13.1. Au chapitre précédent, nous avons tenté d’expliquer pourquoi les deux pays ayant le pouvoir d’agir sur le génocide avaient, chacun à sa façon, abandonné sans pitié les Rwandais à leur triste sort. Nous allons maintenant examiner plus directement le rôle des Nations Unies dans les mois qui précédèrent la tragédie et durant le génocide. Pour ce faire, nous avons la chance de pouvoir nous appuyer sur le rapport Carlsson que vient de rédiger la Commission d’enquête indépendante sur les mesures des Nations Unies durant le génocide de 1994 au Rwanda. Nous avons déjà montré que les membres du Conseil de sécurité avaient délibérément choisi de renier leurs responsabilités envers le Rwanda. Le rapport Carlsson s’intéresse particulièrement au comportement désolant du Secrétariat des Nations Unies. Le Conseil de sécurité et le Secrétariat de l’ONU donnent une image peu encourageante de la soi-disant communauté internationale à l’oeuvre.

13.2. Disons d’emblée que nos travaux nous permettent d’approuver sans équivoque les principales observations du rapport Carlsson :

"Le fait que les Nations Unies n’ont pas empêché, et par la suite arrêté le génocide au Rwanda, a constitué un échec pour le système des Nations Unies dans son ensemble. Les États membres ont constamment manqué de la volonté politique d’intervenir ou de faire preuve d’une fermeté suffisante [...][1]
"Les Nations Unies ont abandonné le peuple du Rwanda [...][2]
"L’échec se résume avant tout par un manque de ressources et un manque de volonté de prendre l’engagement requis pour empêcher ou arrêter le génocide [...] les problèmes de moyens fondamentaux de la MINUAR ont entraîné la terrible et humiliante situation d’une force de maintien de la paix de l’ONU presque paralysée face à l’une des pires brutalités de ce siècle [...][3]
"La réaction instinctive au sein du Secrétariat semble avoir été de mettre en doute la faisabilité d’une intervention efficace des Nations Unies au lieu d’étudier activement la possibilité de renforcer la MINUAR pour faire face aux nouveaux enjeux sur le terrain [...][4]
"Il a souvent été dit au cours des entrevues menées par la Commission d’enquête que le Rwanda n’était pas un enjeu stratégique pour des pays tiers et que la communauté internationale n’avait pas agi de manière équitable face au risque de catastrophe dans ce pays par rapport aux mesures qu’elle prenait ailleurs[5]."

13.3. Il semble que les membres de la commission d’enquête furent profondément troublés par leurs constatations. D’après eux, le fait qu’on ait tant tardé à parler de génocide à propos des événements du Rwanda est "une faute du Conseil de sécurité [...] motivée par une déplorable absence de volonté d’agir[6]." Ils poursuivent en soulignant un point critique sur lequel nous avons déjà insisté dans notre propre rapport : "Il est important d’ajouter ce qui suit : le caractère impératif d’une action internationale ne se limite pas aux cas de génocide. Les Nations Unies et ses États membres doivent également être prêts à mobiliser la volonté politique d’agir face à des violations flagrantes des droits de l’homme avant qu’elles n’atteignent le degré ultime d’un génocide[7]." Autrement dit, comme nous l’avons amplement documenté, l’énormité des événements qui étaient connus à propos du Rwanda était plus que suffisante pour justifier une réaction déterminée des Nations Unies.

13.4. Le problème ici n’a absolument rien à voir avec l’absence de signes précurseurs ou d’informations suffisantes. Nous sommes totalement d’accord avec les dures conclusions du rapport Carlsson : "La MINUAR a présenté une série de rapports terriblement inquiétants qui constituaient de multiples avertissements indiquant que la situation au Rwanda risquait d’exploser en violence ethnique. Que ce soit la MINUAR, la direction de l’ONU ou les principaux gouvernements, tous disposaient de l’information indiquant l’existence d’une stratégie et d’une menace d’extermination des Tutsi, de massacres ethniques et politiques récurrents et organisés, de listes de personnes à assassiner, de rapports constants sur l’importation et la distribution d’armes à la population et sur la propagande haineuse. Le fait que rien de plus n’a été fait pour intervenir suffisamment tôt sur la base de ces informations constitue un échec accablant : de la part du siège des Nations Unies et de la MINUAR, mais également de la part des gouvernements qui ont été informés par la MINUAR, en particulier ceux de Belgique, de France et des États-Unis. L’abstention déterminée d’intervenir suite au télégramme du général Dallaire n’est qu’un élément de ce vaste ensemble d’absence de réaction malgré les signes d’avertissement[8]."

13.5. Il est tout à fait clair que ces pays n’avaient pas de doutes sur le risque de désastre imminent au Rwanda. "Dès réception de la nouvelle de l’attentat contre l’avion [d’Habyarimana] [...], il est évident que la France, la Belgique, les États-Unis et l’Italie estimaient la situation si explosive qu’elle justifiait une évacuation immédiate de leurs ressortissants[9]." D’ailleurs, la France envoya ses avions à Kigali littéralement deux jours après l’attentat[10]. Pour notre Groupe, cet épisode met en évidence quatre réalités qui ont caractérisé la plupart des opérations de la communauté internationale. Premièrement, lorsqu’elles sont motivées, les puissances occidentales sont capables de mobiliser leurs troupes en quelques jours et non pas en quelques semaines ni quelques mois. Deuxièmement, les puissances occidentales sont motivées lorsqu’elles estiment que leurs intérêts directs sont en jeu. Troisièmement, les Nations Unies ont donné la consigne au général Dallaire, en plein génocide, d’utiliser ses troupes pour aider la France à évacuer les ressortissants étrangers, l’autorisant à "exercer son pouvoir discrétionnaire" pour agir au-delà du mandat de la MINUAR si cela s’avérait nécessaire[11]. Il est difficile de ne pas conclure que cet ordre était emblématique d’une réalité plus pernicieuse : la vie des Africains était considérée moins valable aux yeux de la communauté internationale que la vie des citoyens des pays occidentaux. Quatrièmement, de nombreux pays se sentent plus à l’aise dans le maniement des concepts familiers de guerre et les prennent plus au sérieux que les questions des droits de l’homme. Comme l’a dit un diplomate à notre Groupe, le monde n’a pas porté grande attention aux avertissements de multiples violations des droits de l’homme au Rwanda qui étaient constamment signalées par les ONG de défense des droits de l’homme[12].

13.6. Le rapport Carlsson parle en termes forts de cette faute grave. "L’information sur les droits de l’homme doit faire naturellement partie de la prise de décisions sur les opérations de maintien de la paix, au sein du Secrétariat et par le Conseil de sécurité. Les rapports du Secrétaire général au Conseil de sécurité devraient inclure une analyse de la situation des droits de l’homme dans le conflit concerné. L’information sur les droits de l’homme doit être prise en compte dans les délibérations internes du Secrétariat sur les signes précurseurs, les mesures préventives et le maintien de la paix. Et des efforts accrus doivent être faits pour que la compétence nécessaire en matière de droits de l’homme existe au sein du personnel des missions de l’ONU sur le terrain[13]."

13.7. La MINUAR fut autorisée par le Conseil de sécurité à la demande des belligérants eux-mêmes. L’ONU était déjà impliquée dans la région à la demande des gouvernements ougandais et rwandais qui souhaitaient qu’une force neutre soit déployée sur leur frontière commune Ouganda-Rwanda pour vérifier que l’Ouganda n’appuyait pas les rebelles du FPR. En juin 1993, le Conseil de sécurité créa la Mission d’observation des Nations Unies Ouganda-Rwanda (MONUOR) sous les ordres du général canadien Roméo Dallaire. L’accord de paix d’Arusha, qui a finalement été signé deux mois plus tard, prévoyait la mise en place d’une force de maintien de la paix pour le contrôle du cessez-le-feu. Arusha a donné lieu à une concurrence mineure entre l’ONU et l’OUA qui avaient toutes deux fait des propositions pour assurer le maintien de la paix[14]. Boutros-Ghali fit cependant savoir clairement que les membres du Conseil de sécurité ne financeraient pas une opération qui ne serait pas commandée et contrôlée par eux. Le gouvernement rwandais insista lui-même fortement en faveur de l’ONU. L’OUA, quant à elle, se savait incapable, sans ressources externes, de jouer un rôle important dans l’opération de maintien de la paix.

13.8. À l’issue des négociations, les Nations Unies furent finalement désignées comme principal organisme pour l’application des Accords d’Arusha ; cette étape était importante car elle transférait des acteurs de la région et du continent aux Nations Unies la principale responsabilité de gestion du conflit. Cette étape marqua le début de la saga controversée de la MINUAR, Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda. Compte tenu du rôle humiliant et désastreux qu’a joué l’ONU au Rwanda par la suite, la décision de lui attribuer le rôle central a peut-être bien été une grosse erreur.

13.9. La profonde méfiance qu’entretient aujourd’hui le gouvernement actuel du Rwanda envers les Nations Unies provient de cette décision. Toutes les erreurs possibles ont été faites. Premièrement, dès sa création, la MINUAR n’a pas été considérée comme une mission particulièrement difficile ; le Conseil de sécurité avait approuvé une force nettement plus faible que la force estimée nécessaire par les négociateurs pour faire appliquer les Accords. Deuxièmement, son mandat était tout à fait insuffisant pour la tâche à accomplir et ne lui donnait pas les moyens d’opérer. Troisièmement, bien que les diplomates et observateurs étrangers n’aient cessé de décrire au reste du monde la réalité de la situation au Rwanda, il fallut attendre cinq semaines après le début du génocide pour qu’un élargissement du mandat ou une augmentation des moyens soit approuvé, et aucun des nouveaux soldats affectés n’arriva au Rwanda avant la fin du génocide. Enfin, la neutralité opiniâtre et perverse de l’ONU vis-à-vis des génocidaires et du FPR ne fit que compromettre son intégrité et la poussa à s’efforcer de mettre un terme à la guerre civile plutôt que de sauver la vie de Rwandais innocents.

13.10. Comme la communauté internationale avait exercé des pressions des deux côtés pour faire accepter les Accords d’Arusha, il était naturel de supposer qu’elle soutiendrait activement les moyens de leur mise en place. Mais ce fut loin d’être le cas. Les Tutsi du Rwanda furent les victimes d’une série interminable d’échecs internationaux alors qu’une seule intervention sérieuse aurait certainement permis de sauver bien des vies.

13.11. Lorsque le déploiement d’une force au Rwanda fut demandé au cours de l’automne 1993, le Conseil de sécurité des Nations Unies se remettait encore d’un échec de sa force de maintien de la paix en Somalie. Nous l’avons déjà vu, les États-Unis étaient particulièrement traumatisés parce que 18 de leurs soldats venaient d’être tués en Somalie le 3 octobre. La résolution demandant la création de la MINUAR fut présentée au Conseil de sécurité le 5 octobre ; le lendemain, l’armée américaine quittait la Somalie. Cette coïncidence dans le temps s’est révélée désastreuse pour le Rwanda, les considérations politiques internes ayant pris une importance prioritaire sur les catastrophes à l’étranger.

13.12. Par conséquent, à l’exception de la France (et du Rwanda lui-même dont le mandat temporaire au Conseil de sécurité commença par pure coïncidence le 1er janvier 1993), les membres du Conseil de sécurité ne s’intéressaient pas beaucoup aux problèmes du Rwanda. Si le contrôle de l’application des Accords d’Arusha avait été confié à l’OUA ou à un groupe d’États sous-régional, le Rwanda serait au moins resté au centre des préoccupations. Lors des délibérations à Manhattan, le Rwanda n’était qu’un petit pays d’Afrique centrale dont le Conseil de sécurité ne connaissait pas grand-chose, à part qu’il était en marge des préoccupations économiques ou politiques générales de quiconque sauf de la France. "Le monde ne peut pas s’occuper de tout, comme l’a dit un universitaire. L’ONU est une petite organisation qui ne peut pas s’occuper de tout. Nous devons être sélectifs. Si le Nigeria s’effondrait, ce serait une catastrophe ; si l’Égypte ou le Pakistan s’effondrait, ce serait une catastrophe. Mais on peut se passer du Rwanda[15]." Autrement dit, les Tutsi avaient déjà deux points contre eux aux Nations Unies avant même le début de la crise.

13.13. Au cours de l’année qui suivit, rien ne fut fait de manière expéditive pour la protection des citoyens rwandais. En dépit de l’avertissement du Secrétaire général qu’un tel délai risquait de "sérieusement compromettre[16]" l’accord, il fallut au Conseil de sécurité huit semaines après la signature de l’accord pour voter la résolution décidant de créer la MINUAR. Deux autres mois s’écoulèrent avant qu’un nombre substantiel de forces de maintien de la paix soient rassemblées au Rwanda, alors que les membres du Conseil de sécurité sont capables de déployer leurs forces armées dans le monde entier en quelques jours lorsqu’ils le décident. C’est ce que firent bientôt les Français et les Américains au Rwanda et dans l’est du Zaïre, mais non pas, malheureusement, dans le but d’empêcher le génocide.

13.14. Après bien des tergiversations et de nombreux marchandages, l’ONU finit par déployer une force aux moyens misérables. Dans cette affaire, les États-Unis ont joué un rôle décisif et destructeur. Représentée aux Nations Unies par son ambassadrice Madeleine Albright, l’administration Clinton était déterminée à minimiser les coûts des opérations au Rwanda, autrement dit à limiter l’effectif de la force déployée. Le général Roméo Dallaire, qui de commandant de la MONUOR était passé commandant de la MINUAR, avait demandé 4 500 soldats parce qu’il ne pensait pas pouvoir en obtenir davantage, les États-Unis en ayant proposé 500 à l’origine ; l’effectif total sur lequel on finit par se mettre d’accord était de 2 548[17]. Mais les pays participants furent si lents à envoyer leurs contingents et leur équipement que la force ne fut déployée au complet que plusieurs mois plus tard, peu avant le début du génocide. "Pour compliquer encore les choses, écrivit par la suite le général Dallaire, lorsqu’une partie des contingents est enfin arrivée au Rwanda [...] ils n’avaient même pas le minimum de matériel requis pour remplir leur tâche[18]." En outre, le budget de la MINUAR n’a pas été officiellement approuvé avant le 4 avril 1994, deux jours avant le génocide. À cause de ce retard dans le financement, qui s’est ajouté aux autres problèmes administratifs, la force n’a jamais reçu les fournitures et le matériel essentiels, qu’il s’agisse de véhicules de transport de troupes, de munitions, de rations ou de médicaments. Durant toute son existence, la MINUAR a opéré avec des moyens limités[19].

13.15. Dallaire avait compris d’emblée que sa mission n’était pas prise au sérieux. "À New York, a-t-il dit au Groupe, on nous a fait comprendre dès le début et on nous a dit avant notre départ que les pays participants en avaient assez des missions de maintien de la paix. L’ONU avait à ce moment-là 16 autres missions en cours et la nôtre n’était qu’une petite mission classée Chapitre VI, c’est-à-dire un programme facile qui n’était pas censé occasionner des coûts considérables. En réalité, cette mission n’intéressait personne. Ils l’avaient mise sur pied à cause des pressions exercées[20]."

13.16. Militaire de carrière, Dallaire avait 30 ans d’ancienneté dans les Forces armées canadiennes, mais il n’était jamais allé au Rwanda avant la mission MONUOR et ne connaissait pas grand-chose de l’histoire du pays. Il écrivit après les événements : "C’est moi, le moins expérimenté de l’équipe de l’ONU, qu’on a décidé de nommer pour mener cette mission[21]." On l’envoya sans le mettre au courant de ce qui l’attendait et sans lui faire part d’un rapport du Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, publié une semaine plus tôt et indiquant que l’éventualité d’un génocide ne pouvait être écartée[22]. Un membre du Département des affaires politiques des Nations Unies avait bien surveillé les négociations pendant plusieurs mois, mais il n’avait produit qu’un résumé de deux pages sans analyse. Dallaire se souvient que le Département ne lui avait absolument rien donné ni sur Arusha, ni sur le Rwanda. Les diplomates américains, français et belges à Kigali avaient tous d’excellentes sources d’information, qu’ils partageaient rarement avec la MINUAR. (Ils l’ont fait dans des cas passablement suspects, notamment lorsque l’attaché militaire français avisa Dallaire que 500 observateurs non armés seraient suffisants pour régler la situation au Rwanda[23].)

13.17. Sur le terrain, Dallaire s’aperçut bien vite que le titre de commandant était nettement théorique. Les contingents des deux composantes les plus fortes, la Belgique et le Bengladesh, comptaient respectivement 424 et 564 hommes, l’effectif militaire total de la MINUAR étant de 1 260, et ces soldats n’obéissaient qu’aux ordres de leurs propres officiers[24]. Le commandant disposait de peu de moyens pour traiter les questions confidentielles, il dut attendre plusieurs mois avant d’avoir une ligne téléphonique protégée et lorsque son dispositif d’inscription arriva enfin, à peu près au moment où la guerre éclata, il était paraît-il hors service. La mission ne disposait pas de traducteurs et il fallait donc s’en remettre au personnel recruté localement. On s’aperçut bientôt du danger de cette solution lors de la diffusion par une station de radio de certaines bribes de conversation entre Dallaire et des responsables du gouvernement au quartier général de la MINUAR. "Nous savions donc que tout le quartier général était infiltré et que nous n’étions pas en sécurité." Il n’y avait pas de coffre pour les documents confidentiels et pas de budget pour s’en procurer un. "Je gardais donc mes documents dans mon bureau, dans un placard fermé par une petite clé[25]."

13.18. Le fait est que le Conseil de sécurité, États-Unis en tête, n’a absolument pas tenu compte de la situation sur le terrain au Rwanda pour établir le mandat de la MINUAR. Comme nous l’avons vu, certains ont vraiment cru qu’Arusha amorçait un nouveau départ pour le Rwanda. D’autres, conscients du rôle joué par les extrémistes Hutu et après avoir entendu des officiers rwandais à Arusha promettre de ne jamais souscrire aux Accords, étaient convaincus que leur mise en application se révélait hautement problématique. Pour le Conseil de sécurité, il était commode d’adopter la première position et d’écarter complètement la deuxième. Il pouvait de cette façon avoir l’air d’autoriser une mission de l’ONU tout en lui donnant si peu de moyens qu’elle ne pourrait pas créer la même pagaille qu’en Somalie. Ce serait une mission simple pour remplir un objectif simple.

13.19. La prémisse était que tous les problèmes du Rwanda avaient été réglés à Arusha et que les dirigeants du Rwanda appliqueraient désormais ces Accords de bonne foi sous la surveillance de la MINUAR. Il semblait que la MINUAR n’aurait pas d’ennemis que sa présence même serait susceptible d’irriter. De ce point de vue myope, il n’y avait pas de forces malveillantes en train de planifier une vaste conspiration meurtrière contre la population Tutsi. Alors qu’en réalité, même les plus idéalistes et les plus optimistes savaient que l’avenir était au mieux précaire - et c’est précisément pour cette raison que l’accord d’Arusha prévoyait une puissante mission militaire. D’ailleurs, chacun aurait dû le savoir au Conseil de sécurité, une semaine à peine après la signature de l’accord, les Nations Unies publièrent le rapport de Waly Bacre Ndiaye, Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, qui dressait un triste tableau de la situation rwandaise.

13.20. Dans son rapport, Ndiaye confirmait en grande partie l’analyse qui avait été faite et largement publiée plus tôt en 1993 par la Commission internationale d’enquête sur les atteintes aux droits de l’homme au Rwanda. Il n’y avait pas de doute, des massacres et d’autres atteintes graves aux droits de l’homme avaient lieu au Rwanda. Ndiayé alla même plus loin. La population Tutsi étant visée, il avançait la possibilité d’utiliser le terme de génocide - notion qui figurait dans le communiqué de presse de l’ONG, mais qui fut omise dans la version définitive de son rapport. Il indiquait qu’il ne pouvait porter de jugement à ce stade, mais citant la Convention sur le génocide, il estimait que les cas de "violence intercommunale" qui avaient été portés à son attention indiquaient "très clairement que les victimes des attaques, Tutsi dans la grande majorité des cas, avaient été visées uniquement à cause de leur appartenance à un certain groupe ethnique et pour aucune autre raison objective[26]." Le rapport Carlsson commente : "Bien que Ndiaye - ayant attiré l’attention sur le risque sérieux de génocide au Rwanda - ait en outre recommandé une série d’étapes pour empêcher d’autres massacres et d’autres abus, il semble que les principaux intervenants au sein des Nations Unies aient largement passé son rapport sous silence[27]."

13.21. Que les membres du Conseil de sécurité ne connaissent pas la situation ou ferment les yeux devant l’éventualité d’un génocide est particulièrement remarquable. Pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé lorsqu’il autorisa la création de la MINUAR en décidant de ne pas tenir compte des signes précurseurs explicites avertissant des périls qu’aurait inévitablement à affronter une telle mission. Le mandat de la MINUAR, comme ses moyens, fut établi à partir d’hypothèses objectivement fausses.

13.22. Il est important de noter que la MINUAR était classée Chapitre 6 et non pas Chapitre 7. Il s’agissait d’une mission de maintien de la paix - essentiellement un groupe de soldats observateurs ne pouvant faire usage de la force que pour se protéger. Il ne s’agissait pas d’une mission d’imposition de la paix, c’est-à-dire d’une opération pouvant imposer la paix par la force[28]. Ce n’était pas le genre d’opération estimée nécessaire par les négociateurs d’Arusha. Alors que l’accord demandait des troupes pour "garantir la sécurité générale" dans le pays, le Conseil de sécurité déployait une force qui allait "contribuer" à la sécurité et encore seulement à Kigali, la capitale[29]. Une clause des Accords prévoyant que les Casques Bleus aideraient à chercher les caches d’armes et à neutraliser les bandes armées fut complètement éliminée. Au lieu de confier aux forces de maintien de la paix la fonction d’assurer la sécurité des civils, on leur demanda d’enquêter et de rendre compte de certains incidents[30]. Il était clair que le Conseil de sécurité n’avait pas l’intention de déployer une sérieuse mission militaire.

13.23. Dans une évaluation qui s’en est suivie, la Section des leçons recueillies des opérations de maintien de la paix s’est montrée acerbe dans ses critiques : "Les mandats de la MINUAR étaient le produit de l’environnement politique international dans lequel ils étaient formulés et tendaient à refléter les soucis et les impératifs de certains États membres qui avaient peu à voir avec la situation du Rwanda. Une interprétation fondamentalement erronée de la nature du conflit contribue également à des suppositions politiques et évaluations militaires inexactes[31]." En fait, "la nature du conflit" était parfaitement bien comprise par certains, dont le général Dallaire, qui avaient rapidement saisi la vraie nature de la situation. Mais jour après jour, tant les membres du Conseil de sécurité que ceux du Secrétariat choisirent de ne prêter attention qu’aux seules voix qui leur disaient seulement ce qu’ils voulaient entendre.

13.24. À Kigali, Dallaire était déterminé à interpréter son mandat avec le plus de souplesse possible. Il rédigea des règles de conduite qui traduisaient le mandat de la mission en règlements détaillés définissant la conduite de ses troupes. La clause la plus importante était son paragraphe 17, qui faisait état de ses intentions sans aucune ambiguïté : "La MINUAR prendra les mesures nécessaires pour empêcher tout crime contre l’humanité [...] Durant ce mandat, il se peut aussi que soient perpétrés des actes criminels motivés par des raisons ethniques ou politiques et qui exigent moralement et légalement que la MINUAR utilise tous les moyens disponibles pour les faire cesser. Il peut s’agir en l’occurrence d’exécutions, d’attaques contre des réfugiés ou des personnes déplacées[32]."

13.25. Dallaire envoya ses règles à New York à la fin de novembre pour demander l’approbation du Secrétariat de l’ONU. La situation au Rwanda était déjà en train de se dégrader rapidement. L’assassinat du Président Ndadaye du Burundi, un mois plus tôt, avait déclenché de violents massacres et, à la suite de la répression féroce qui suivit, des centaines de milliers de Hutu violemment anti-Tutsi s’enfuirent au Rwanda, tandis que les radicaux Hutu du Rwanda exploitèrent le soulèvement. Par son paragraphe 17, Dallaire essayait de prévoir une opération capable de faire face à la situation qui s’installait déjà. New York n’a jamais répondu formellement à cette demande d’approbation. Mais chaque fois qu’il eut par la suite l’occasion de demander davantage de flexibilité, Dallaire recevait l’ordre ferme et sans équivoque d’interpréter son mandat de la manière la plus étroite et la plus restreinte possible.

13.26. Ceci fut particulièrement mis en évidence dans la réponse de New York à un télégramme de Dallaire daté du 11 janvier 1994[33]. (Bien qu’il s’agisse probablement du télégramme le plus connu de notre époque, il n’a été rendu public qu’après avoir été divulgué à un journaliste en novembre 1995. Inexplicablement, on n’en trouvait pas copie dans le dossier officiel des Nations Unies publié en 1996 par le Département de l’information de l’ONU, Les Nations Unies et le Rwanda, 1993-1996.) La veille, le colonel belge Luc Marchal, commandant de la MINUAR pour le secteur de Kigali, avait rencontré en secret un informateur nommé Jean-Pierre, apparemment responsable des milices Interahamwe ; Jean-Pierre Twatsinze, comme on l’appela plus tard, raconta à Marchal qu’il ne voyait pas d’objection à faire la guerre contre le FPR, mais que "sa mission était maintenant de préparer les massacres contre les civils et contre le peuple Tutsi, à préparer des listes de noms de Tutsi avec leurs adresses en vue de les éliminer. D’après lui, la ville de Kigali était divisée en plusieurs quartiers, et chaque quartier était occupé par une dizaine ou plus d’hommes armés, certains de machettes, qui avaient pour mission de tuer les Tutsi [...] Jean-Pierre me donna une très bonne description de l’organisation des milices Interahamwe, de leurs cellules, de leur armement, de leur entraînement et il me dit que tout le monde était suspect [...] [L’objectif] était de tuer un maximum de Tutsi [...] C’était à mon avis une vraie machine de guerre car l’objectif était très clair - il s’agissait de tuer les Tutsi jusqu’au dernier[34]."

13.27. Dallaire fit immédiatement part à New York des principaux points mentionnés par Jean-Pierre indiquant qu’une stratégie délibérée avait été planifiée pour tuer des soldats belges, ce qui risquait d’entraîner le retrait de tout le contingent belge du Rwanda. On disait que les Interahamwe avaient entraîné 1 700 hommes répartis en groupes de 40 dans toute la ville de Kigali. L’informateur avait reçu l’ordre de recenser tous les Tutsi à Kigali et soupçonnait que c’était pour les exterminer. Il disait que ces miliciens étaient maintenant capables de tuer jusqu’à 1 000 Tutsi en 20 minutes. Enfin, l’informateur signalait l’existence d’une cache d’armes contenant au moins 135 armes - ce qui n’est pas énorme, mais en vertu de l’accord d’Arusha, Kigali devait être une zone libre d’armes. Jean-Pierre était prêt à montrer à la MINUAR l’emplacement des armes si sa famille pouvait être mise sous protection[35].

13.28. Dallaire envoya son télégramme au major-général Maurice Baril, conseiller militaire auprès du Secrétaire général des Nations Unies. Comme à l’accoutumée, Baril fit part du télégramme à quelques autres hauts fonctionnaires du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU, notamment à Kofi Annan, qui était alors Sous-secrétaire général chargé du Département et à son assistant, le Secrétaire général adjoint Iqbal Riza. Le rapport Carlsson reproche à Dallaire de ne pas avoir envoyé son télégramme à d’autres personnalités du Département des opérations de maintien de la paix[36], ce qui ne nous semble pas justifié ; il s’agissait en effet d’un officier respectant l’ordre hiérarchique et rendant compte à son supérieur immédiat. En tout état de cause, on savait que les hauts fonctionnaires du Département des opérations de maintien de la paix avaient l’habitude de faire circuler l’information entre eux[37].

13.29. L’équipe du Département des opérations de maintien de la paix comprit d’emblée le caractère explosif de ces informations. La réponse fut envoyée immédiatement (au nom de Kofi Annan, ce qui était normal, mais signée par Iqbal Riza, ce qui était également normal et fréquent). La réponse fut envoyée à Jacques-Roger Booh-Booh, Représentant spécial auprès du Secrétaire général pour le Rwanda. Booh-Booh et Dallaire ne s’entendaient pas, il leur arrivait souvent de faire des analyses différentes de la situation locale et ils avaient tous deux accès à des groupes d’informateurs différents dans une société fortement polarisée[38]. Booh-Booh était largement considéré comme proche du camp gouvernemental, ce qui lui attirait l’animosité du FPR, et Dallaire comme proche du FPR, ce qui le rendait suspect aux yeux du gouvernement ; les critiques de Booh-Booh croyaient qu’il était aveuglé par ses liens avec le cercle présidentiel, alors que Dallaire était simplement appelé "le Tutsi". On nous a suggéré que Booh-Booh estimait que le maintien de bonnes relations personnelles avec Habyarimana permettrait de faciliter la mise en oeuvre des Accords d’Arusha[39]. Son point de vue était donc souvent moins pessimiste et moins apocalyptique que celui de Dallaire et le Département des opérations de maintien de la paix avait hâte de demander l’avis de Booh-Booh tant sur l’informateur que sur son information.

13.30. Il semble que Jacques-Roger Booh-Booh accordait souvent le bénéfice du doute à Habyarimana et à son groupe. Pourtant, cette fois, il fut entièrement de l’avis de Dallaire. Il se porta garant de l’informateur et expliqua que Dallaire était "prêt à exécuter l’opération conformément à la doctrine militaire de reconnaissance, de préparation et de déploiement de forces massives[40]." La réponse de Kofi Annan, à nouveau signée par Riza, se prononça contre une telle opération sous motif que celle-ci aurait dépassé le mandat de la MINUAR. Elle proposait toutefois une démarche qui, compte tenu des circonstances, semble particulièrement surprenante.

13.31. Il convient de rappeler quelques faits pour situer dans son contexte la réponse du Département des opérations de maintien de la paix ; les tentatives d’Habyarimana pour compromettre la mise en oeuvre des Accords d’Arusha étaient connues de tous et les responsables de l’ONU l’avaient confronté à plusieurs reprises à ce sujet, de façon directe et personnelle. En décembre 1993, James Jonah, Sous-secrétaire général aux affaires politiques, "avertit le Président que selon certains renseignements, des massacres étaient prévus contre l’opposition et l’ONU ne les tolérerait pas[41]." Une semaine seulement avant d’envoyer son télégramme du 11 janvier, Dallaire avait, lors d’un entretien avec Habyarimana, soulevé la question des distributions d’armes aux partisans du régime ; le Président avait répondu qu’il n’en avait pas connaissance, mais qu’il ordonnerait à ses partisans de renoncer à de telles activités si ces renseignements étaient exacts.

13.32. Malgré ces faits, sans consulter son supérieur Kofi Annan[42] - alors qu’il écrivait en son nom - et apparemment sans consulter le Conseil de sécurité[43], Iqbal Riza refusa catégoriquement à Dallaire l’autorisation de confisquer les armes illégales contenues dans les caches. L’informateur ne recevrait pas la protection qu’il demandait pour lui-même et pour sa famille et la MINUAR n’entendit plus parler de lui. Booh-Booh et Dallaire devaient également faire part à Habyarimana des nouveaux renseignements et de la menace évidente que de tels préparatifs constitueraient pour le processus de paix. On leur précisa de supposer que le Président Habyarimana n’était pas au courant des activités décrites par l’informateur. Ils devaient insister auprès du Président pour qu’il examine la question et prenne les mesures nécessaires afin de mettre immédiatement fin à toute activité subversive. Le Président devait informer la MINUAR dans les 48 heures des mesures qu’il aurait prises, notamment pour confisquer les armes. Les ambassadeurs de Belgique, de France et des États-Unis devaient également être tenus au courant de la situation (de toute façon, la nouvelle du télégramme avait déjà fait le tour de leurs capitales respectives[44]) et il fallait leur demander de faire une démarche similaire auprès du Président Habyarimana. Contrairement à ses responsabilités, Riza décida toutefois de ne pas demander à ses représentants à Kigali d’informer l’OUA ou l’ambassadeur de Tanzanie, qui exerçaient tous deux une surveillance étroite au Rwanda[45].

13.33. Le télégramme du Département des opérations de maintien de la paix se terminait par une déclaration résumant clairement quelle était la priorité des États-Unis, de la Grande-Bretagne et du Secrétariat des Nations Unies : "La considération primordiale est la nécessité d’éviter d’entamer un processus susceptible d’entraîner l’usage de la force avec des répercussions imprévisibles[46]."

13.34. Lors de la visite de Dallaire et Booh-Booh au Président Habyarimana, celui-ci nia avoir connaissance des activités de la milice et promit d’enquêter. Le délai de 48 heures étant largement écoulé, la sécurité dans le pays continuait de se dégrader sérieusement. Enfin, le 2 février, trois semaines après le premier message urgent de Dallaire, Booh-Booh envoya un télégramme à Kofi Annan pour lui signaler qu’Habyarimana n’avait pas informé la MINUAR des résultats de son enquête. Le Président n’a d’ailleurs jamais répondu et l’ONU ne donna pas suite. La MINUAR était profondément démoralisée ; selon le colonel Luc Marchal, commandant en second du général Dallaire, la mission avait perdu sa crédibilité parce que "tout le monde à Kigali connaissait l’existence de caches d’armes et que tout le monde s’attendait à ce que la MINUAR agisse pour confisquer ces armes [...] Pour nous, il n’y avait rien de pire que de rester sans intervenir[47]." Selon l’enquête Carlsson, "cela fut pour les Interahamwe et d’autres extrémistes le signal que la MINUAR n’allait pas prendre de mesures concernant ces caches d’armes[48]" - ni même en général.

13.35. Mais les envoyés des Nations Unies à Kigali continuèrent de faire part au Secrétariat de leurs inquiétudes au sujet des distributions d’armes, des activités des milices, des tueries et de l’augmentation constante de la tension ethnique durant les premiers mois de 1994. Quelques problèmes totalement imprévus ajoutèrent encore à la tension pour la mission de l’ONU. Le 22 janvier, une cargaison aérienne d’armes envoyées par la France et destinées aux forces d’Habyarimana fut confisquée par la MINUAR à l’aéroport de Kigali. Cette livraison était en effet contraire à l’accord de cessez-le-feu d’Arusha interdisant de faire entrer des armes dans la région durant la période de transition. Le gouvernement français reconnut formellement ce point, mais prétendit que la livraison était techniquement légale parce qu’elle correspondait à un ancien contrat[49].

13.36. Le 2 février, Booh-Booh nota que la situation se dégradait de jour en jour. Il y avait "des manifestations de plus en plus violentes, des attaques nocturnes à la grenade, des tentatives d’assassinat, des tueries politiques et ethniques et nous recevions de plus en plus de renseignements fiables et confirmés selon lesquels les milices armées des deux parties faisaient des réserves et se préparaient éventuellement à distribuer des armes à leurs partisans [...] Si cette distribution d’armes a lieu, elle aggravera encore la situation et mettra vivement en danger la sécurité du personnel militaire et civil de l’ONU et de la population en général[50]."

13.37. Booh-Booh citait également des indications selon lesquelles l’armée rwandaise se préparait à un conflit, faisait des réserves de munitions et tentait de renforcer ses positions à Kigali. Les implications étaient évidentes : "Si la MINUAR continue de rester concentrée à Kigali comme c’est le cas à l’heure actuelle, la sécurité risque de se détériorer encore plus. On peut s’attendre à des manifestations plus fréquentes et de plus en plus violentes, à une augmentation des attaques à la grenade et des attaques armées contre des groupes ethniques et politiques, à davantage d’assassinats et vraisemblablement à des attaques directes contre les installations et le personnel de la MINUAR, comme celle qui était dirigée contre la résidence du Représentant spécial auprès du Secrétaire général[51]." On l’a constaté à maintes reprises après le génocide, le fait que la communauté internationale ne se soit pas opposée aux forces extrémistes Hutu a renforcé la culture d’impunité qui faisait la force des radicaux. De façon terriblement ironique, comme les commandants de la MINUAR le comprirent parfaitement, la faiblesse même de l’intervention de l’ONU a encouragé les radicaux Hutu en les persuadant qu’ils n’avaient rien à craindre du monde extérieur[52]. Ceci, bien sûr, se révéla exact.

13.38. À Kigali, au moins, les implications étaient claires : la MINUAR devrait trouver et confisquer certaines des caches d’armes. Dallaire et Booh-Booh demandèrent instamment l’autorisation de jouer un rôle plus actif dans de telles opérations, mais ils reçurent un refus catégorique. Il semble que les sinistres prédictions de Dallaire et ses demandes incessantes pour élargir son mandat aient exaspéré son supérieur immédiat, le général Maurice Baril. Bien qu’ils soient tous deux Canadiens et anciens camarades de classe, Baril considérait que son subordonné avait un peu tendance à agir précipitamment. Baril estimait - et il n’était évidemment pas le seul au Secrétariat - que Dallaire était quelqu’un à qui il fallait tenir la bride[53].

13.39. Le Secrétariat continua de s’en tenir à l’interprétation stricte du mandat qu’il avait donné dans ses réponses au télégramme de Dallaire daté du 11 janvier et à toutes les autres demandes du même type. Kofi Annan insistait sur le fait que la sécurité publique était de la responsabilité des autorités rwandaises et qu’elle devait le rester - même si la sécurité publique des Rwandais ne signifiait plus rien. En fin de compte, les avertissements - notamment l’avertissement fourni par l’informateur de Dallaire sur l’extermination possible de tous les Tutsi à Kigali - ont contribué en quelque sorte à confirmer l’a priori du Secrétariat[54].

13.40. Les pays occidentaux, comme nous l’avons déjà mentionné à plusieurs reprises, étaient parfaitement au courant de la situation. Certains réagirent même comme il convenait. Les diplomates belges à Kigali avaient de meilleures sources que la plupart des autres diplomates et savaient exactement à quel point une explosion violente était imminente dans le pays. À la mi-février, le ministre belge des Affaires étrangères, Willy Claes, écrivait au Secrétaire général en réclamant une "intervention plus ferme de la part de la MINUAR sur le plan de la sécurité[55]." "Malheureusement, remarque le rapport Carlsson, cette proposition ne semble pas avoir retenu l’attention du Secrétariat ni des autres pays concernés[56]."

13.41. Quelles que soient les informations dont ils disposaient, il semble en fait que les pays d’influence n’aient accordé qu’une attention distraite à la situation rwandaise. Le 17 février, le Conseil de sécurité exprimait de vives préoccupations concernant la dégradation de la sécurité au Rwanda, en particulier à Kigali, et rappelait aux parties leur obligation de respecter l’embargo sur les armes. Mais ce genre de discours vide, s’ajoutant au refus constant d’envisager l’élargissement du mandat de la MINUAR et l’augmentation de ses ressources, ne servit qu’à attiser l’audace des dirigeants extrémistes Hutu. En réalité, maintenant que le Rwanda occupait un siège de membre non permanent du Conseil de sécurité, Habyarimana et l’Akazu avaient directement accès aux coulisses de l’ONU et savaient que les États-Unis, vivement soutenus par la Grande-Bretagne, n’appuieraient jamais une intervention plus efficace.

13.42. Six jours après que le Conseil eut exprimé sa vive préoccupation, Michel Moussali, Représentant spécial du Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies, avertit de la possibilité d’une "effusion de sang de proportions sans précédent" au Rwanda[57]. Le lendemain, Dallaire signalait qu’il existait une foule de renseignements sur la distribution d’armes, des listes préétablies de victimes des escadrons de la mort, la planification de manifestations et d’instabilités civiles. Tous ces renseignements étaient largement connus. Des diplomates au Rwanda avaient reçu du nonce du Pape profondément troublé deux listes de Tutsi visés par les escadrons de la mort et ils étaient persuadés qu’en février, ces listes étaient connues de tous[58]. Selon Dallaire, "il semblait que le temps allait manquer pour un règlement politique, et la moindre étincelle sur le plan de la sécurité pourrait avoir des conséquences catastrophiques[59]." Peu après, un rapport des services de renseignements de la MINUAR citait un informateur qui affirmait que des plans avaient été préparés au quartier général du MRND, le parti politique du Président, pour l’extermination de tous les Tutsi en cas de reprise de la guerre avec le FPR[60].

13.43. Le 30 mars, le Secrétaire général recommandait au Conseil de sécurité d’élargir le mandat de la MINUAR pendant six mois. Il faut remarquer qu’en dépit de tous les événements survenus depuis l’approbation de la MINUAR au mois d’octobre précédent, aucun élargissement du mandat ni aucune augmentation des ressources n’avaient été envisagés. Les principaux membres du Conseil de sécurité hésitaient même à accepter une prolongation de cette durée et le 5 avril, en l’occurrence la veille de l’accident d’avion d’Habyarimana, une résolution fut adoptée pour étendre le mandat d’un peu moins de quatre mois, avec possibilité de révision au bout de six semaines s’il n’y avait toujours pas de progrès. La résolution demandait également, et non pas pour la première fois, que le Secrétaire général surveille le budget de la MINUAR[61] - une préoccupation constante parmi certains membres du Conseil de sécurité.

13.44. Cette résolution comportait un dogme pervers qui s’était installé en quelque sorte au Conseil de sécurité et au Secrétariat. On savait que les dirigeants extrémistes Hutu cherchaient à éloigner la MINUAR du Rwanda. C’était d’ailleurs le but explicite du complot contre les Casques Bleus belges révélé par l’informateur, information qui avait été transmise par Dallaire et Booh-Booh aux ambassadeurs américain, français, belge et tanzanien à Kigali. Le Conseil de sécurité n’en continua pas moins d’insister pour que le soutien continu fourni à la mission dépende de la mise en oeuvre de l’accord de paix d’Arusha.

13.45. L’ONU garantissait pratiquement au "Hutu Power" que la communauté internationale laisserait le pays sans protection plutôt que de renforcer la MINUAR et de lui donner davantage de moyens d’intervention au cas où l’insécurité s’accentuerait. Parmi tous les événements et décisions incompréhensibles de cette histoire, l’attitude du Conseil de sécurité nous semble la plus bizarre. Encore maintenant, nous avons peine à croire que cela ait pu se produire, mis à part deux faits. Premièrement, la même "menace" s’est répétée plusieurs fois au cours des mois qui ont suivi, même au plus fort du génocide. Deuxièmement, elle a refait surface cette année, comme condition préalable à la nouvelle mission des Nations Unies en République démocratique du Congo[62]. La mission est autorisée au seul cas où les parties belligérantes en RDC consentent à cesser le feu et à coopérer dans les négociations à venir. Mais s’ils font ainsi, comme le porte-parole de l’OUA s’interroge, quel besoin aurait-on de l’ONU ? Pourtant, deux mois avant, le Secrétaire général Kofi Annan avait pleinement accepté[63] les conclusions du rapport Carlsson qui condamne d’un ton mordant cette position en la qualifiant de complètement illogique. L’enseignement qui en a été tiré est assurément évident. Les circonstances dans lesquelles une force robuste de l’ONU est requise sont précisément celles où il n’y a ni accord ni bonne foi entre les parties. Cependant, en RDC, comme nous le verrons en détail ci-après, le Conseil de sécurité s’est incliné encore une fois devant le dogme qui fut si complètement discrédité au Rwanda.

13.46. Il semble symboliquement approprié que la résolution du 5 avril ait été la dernière mesure prise par l’ONU avant que l’avion du Président Habyarimana ne soit abattu le lendemain soir.


[1] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 1.

[2] Ibid., 49.

[3] Ibid., 28.

[4] Ibid., 34.

[5] Ibid., 42.

[6] Ibid., 26.

[7] Ibid.

[8] Ibid., 45.

[9] Ibid., 47.

[10] Ibid.

[11] Ibid., 17.

[12] Entrevue avec un informateur crédible.

[13] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 56.

[14] Millwood, Étude 2, 27.

[15] Tel que relaté au Groupe par un universitaire, 3 mars 1999.

[16] Millwood, Étude 2, 36 (d’après une déclaration du Secrétaire général, S/24688/1993, par. 65).

[17] Des Forges, 131.

[18] Général Roméo Dallaire et Bruce Poulin, "Rwanda : From Peace Agreement to Genocide", Canadian Defence Quarterly, 24, no 3 (mars 1995), 8.

[19] Entrevue avec un informateur crédible ; général Henry Anyidoho, Guns Over Kigali : The Rwandese Civil War, 8.

[20] Général Dallaire.

[21] Steven Edwards, "Dallaire’s Story : UN Failed Rwanda", National Post (Canada), 17 décembre 1999.

[22] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 29.

[23] Général Dallaire.

[24] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999.

[25] Général Dallaire.

[26] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 3.

[27] Ibid., 4-5.

[28] Comparaison des articles B1, B3 et B4 des Accords d’Arusha aux articles 3A et 3H de la résolution 872 du 5 octobre 1993 du Conseil de sécurité. Des Forges, 142.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Department des opérations de maintien de la paix, Groupe des enseignements tirés des missions, Rapport exhaustif des enseignements tirés de la MINUAR, octobre 1993-avril 1996, New York, octobre 1996, 3.

[32] Ibid., 133.

[33] La version intégrale se trouve sur le site web de la programmation 1998 de Frontline, "The Triumph of Evil" ; Philip Gourevitch, "The Genocide Fax", The New Yorker, 11 mai 1998.

[34] Colonel Luc Marchal, entrevue au Frontline.

[35] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 6.

[36] Ibid., 31.

[37] Bjørn Willum, "Legitimizing Inaction Towards Genocide in Rwanda : A Matter if Misperception ?", document présenté à la Third International Conference of the Association of Genocide Scholars, University of Wisconsin-Madison, Madison, WI (USA), 13 au 15 juin 1999, 7-9.

[38] Entrevue avec un informateur crédible.

[39] Entrevue avec un informateur crédible.

[40] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 6.

[41] Ibid., Annexe 1, 2.

[42] Entrevue avec un informateur crédible

[43] Adelman, "Role of Non-African States", 23.

[44] Tony Marley, entrevue au Frontline.

[45] Entrevue avec un informateur crédible.

[46] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 7.

[47] Colonel Luc Marchal, entrevue au Frontline.

[48] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 31-32.

[49] Ogenga Otunnu, "An Historical Analysis of the Invasion by the Rwanda Patriotic Army (RPA)", dans Adelman et al. (éd.), Path of a Genocide, 38.

[50] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 8.

[51] Ibid.

[52] Anyidoho, Guns of Kigali.

[53] Willum, 5.

[54] Howard Adelman, "Canadian Policy in Rwanda", dans Adelman et al. (éd.), Path of a Genocide, 198-199.

[55] Willy Claes, "Letter dated 14 March 1994 from the Minister of Foreign Affairs of Belgium to the Secretary-General expressing concern that the worsening situation in Rwanda may impede UNAMIR’s capacity to fulfil its mandate", dans Département d’information des Nations Unies, The United Nations and Rwanda (1993-1996), document 34, 244.

[56] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 11.

[57] Ibid., Annexe 1, 6.

[58] Comme un observateur bien informé en a fait part au Groupe.

[59] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 9.

[60] Willum, 5.

[61] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, Annexe 1, 7.

[62] Conseil de sécurité des Nations Unies, Communiqué de presse SC/6809-20000224, "Élargissement de la mission du Conseil de sécurité en RDC", résolution 1291 (2000) adoptée à l’unanimité, 24 février 2000.

[63] Secrétaire général de l’ONU, "Statement on receiving the Report of the Independent Inquiry into the Actions of the United Nations during the 1994 Genocide in Rwanda", 6 décembre 1999.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org