1.1. Le 20e siècle a mis à dure épreuve notre optimisme envers la condition humaine. D’une part, pour la première fois dans l’histoire, le génie humain a évolué à tel point qu’il existe en théorie la possibilité pour chaque être humain de mener une vie saine et confortable. D’autre part, le mal et la destruction font également partie de la nature humaine.

1.2. Nous savons maintenant que le 20e siècle fut le plus violent de l’histoire et qu’aucun peuple n’a le monopole de plonger un autre peuple dans la douleur et la misère. Chaque membre de notre Groupe se souvient personnellement de la Seconde Guerre mondiale, qui prit fin il y a à peine 55 ans. La reconstruction a nécessité un investissement massif sans précédent par l’entremise du plan Marshall pour créer l’Europe occidentale prospère et stable des dernières décennies. Même encore aujourd’hui, les conflits font rage dans les Balkans et dans l’ancienne Union soviétique, une trêve difficile règne en Irlande du Nord et les gouvernements d’Europe occidentale se sont engagés dans des guerres en Irak et dans l’ancienne Yougoslavie. De même, depuis leur indépendance, il n’est arrivé qu’une fois qu’une décennie ait pu s’écouler sans que les États-Unis s’impliquent dans un conflit militaire[1].

1.3. Il va de soi que la violence était également au coeur des premiers empires de l’Europe. C’était la source ultime de l’impérialisme. La violence était toujours une menace implicite, souvent une calamité active et il n’existe pas une seule puissance coloniale qui n’y ait pas eu recours. Durant les 19e et 20e siècles, sur chaque continent où les Européens et les Américains avaient décidé d’imposer leur domination, la brutalité sauvage a toujours eu raison des sujets récalcitrants. Ce phénomène n’était ni subtil ni caché ; au contraire, il était fondé sur la prémisse d’un "monde civilisé" largement répandue durant les deux siècles passés. À titre d’exemple, Charles Darwin lui-même pensait que "dans une période future pas très lointaine [...] il est presque certain que les races d’hommes civilisés extermineront et remplaceront dans le monde entier les races sauvages". Adolf Hitler grandit dans un monde où cette opinion était courante, tout comme les missionnaires chrétiens et les représentants officiels allemands et belges qui ont gouverné le Rwanda pendant un demi-siècle. L’impérialisme européen trouvait sa justification dans cette notion : le droit présumé de la "race supérieure" à dominer les autres[2].

1.4. La culture de violence qui caractérisa tant l’ère coloniale et la période qui suivit et qui opéra en toute impunité pendant si longtemps est un élément important de l’histoire du Rwanda. Mais nous devons faire une distinction essentielle : le génocide est de nature différente, d’un tout autre ordre de grandeur que les horreurs indescriptibles dont nous avons parlé jusqu’à présent. Le monde a connu un torrent incessant de violence, de répressions, de tueries, de carnages, de massacres et de pogroms (persécutions ou massacres organisés et officiels de minorités). Aussi terribles qu’ils soient, tous ces événements violents ne se comparent pas au génocide. C’est un fait universellement admis et que reconnaissent aussi les membres de ce Groupe.

1.5. Le phénomène du génocide est devenu une spécialité de notre époque. D’ailleurs, le terme même était inconnu avant d’être inventé en 1944 par le professeur de droit Raphael Lemkin, un Juif polonais immigré aux États-Unis, pour décrire les tentatives des Nazis qui avaient presque réussi à exterminer les Juifs et les Tziganes d’Europe. Ce sont les actes d’Hitler qui ont poussé le monde à ajouter la question du génocide à l’ordre du jour international. Après de longs débats et de nombreux compromis, le 9 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies adopta à l’unanimité la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (connue plus couramment sous le nom de "Convention sur le génocide" et reproduite en totalité en annexe à ce rapport). La clause clé de la Convention est contenue dans la définition qui figure à l’article 2 : "[...] acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux."

1.6. Ceux qui commettent un génocide n’ont pas simplement décidé délibérément de supprimer un autre groupe. Ils ne sont pas "simplement" coupables de crimes contre l’humanité - de formes de criminalité et d’actes inhumains allant au-delà du meurtre. Le génocide va encore plus loin, jusqu’aux limites extrêmes de la perversité humaine. Son but est d’exterminer tout ou partie d’une catégorie d’êtres humains dont le seul tort est d’être ce qu’elle est. Le génocide sert explicitement de "solution finale" - une tentative de débarrasser le monde d’un groupe qui n’est plus toléré. Dans un génocide, les attaques contre les femmes et les enfants ne sont pas des dérapages malencontreux du conflit ou des "dégâts collatéraux", dans le jargon des bureaucraties militaires. Au contraire, les femmes et les enfants sont des cibles directes, puisqu’ils assurent l’avenir du groupe dont on ne veut plus tolérer la survie.

1.7. Pendant près de 40 ans après son adoption, la Convention sur le génocide ne fut guère plus qu’une formalité du droit international. Comme l’a fait valoir un expert, "on l’a vite reléguée à l’obscurité quand le mouvement pour les droits de l’homme s’est concentré sur des atrocités plus ’modernes’ : apartheid, torture, disparitions[3]." Mais les 15 dernières années ont changé tout cela. Une nouvelle vague d’atrocités particulièrement sanglantes au Cambodge, dans les Balkans et dans la région des Grands Lacs en Afrique a fait de nouveau apparaître le phénomène du génocide dans les gros titres et les nouveaux efforts de la communauté internationale pour engager des poursuites pénales en cas de violation des droits de l’homme ont donné à la Convention sur le génocide une place importante à l’ordre du jour. Les tribunaux internationaux établis par le Conseil de sécurité des Nations Unies sont en ce moment même en train de juger les crimes commis ces dernières années dans l’ancienne Yougoslavie (TPIY) et au Rwanda (TPIR), écrivant en même temps l’Histoire.

1.8. Bien que le TPIR ait été fortement critiqué à plusieurs niveaux, on peut se souvenir à long terme de quelques précédents qu’il a créés sur le plan du droit international en matière de droits de l’homme et qui vont influencer la nouvelle Cour pénale internationale proposée. Ce fut, après tout, le premier tribunal international à déposer une condamnation pour le crime de génocide ; le tribunal de Nuremberg n’était pas habilité à reconnaître la culpabilité pour le crime de génocide. Jean Kambanda, Premier ministre rwandais durant le génocide, fut également la première personne à plaider coupable à un crime de génocide devant un tribunal international, quoi qu’il se soit rétracté depuis.

1.9. Outre le crime de génocide, le Tribunal a réalisé des percées significatives dans le domaine des droits humains des femmes, que les membres du Groupe accueillent avec enthousiasme. Un homme a été reconnu coupable du crime de viol à l’intérieur d’un plan systématique non pas de génocide, mais de crime contre l’humanité. Il convient également de noter que le Tribunal a inculpé la première femme à avoir jamais été accusée de viol. Pauline Nyiramusuhuko, ministre de la Famille et de la Condition féminine au Rwanda pendant le génocide, a été accusée de viol alors qu’elle assumait des responsabilités de commandement ; on a allégué qu’elle était responsable parce qu’elle savait que ses subordonnés violaient des femmes Tutsi et qu’elle n’a pris aucune mesure pour les arrêter ou les punir[4].

1.10. Les spécialistes dans le domaine surveillent les procès du TPIR avec beaucoup d’intérêt et d’espoir. Dans nos recherches aux fins du présent rapport, nous avons découvert, à notre grande surprise, que la notion même de génocide est beaucoup plus controversée que nous ne l’imaginions. Tout d’abord, plusieurs de ces experts contestent les diverses lacunes de la Convention sur le génocide originale. Ensuite, malgré la Convention, les Nations Unies n’ont à ce jour jamais officiellement accusé un gouvernement de génocide. Enfin, les critiques soulignent que la Convention n’a pas réussi à empêcher le génocide, même si son devoir de le faire est stipulé dans le traité. "À proprement parler, les États sont-ils tenus, légalement parlant, de prendre des mesures jusqu’à et y compris l’intervention militaire pour empêcher un crime de se produire[5] ?" Paradoxalement, c’est cette même obligation qui a empêché de nombreux États de décrire la catastrophe au Rwanda comme étant un génocide.

1.11. Ce qui manque cruellement à la Convention sur le génocide, comme le secrétaire général de la Commission internationale de juristes l’a expliqué au Groupe, c’est "un mécanisme déclencheur qui entraîne des mesures fermes et appropriées pour empêcher à jamais que de telles atrocités soient perpétrées par l’espèce humaine. À l’heure actuelle, la Convention [...] est presque purement réactive ; en fait, les seules mesures prévues ne valent qu’une fois le crime commis, alors qu’il est trop tard pour les victimes et même pour l’humanité en général. Dans le cas du Rwanda, on a permis à d’innombrables atrocités inexplicables de se produire avant qu’une seule mesure soit prise en vertu de la Convention." Même là, la Convention précise à peine que les États peuvent demander aux Nations Unies de prendre les mesures "considérées appropriées". "Comme la situation au Rwanda l’a démontré, les mesures que les Nations Unies considèrent ’appropriées’ n’ont rien fait pour prévenir ou empêcher le génocide[6]."

1.12. Les spécialistes du génocide constituent un groupe sérieux, dévoué et de plus en plus important composé principalement de militants pour les droits de l’homme, de groupes de survivants, d’experts juridiques et d’universitaires. Ils écrivent des ouvrages et rédigent des articles sur le sujet, publient des revues de recherche sur le génocide et se consacrent à la prévention de génocides futurs. Ils organisent également des débats en profondeur et sont en désaccord sur la définition précise de génocide, laquelle se révèle beaucoup plus compliquée et nuancée que nous ne l’aurions imaginé. Et l’exercice est important, car la définition détermine les actes inhumains qui méritent d’être qualifiés d’actes de génocide.

1.13. Par exemple, dans un ouvrage récent intitulé Century of Genocide, on ne trouve pas moins de 14 études de cas citées par les auteurs comme des génocides au cours du 20e siècle[7]. Cette liste est hautement controversée. D’autres spécialistes s’objectent à certains de leurs choix et proposent des cas que cet ouvrage omet. Century of Genocide commence avec l’annihilation par les Allemands des Héréros d’Afrique du sud-ouest en 1904 et se termine avec le Rwanda neuf décennies plus tard.

1.14. Pourtant, l’ouvrage ignore le Congo, malgré qu’une étude récente montre de manière convaincante que le Roi Léopold de Belgique a commis un génocide il y a un siècle alors qu’il dirigeait à titre personnel la totalité du Congo et qu’il fut responsable de la mort de 10 millions de Congolais — une bonne moitié de la population du territoire qui lui avait été "donné" en cadeau par les autres dirigeants européens[8]. Des douzaines, littéralement, d’autres exemples d’atrocités qualifiées de génocides peuvent être fournis, chacun avec son maître d’œuvre exalté.

1.15. Il n’appartient pas à notre Groupe de juger s’il convient d’utiliser le terme "génocide" pour décrire les diverses atrocités de notre siècle, à l’exception bien sûr de celles du Rwanda. Nous nous inquiétons toutefois du fait qu’une approche trop banale du concept risquerait de dévaloriser son caractère actuel. Tout massacre est déplorable, de même que toute violation des droits de l’homme. Mais, très peu d’entre eux constituent des génocides. Si n’importe quelle atrocité peut être considérée comme un acte de génocide et si l’on crie au "génocide" après chaque injustice, les mots risquent de perdre leur sens et la faute perdra bientôt de sa gravité. Parmi tous les actes monstrueux de l’humanité, le génocide n’est pas encore chose courante sur cette Terre, et nous estimons qu’il faut ménager et utiliser avec le plus grand soin de tels termes et de tels concepts. C’est pourquoi nous encourageons la recherche d’une définition qui soit complète et fonctionnelle.

1.16. Néanmoins, nous n’avons pas l’illusion de trouver un consensus universel sur cette question vitale. Après tout, il existe encore des personnes qui nient l’Holocauste et qui refusent de reconnaître les crimes de Hitler ; des dirigeants Khmers rouges n’ont encore jamais admis leurs propres actes de génocide et, nous regrettons de le dire, des Rwandais refusent d’admettre le génocide de 1994.

1.17. Nous pouvons toutefois affirmer clairement notre position. Ce Groupe n’a aucun doute sur le fait que les tragiques événements d’avril à juillet 1994 au Rwanda constituent un génocide, quelle que soit la définition du terme. Le chapitre de ce rapport qui décrit cette période expliquera de façon détaillée notre position. Mais que le monde s’entende ou ne s’entende pas sur d’autres choses, quels que soient les crimes commis par des Rwandais à une époque donnée au cours de ces dix dernières années, et quel que soit le cas au Burundi, nous disons avec insistance qu’une personne raisonnable ne peut arriver à une autre conclusion que celle qu’un génocide a eu lieu au Rwanda en 1994 et qu’il s’agit certainement de l’un des cas de génocide le moins ambigu de ce siècle. C’est pour cette raison que ce Groupe a été créé et tant qu’on ne se mettra pas d’accord sur ce principe de base, la paix ne pourra jamais apaiser l’âme de ce pays troublé.


[1]Howard Zinn, A People’s History of the United States, 1492-Present (New York : Harper Perrenial, édition 1995).

[2]Sven Lindquist, Exterminate All the Brutes (New York : New Press, 1996) ; traduit du suédois par Joan Tate.

[3]William Schabas, "The Greatest Crime", Washington Times, 7 décembre 1998.

[4]"Woman Charged with Rape by Rwanda Genocide Tribunal", Pan African News Agency, 13 août 1999.

[5]Ibid.

[6]Adama Dieng, "Views And Suggestions Concerning The 1948 Geneva Convention On Genocide", document présenté au GIEP, 1er mars 2000.

[7]Samuel Totten et al. (éd.), Century of Genocide : Eyewitness Accounts and Critical Views (New York : Garland Publishers, 1997).

[8]Adam Hochschild, King Leopold’s Ghost : A Story of Greed, Terror and Heroism in Colonial Africa (Boston : Houghton Mifflin, 1998).


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org