18.25. Il serait plus facile d’évaluer les résultats du TPIR si ce n’était du cas troublant et non concluant de Jean Kambanda, qui fut Premier ministre du Rwanda pendant toute la durée du génocide, sauf les deux premiers jours. Son plaidoyer de culpabilité de génocide est sans précédent. Son procès de 1998 aurait dû être l’occasion de révéler au monde entier les nombreux dessous du génocide. C’est effectivement ce qui s’est produit, mais le procès a en fait apporté beaucoup moins d’explications qu’il n’aurait pu, étant donné le mystère et la confusion qui l’entourent, surtout depuis que Kambanda vient de rétracter ses aveux sous serment.

18.26. À l’époque, un procureur du TPIR avait déposé contre l’ancien Premier ministre six chefs d’accusation : génocide, conspiration à commettre le génocide, incitation directe et publique au génocide, complicité de génocide et deux accusations de crime contre l’humanité. Chaque chef d’accusation permit de faire apparaître quelques renseignements sur son rôle personnel dans le crime dont il était accusé. Lorsque Kambanda apparut devant la Chambre, on découvrit qu’il avait "conclu avec le procureur une entente signée par son avocat-conseil et par lui-même et placée sous scellée, dans laquelle il avouait avoir commis tous les délits dont il était accusé[32]." Un porte-parole du Tribunal déclara lors d’une conférence de presse que les détails de cette transaction pénale sous scellé "pourraient être divulgués au public lorsque la sentence aurait été prononcée."

18.27. Lors du procès, Kambanda réitéra sa reconnaissance de culpabilité pour tous les chefs d’accusation tel qu’il l’avait fait dans sa transaction pénale. Il sera particulièrement intéressant de voir quelle sera la réaction du colonel Bagosora lors de son procès, sachant que ce dernier nie l’existence même du génocide. Comme cette attitude de déni est, encore aujourd’hui, un outil favori des défenseurs du Hutu Power, les aveux de Kambanda ont une remarquable importance. Il a non seulement admis l’existence d’un génocide délibéré contre la population Tutsi du Rwanda, mais il a également reconnu que ce génocide avait été préparé à l’avance. Son aveu complet figure au chapitre premier de ce rapport.

18.28. Dans sa plaidoirie, l’avocat de Kambanda demanda que son client ne soit condamné qu’à deux années puisqu’il avait montré autant de coopération en tant qu’accusé et qu’il avait plaidé coupable. Le procureur demanda lui aussi au juge de tenir compte de sa coopération. Mais la cour, soulignant que l’accusé, même s’il avait plaidé coupable, n’avait offert aucune explication pour sa participation volontaire au génocide, n’avait exprimé aucun remord, regret ou sympathie pour les victimes au Rwanda, même lorsque la Chambre lui en avait donné l’occasion, le condamna à la prison à perpétuité[33]. Par ailleurs, sa femme et ses enfants, qui avaient reçu des menaces de mort en exil, reçurent une promesse de protection, semble-t-il dans le cadre de la transaction pénale[34]. Mais contrairement aux attentes, le pacte scellé ne fut pas ouvert.

18.29. Trois jours plus tard, Kambanda fit appel du verdict[35]. Au bout de quatre autres jours, il adressa à la cour une lettre amère de cinq pages protestant qu’on lui avait refusé l’avocat de son choix et accusant l’avocat qui lui avait été attribué de travailler contre lui[36]. L’avocat qu’il réclamait n’était plus accrédité au Tribunal. L’avocat qui lui avait été attribué, et qui l’avait assisté dans la transaction pénale, était un ami de longue date du procureur adjoint[37]. En janvier 2000, le nouvel avocat de Kambanda annonça que celui-ci rétractait son aveu de culpabilité et demandait l’annulation du verdict de culpabilité et la tenue d’un nouveau procès.

18.30. On sait maintenant qu’après son arrestation au Kenya, Kambanda est resté en détention pendant plus de neuf mois dans une résidence secrète en Tanzanie au lieu de l’établissement de détention de l’ONU à Arusha[38]. Durant toute cette période, il ne fit pas de première comparution devant la cour et n’avait pas d’avocat, mais il existe des versions contradictoires et l’on ne sait pas exactement si un avocat lui a été refusé ou si lui-même a refusé l’aide d’un avocat. Il semble qu’il y ait eu des violations aux règlements du Tribunal et même aux règles du droit international qui préconisent que l’accusé doit comparaître immédiatement devant la Cour. Il paraît également que durant cette période de détention, il fut interrogé par la partie poursuivante et que les conversations ont donné entre 50 et 100 heures d’enregistrement sur bande, qui existent on ne sait où[39]. Il est possible, mais non certain que les avocats de la défense d’autres accusés aient entendu ces bandes en totalité ou en partie. Mais si elles existent bel et bien, leur contenu est inconnu.

18.31. Ces bandes nous renseigneraient peut-être davantage sur la série d’accusations pour lesquelles Kambanda a plaidé coupable. L’une des grandes déceptions de ce procès est que l’occasion a été manquée de lui faire divulguer tout ce qu’il savait sur les événements qui ont eu lieu avant et durant le génocide. Selon le règlement du Tribunal, en cas de plaidoyer de culpabilité, la présentation des preuves par l’avocat de la défense devient automatiquement inutile et le Tribunal prononce directement la sentence. Cependant, dans le processus, l’occasion d’entendre toute la version des faits de l’accusé est sacrifiée.

18.32. On ne peut sous-estimer l’importance de ces procédures inaccoutumées La stratégie de l’accusation s’appuyait sur le plaidoyer de culpabilité de Kambanda pour montrer que le génocide était planifié et que les autres dirigeants politiques à l’époque devraient également être poursuivis. Ce plaidoyer était également au coeur de la stratégie actuelle de l’accusation pour tenir des procès conjoints. Kambanda a promis de témoigner contre d’autres accusés, notamment Bagosora. Il semble maintenant fortement improbable qu’il le fasse. Il paraît que des habitués du bureau du procureur reconnaissent leur vulnérabilité dans cette affaire importante. Tout ce que l’on peut dire à ce stade est que la suite de cette affaire troublante sera observée avec un intérêt particulier partout dans le monde.


[32] "Sealed pact to be disclosed after Prime Minister is sentenced, Registry says", FH Wire Service, 1er septembre 1998.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] TPIR, Avis d’appel, dossier 97-23-S, 7 septembre 1998.

[36] "Former Rwandan Prime Minister sentenced to life for genocide insists upon the lawyer of his choice", FH Wire Service, 14 octobre 1998.

[37] Ibid.

[38] Fondation Hirondelle, "Former Rwandan Prime Minister Pleads Guilty Before UN Court, Background", 21 août 1998.

[39] Entrevues avec Carol Off, journaliste canadienne qui publiera sous peu un ouvrage sur Arusha ; "Former Prime Minister wants to retract guilty plea", FH Wire Service, 6 janvier 2000 ; "Defence Attorneys critical of Jean Kambanda’s guilty plea before the ICTR", communiqué de presse, 4 mai 1998.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org