14.65. Dès les premières heures du génocide, il apparut clairement que le clergé, les prêtres et les religieuses Tutsi n’échapperaient pas au massacre et que les églises ne seraient pas reconnues comme sanctuaires. Au contraire, les églises devinrent des lieux privilégiés pour les massacres. Plusieurs églises devinrent des cimetières. Le premier massacre, au matin du 7 avril, eut lieu au Centre Christus de Kigali. Les victimes étaient des prêtres et des séminaristes rwandais, des visiteurs et des membres du personnel. C’était un signe annonciateur des événements à venir : près du quart du clergé catholique devait périr dans le génocide[42]. Comme l’a dit un missionnaire : "Il n’y a plus de démons en enfer. Ils sont tous au Rwanda[43]." L’un des aspects les plus extraordinaires de ce génocide est le fait qu’une grande majorité de ces démons étaient des Chrétiens fervents, assidus à l’Église, massacrant d’autres fervents Chrétiens.

14.66. Malgré le massacre du Centre Christus, les hiérarchies catholique et anglicane ne cessèrent pas pour autant d’entretenir des relations étroites avec l’establishment Hutu. Elles n’affichaient aucune neutralité dans leurs sympathies. Il n’est pas exagéré de dire qu’elles furent au moins complices du génocide pour ne pas, au cours des années - et même durant le génocide - s’être dissociées catégoriquement de la rhétorique de haine raciale du gouvernement et pour n’avoir pas dénoncé les manipulations ethniques et les violations des droits de l’homme. Certains croient, comme l’a écrit une membre de la Conférence des Églises de toute l’Afrique, que "les chaires des églises auraient pu être utilisées pour faire entendre à la quasi totalité de la population un message fort qui aurait pu empêcher le génocide. Au lieu de cela, les chefs des Églises sont demeurés silencieux[44]." Comme la Conférence était "clairement l’incarnation de l’autorité morale dans les communautés", ce silence fut, semble-t-il, facilement interprété par les Chrétiens ordinaires comme un appui implicite des tueries ; en fait, un expert va même jusqu’à dire que "l’étroite association des chefs de l’Église avec les chefs du génocide [fut interprétée] comme un message à l’effet que le génocide était conforme aux enseignements de l’Église[45]."

14.67. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’Archevêque de Kigali, un Hutu, était un ferme partisan du mouvement Hutu Power et avait longtemps servi au sein du comité central du MRND, jusqu’à ce que Rome l’oblige à quitter ce poste. Les responsables de l’Église catholique ne firent rien pour décourager les tueries. Lors d’une conférence de presse donnée en juin, plus de deux mois pourtant après le début du génocide, l’Archevêque anglican refusa de condamner le gouvernement intérimaire en termes non équivoques[46]. Lorsque ce gouvernement a fui Kigali vers une nouvelle capitale temporaire, l’Archevêque catholique l’a accompagné. Selon un rapport publié par le Conseil mondial des Églises, les déclarations des dirigeants religieux semblaient souvent avoir été écrites par un relationniste au service du gouvernement intérimaire[47].

14.68. Plusieurs prêtres et pasteurs commirent des crimes de trahison haineux, certain sous la menace, d’autres non. Un nombre important d’éminents Chrétiens prirent part aux tueries, assassinant parfois leurs propres chefs religieux. Des prêtres remirent d’autres prêtres entre les mains des bourreaux. Des pasteurs furent témoins du massacre de leur propre famille par des gens qu’ils avaient eux-mêmes baptisés.

14.69. D’étranges variations marquèrent la nature de cette participation. Certains prêtres refusèrent d’aider les Tutsi, par crainte pour leur propre vie. D’autres protégèrent la majorité des Tutsi qui cherchèrent refuge dans leurs églises, tout en permettant aux milices de prendre et d’exécuter certains réfugiés. Plusieurs pasteurs et prêtres se contentèrent de fuir leur paroisse.

14.70. Plus de 60 pour cent des Rwandais, tant Hutu que Tutsi, appartenaient à la religion catholique. Pourtant, dans tout le pays, les églises furent désacralisées par la violence et le carnage[48]. Les meurtres étaient souvent commis par des paroissiens : 20 000 personnes furent tuées dans la paroisse de Cyahinda ; au moins 35 000 dans la paroisse de Karama[49]. Les lieux de culte anglicans, protestants, adventistes et musulmans furent également la scène de massacres. Plusieurs églises ont été transformées en monuments par le gouvernement actuel, avec rangées sur rangées de crânes, d’ossements et de chiffons témoignant de ce que des Chrétiens ont fait à d’autres Chrétiens. Seule la petite communauté musulmane du Rwanda refusa de se laisser emporter par la folie meurtrière.

14.71. Même l’appel du Pape à un arrêt des massacres ne parvint pas à ébranler ses représentants au Rwanda. Le génocide durait depuis déjà cinq semaines lorsque quatre évêques catholiques, se joignant aux chefs protestants, publièrent un document un tant soit peu conciliant et, même à ce moment, ils ne purent s’empêcher de faire autre chose que de blâmer également les deux parties, les appelant toutes deux à "mettre fin aux massacres[50]." Le mot "génocide" ne fut jamais prononcé[51].

14.72. Nous ne pouvons toutefois mettre le point final à ce chapitre sans souligner les efforts héroïques d’un grand nombre de chefs religieux qui risquèrent leur vie pour protéger leur peuple et qui furent assassinés. Nous désirons saluer leur courage face à une situation démentielle. Ils savaient quel pouvait être le prix à payer pour leur courage, et bon nombre d’entre eux y laissèrent leur vie. Des centaines de religieuses, de prêtres et de pasteurs, rwandais et étrangers, ont caché des gens faibles et vulnérables, soigné les blessés, rassuré les terrifiés, nourri les affamés, recueilli les enfants abandonnés, fait face aux autorités et réconforté ceux qui étaient épuisés et avaient le cœur brisé[52].

14.73. L’Histoire doit reconnaître ces hommes et ces femmes remarquables. L’un de ceux-là est le père Boudoin Busungu, de la paroisse de Nkanka à Cyangugu, qui se fit connaître par sa grande bonté envers les gens qui se réfugièrent dans son église. Preuve éloquente du chaos émotionnel suscité par le génocide, le père de Busungu, Michel, était l’un des dirigeants des Interahamwe ; son courageux fils dut fuir vers le Zaïre[53]. Le père Oscar Nkundayezo, prêtre à Cyangugu, et le frère Félicien Bahizi, étudiant au Grand séminaire de Kigali, ont également caché autant de gens qu’ils l’ont pu, fournissant nourriture et soins médicaux aux réfugiés et établissant un réseau sophistiqué qui permit à un bon nombre de réfugiés de fuir pour se mettre en sécurité[54].

14.74. André Sibomana, prêtre lui aussi, est un militant des droits de l’homme dont le nom mérite d’être cité aux côtés de ceux des prêtres allemands qui défièrent les Nazis. Éditeur du journal Kinyamateka et fondateur du groupe ADL (Association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques), il utilisa ces deux plates-formes pour dénoncer le régime et ses abus de pouvoir, rompant avec l’Archevêque et la hiérarchie, qui continuaient à soutenir Habyarimana sans poser de questions[55].


[42] African Rights, Death, Despair, 867 ; Sibomana, 123.

[43] Hugh McCullum, The Angels Have Left Us : The Rwanda Tragedy and the Churches (Genève : Conseil oecuménique des Églises, 1995), xix.

[44] African Rights, Death, Despair, 895 ; Des Forges, 246.

[45] Timothy Longman, "Empowering the weak and Protecting the powerful : The contradictory nature of churches in Central Africa", African Studies Review, 41, 1, 1998, p. 59.

[46] African Rights, Death, Despair, 901.

[47] McCullum, 65.

[48] Des Forges, 43.

[49] African Rights, Death, Despair, 337-345.

[50] McCullum, p. 69.

[51] African Rights, "Rwanda : The Protestant Churches and the Genocide", 2 décembre 1998.

[52] African Rights, Death, Despair, 922.

[53] Ibid., 927.

[54] Ibid., 927-928.

[55] Sibomana, 47.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org