaines qui viennent. Il existait des préventions liées à son usage afin qu’il ne concerne pas un seul type de population, laissant en détention les plus défavorisés. Cette proposition arrivant en application plus de dix ans après qu’elle ait été formulée, votre philosophie a-t-elle évolué sur cette question ? Quels conseils donner pour sa mise en place ?

M. Gilbert BONNEMAISON : Sur le milieu ouvert, il faut déjà changer les appellations, les formations et assurer des apports professionnels divers. Je me souviens que, président du Conseil national des villes, j’avais proposé à M. Balladur de lancer un appel à volontaires parmi les policiers, les gendarmes, éventuellement les douaniers, les surveillants de prison, plutôt que d’organiser des concours s’adressant exclusivement à de jeunes diplômés. Trouver quatre à cinq mille volontaires parmi ces 250 000 personnes pour s’occuper du milieu ouvert, et l’on aurait bénéficié de personnes ayant un bagage, notamment parmi les surveillants. Il est plus important d’avoir un bagage quand on travaille en milieu ouvert que pour surveiller des détenus le long d’une coursive. On récupérerait des agents ayant une pratique des publics auxquels ils se trouvent confrontés et une formation autrement plus efficace qu’une formation scolaire. Si l’on ajoute une brève formation initiale d’adaptation et des formations continues régulières, je pense que nous pourrions avoir là des personnes très rapidement opérationnelles sur le terrain. Sans parler du numerus clausus, la loi que vous venez de voter sur les libérations conditionnelles oblige à renforcer le milieu ouvert si l’on veut qu’elle prenne un tour un peu significatif. L’on ne peut se permettre de renvoyer les gens dehors avec l’encadrement dont on bénéficie à l’heure actuelle. Cela ne signifie pas que les équipes actuelles forment un mauvais encadrement mais, face à une action de masse, elles sont en nombre insuffisant. Il convient de promouvoir une logistique nouvelle et très élaborée d’interventions recourant aux forces de l’ordre. Il ne revient pas aux policiers d’appliquer des sanctions, mais ils doivent apporter la solidarité nécessaire pour faire que les propos des personnels non armés, en charge d’appliquer les sanctions, soient effectivement respectés.

Au-delà de la police, c’est l’ensemble de la population qui doit être sensibilisé. Si l’on explique aux populations démunies que l’on est sérieusement décidé à entreprendre quelque chose pour rompre le contexte actuel, il existe des possibilités de se faire entendre dès lors que l’on atteste d’un projet sérieux et de moyens. Cela vaut aussi pour les délinquants, s’ils comprennent qu’une réponse interviendra dès la première et non la dixième incartade, comme c’est le cas quand on avance comme seule réponse la prison. J’ai connu des personnes soumises à des mesures de contrôles judiciaires qui n’avaient pas vu un contrôleur depuis trois ou six mois. Comment voulez-vous que ces personnes acquièrent le respect de la loi que l’on prétend leur rappeler quand elles se trouvent dans de telles situations ?

Il m’est arrivé de dire à des juges que leur pratique actuelle ressemblait à des poteaux indicateurs "défense de stationner" avec une voiture au pied ! Il faut avoir commis un délit très violent ou être un bon récidiviste pour faire connaissance avec la prison ; mais, d’une certaine façon, heureusement qu’ils ne sont pas incarcérés, ce qui ne servirait qu’à finir de les pervertir.

Pour obtenir des hommes dotés d’une certaine expérience, l’on pourrait ouvrir un concours à des chômeurs de longue durée ayant dépassé la quarantaine pour venir renforcer ces services. Il faut revenir sur l’erreur qui a consisté à recruter des emplois jeunes dans la police aux ordres du ministère de l’Intérieur sans avoir recruté autant d’emplois-jeunes dans la Justice pour participer aux missions du milieu ouvert, encadrés par les 4 000 ou 5 000 agents d’expérience évoqués précédemment. Mais je ne crois pas que l’on peut être un bon éducateur toute sa carrière à circuler à l’intérieur des quartiers. Il faut assurer un brassage de générations et de professions ; Evidemment, mes propos tendent à doubler ou à tripler les effectifs de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse et des services publics d’insertion et de probation - les anciens CPAL. Cela changerait du tout au tout les données, notamment dans les quartiers, où cela rendrait un peu de crédibilité aux conseils communaux de prévention et aux contrats locaux de sécurité si l’on savait que dès qu’une sanction - qui n’a nul besoin d’être terrible - est prise, son exécution ferait l’objet d’un suivi. Je pense que cela modifierait considérablement les données. Ce n’est pas en construisant 3 000 places de prison de plus que l’on y parviendra.

Actuellement, le bracelet est conçu pour être relié aux téléphones, ce qui pose un problème technique. L’évolution des techniques oblige certainement à réétudier la possibilité d’une solution plus efficace, notamment grâce au recours aux satellites, qui ne permettent vraiment pas de sortir de l’endroit assigné et, si vous le faites, l’on saura vous localiser, ce qui n’est pas le cas avec le téléphone.

Pour répondre aux critiques qui considèrent que le bracelet rappelle les poulets d’élevage ou l’esclavage, j’ai prononcé un discours muni d’un bracelet au bras, que je m’étais fait prêter par la société Bertin qui les utilise dans les centrales atomiques pour savoir où sont les agents qui travaillent dans les zones dangereuses. Au terme de mon intervention, j’ai révélé l’existence de mon bracelet et j’ai dit ne pas avoir eu l’impression de ressentir une infamie ou d’avoir donné à penser quoi que ce soit. Certes, cela oblige à avoir un veston, ou, s’il est placé à la cheville, un pantalon. C’est tout de même mieux que de partager une cellule à cinq ! Le coût en est élevé, mais il nettement moins cher qu’une journée de détention qui s’élevait, à l’époque du rapport, à 320 francs. Le bracelet coûte moins cher, mais sa valeur tient en ceci que l’essentiel du contrôle est opéré par du personnel organisé. Il est donc possible de passer du bracelet au contrôle sans bracelet ; cela impliquerait également que les comités communaux de prévention de la délinquance ou des associations trouvent un lieu d’hébergement et une occupation aux personnes sans moyens mais c’est vrai aussi de la libération conditionnelle sans bracelet.

Mon slogan de 1982 était : prévention, répression, solidarité. A l’époque, le Premier ministre m’avait demandé de disjoindre le terme "répression", alors peu en vogue, contrairement à aujourd’hui où il est plus à la mode. Je suis convaincu que les trois termes forment une seule démarche de service public. Non seulement les termes ne sont pas contradictoires entre eux, mais vont de soi. Quand on lâche des gens à 11 heures du soir de la prison de Fresnes avec tout juste un ticket de métro dans la poche, on fabrique des délinquants. La société voudrait les voir revenir en prison qu’elle n’agirait pas autrement. Il faut les trois. Cela nécessite une structure de communication interministérielle pour lancer une large campagne d’information bien conçue, avec des ethno-psychologues, pas seulement des communicants, mais des personnes connaissant intellectuellement, moralement, psychiquement les populations auxquelles l’on va s’adresser. Un des éléments essentiel serait de supprimer les grâces présidentielles et de procéder à des libérations tout au long de l’année, bien suivies et bien encadrées. Il est plus facile de gérer 150 sorties tous les quinze jours que d’en gérer 2 ou 3 000 d’un seul coup.

M. Jean-Marc NUDANT : Je remercie tout d’abord M. Bonnemaison de ses propos, mais j’ai envie de procéder à un commentaire pessimiste. J’ai le sentiment, sans avoir lu son rapport, que M. Bonnemaison a formulé un certain nombre de propositions que l’on a en envie de reformuler aujourd’hui. On peut se demander si le rapport que nous allons produire ne va pas connaître le même sort que celui qu’il a naguère élaboré.

M. le Président : Gilbert Bonnemaison a précisé lui-même que la période était un peu plus favorable, que l’opinion publique était plus ouverte ; d’ailleurs, M. Badinter a décelé l’existence d’une certaine fenêtre permettant de faire bouger les choses. Et puis il s’est tout même réalisé beaucoup de choses à la suite des propositions de M. Bonnemaison. La vie est une longue patience.

M. Bruno LE ROUX : En outre, il était seul, nous sommes trente !


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr