18.52. Cependant, même si les tribunaux gacaca se montrent à la hauteur des attentes, les questions de réconciliation et de justice subsisteront. Ceci est inévitable étant donné l’ampleur du problème et les innombrables autres sources de tension qui continuent d’exister. C’est pourquoi des citoyens concernés, à l’intérieur comme à l’extérieur du Rwanda, apportent des solutions différentes et supplémentaires. L’une d’entre elles est l’établissement pour le Rwanda d’une commission nationale ou internationale de vérité et de réconciliation. Comme il s’agit d’un génocide, nous estimons qu’il ne peut y avoir d’alternative acceptable à des poursuites pénales de tous les principaux auteurs. Mais des universitaires et des défenseurs des droits de l’homme ont préparé un solide dossier en faveur d’une commission nationale de vérité et de réconciliation pour le Rwanda, à peu près dans le même esprit que celle d’Afrique du Sud.
18.53. Cette commission remplirait sans doute un grand vide dans la vie rwandaise : "À moins de mettre sur pied une institution indépendante qui donne aux victimes l’occasion de relater leur version et à ceux qui sont coupables d’atteintes aux droits de l’homme de faire une confession, la société rwandaise continuera de vivre dans la menace de la division, de la tension et de la violence [...] Il n’est pas nécessaire que cette institution remplace les poursuites pénales ou accorde des amnisties. D’ailleurs, le droit international interdit l’amnistie pour les atteintes flagrantes aux droits de l’homme qui ont eu lieu au Rwanda. La Commission devrait plutôt tenir lieu de complément à d’autres activités déjà en cours au Rwanda, servir de tribune pour permettre aux victimes de relater leurs souffrances et d’être entendues afin de retrouver leur dignité[67]."
18.54. On oublie généralement que dans les Accords d’Arusha, les parties avaient convenu "d’établir une commission internationale pour enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme commises durant la guerre". Cette clause fait partie des points auxquels le gouvernement actuel n’a pas donné suite. Une telle commission pourrait être semblable à la Commission de vérité établie au Salvador, qui est commanditée et dotée en personnel par la communauté internationale, et qui est différente de celle qui a été établie en Afrique du Sud. Mais les règles fondamentales sont comparables et très exigeantes. Tous les auteurs de crimes contre l’humanité ou de génocide doivent d’abord reconnaître personnellement leur culpabilité puis faire une confession publique. Le processus concerne les atteintes aux droits de l’homme commises par toutes les parties. Est-il réaliste de s’attendre à ce que les génocidaires ou les responsables du FPR coopèrent dans ce genre d’exercice ?
18.55. Pour l’instant, un petit nombre seulement de responsables du génocide ont reconnu leur culpabilité, mais nombreux sont ceux qui n’ont pas abandonné leur idéologie génocidaire, la plupart continuent de fomenter une guerre pour reprendre le pouvoir et terminer leur "travail", les Hutu prospères de la diaspora ne semblent pas avoir la moindre volonté de restitution et aucun groupe de Hutu n’a présenté d’excuses collectives. À la fin de 1996, phénomène rare, des Hutu ont joint des Tutsi et des Européens lors d’une rencontre à Detmold, en Allemagne. Les deux douzaines de participants étaient tous Chrétiens de confessions différentes, et ils ont tous accepté une part de responsabilité pour le génocide de 1994 et se sont demandé mutuellement pardon. Cependant, il n’y a pas d’étape facile sur le long de la route vers la réconciliation. Bien que l’initiative fut applaudie par certains, plusieurs l’ont condamnée, en particulier à cause de l’hypothèse d’une responsabilité collective par les groupes ethniques en général[68].
18.56. Par ailleurs, parmi ceux qui sont encore au gouvernement, rares sont ceux qui ont admis l’existence d’atteintes majeures aux droits de l’homme commises par le FPR. Certains soldats ont été condamnés et même exécutés pour des actes criminels et le gouvernement ne nie jamais le fait que ces gens ont commis des actes terribles. Pourtant, comme l’a souligné Paul Kagamé, il y a des cas isolés qui ne reflètent pas les politiques gouvernementales. Et bien qu’il affirme ouvertement qu’il est difficile de distinguer les Hutu ordinaires des Hutu génocidaires, Kagamé écarte toutes les accusations de massacres massifs de l’APR comme tentative éhontée de faire équilibre au génocide[69]. Et pourtant, il ne peut y avoir ne serait-ce qu’un début de réconciliation et de guérison nationale sans reconnaissance de culpabilité. Comme nous l’avons affirmé précédemment, la réalité du génocide n’excuse pas les atteintes aux droits de l’homme perpétrées par ses victimes ou ses représentants. Il n’est pas non plus évident que les modèles de réconciliation aient donné ailleurs les résultats espérés. Il y a eu beaucoup d’expériences similaires et nous ne les connaissons pas toutes. Il y en a eu par exemple au Chili, au Guatemala, au Salvador, en Argentine et en Haïti. On envisage la création d’une commission de Musulmans, Serbes et Croates en Bosnie dont le mandat sera d’écrire l’histoire commune de leur guerre - une tâche peu enviable, comme les Rwandais seront les premiers à le reconnaître. Bien que le contexte soit différent sous plusieurs importants aspects, le peuple du Timor oriental a entamé précisément les mêmes débats que celui du Rwanda[70].
18.57. À cet égard, une étude récente de la Commission pour la vérité et la réconciliation (CVR) en Afrique du Sud ne fait que compliquer le problème. L’auteur se demande si le processus n’a pas en fait élargi le fossé qui sépare les Sud-Africains et conclut qu’il faudra plusieurs générations pour qu’une réconciliation réelle ait lieu[71]. Pourtant, en s’appuyant sur la même étude et sur une comparaison avec d’autres efforts comparables de guérison nationale, un autre auteur affirme que malgré toutes les limitations de la Commission sud-africaine, il semble qu’elle ait donné des résultats plus satisfaisants que toutes les autres tentatives qui ont été faites, en partie parce que ceux qui l’ont conçue avaient tiré des enseignements des erreurs commises auparavant dans d’autres pays[72]. Les Sud-Africains eux-mêmes partagent évidemment ces opinions contradictoires et hautement ambivalentes. Un sondage indique que parmi la population noire, 60 pour cent croient que la CVR a été juste envers toutes les parties, 62 pour cent estiment que son travail a empiré les relations raciales au pays et 80 pour cent croient que son travail va aider les Sud-Africains à vivre ensemble plus harmonieusement[73]. Un analyste a comparé d’une manière fascinante l’Afrique du Sud au Rwanda en disant que la commission de la vérité "illustre le dilemme qu’implique la quête d’une réconciliation sans justice", alors que le Rwanda "illustre le contraire, la quête d’une justice sans réconciliation[74]."
18.58. La notion éminemment controversée de l’amnistie au Rwanda suscite aussi beaucoup d’attention, l’idée étant de poursuivre et de punir uniquement les chefs génocidaires. Étudiant le Rwanda depuis longtemps, un chercheur soutient que l’"amnistie pour les ’soldats’ des génocidaires qui, par centaines de milliers, ont peut-être tué parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix, serait salutaire si elle se faisait selon les mêmes critères que ceux de la Commission pour la vérité et la réconciliation [en Afrique du Sud] qui impliquent que les tueurs divulguent leurs actes." Cette divulgation était la condition sine qua non pour avoir droit à l’amnistie en Afrique du Sud. Les tueurs sont libres, mais leur culpabilité est connue de tous ; c’est là l’unique prix qu’ils ont dû payer. Cela a provoqué une grande amertume et des conflits sans fin. L’Archevêque Desmond Tutu l’avait prédit : l’amnistie va "briser le cœur de beaucoup de gens" ; et c’est effectivement ce qui s’est produit pour de nombreuses familles qui ont vu les meurtriers de leurs parents remis en liberté. Mais comme l’a déclaré Tutu, "l’amnistie n’a pas été créée pour les gens sans reproches, mais pour les perpétrateurs." Pour les gens comme Tutu, l’amnistie est une forme de "justice réparatrice qui ne vise pas tant la punition que [...] la guérison, l’harmonie et la réconciliation[75]." Mais comme l’a démontré l’étude, l’amnistie n’a apporté rien de tout cela à de nombreux Noirs sud-africains.
18.59. Il faut toutefois voir aussi ce qu’il en est de l’amnistie en pratique. Tout d’abord, qu’est-ce qui inciterait les soldats des ex-FAR et des Interahamwe à abandonner la bataille à moins qu’on leur offre la chance de recommencer une nouvelle vie normale ? En Afrique du Sud, l’amnistie fut le prix qu’il fallut payer à l’establishment blanc pour qu’il abandonne pacifiquement le pouvoir ; peut-on envisager un scénario comparable au Rwanda ? Ensuite se pose la question plus pratique concernant la capacité du système de justice de poursuivre tous les suspects actuels, même avec les nouveaux tribunaux gacacas. Là encore, il existe des parallèles sud-africains. Comme la Commission elle-même l’a fait remarquer, "si la transition sud-africaine s’était faite sans un accord d’amnistie, les poursuites criminelles auraient pu être possibles politiquement, mais en pratique, on n’aurait réussi à poursuivre qu’une fraction des responsables d’atteintes graves aux droits de l’homme[76]."
18.60. Ces commentaires démontrent la complexité extraordinaire du problème. Il est possible qu’il existe au Rwanda un consensus général sur la nécessité de faire disparaître la culture d’impunité. Mais même l’impunité est une notion relative et il existe aujourd’hui au Rwanda des perceptions radicalement différentes. Les victimes du génocide, en grande majorité Tutsi, perçoivent la situation actuelle comme une impunité constante, puisque peu d’agresseurs ont été jugés et déclarés coupables. D’autres, en majorité Hutu, perçoivent la situation actuelle comme une oppression politique et ethnique puisque des dizaines de milliers de leurs familles sont directement touchées par les détentions, bien qu’ils proclament leur innocence et qu’en tout état de cause, ils devraient être considérés innocents tant que la preuve de leur culpabilité n’a pas été établie. Comment réconcilier ces perceptions contradictoires ?
18.61. Comme le souligne un observateur, "le gouvernement semble emprisonné dans un cercle vicieux. Il est perçu par les masses Hutu comme une force d’occupation qui garde le pouvoir au moyen d’arrestations et d’intimidations. Les prisons sont remplies des fils, des frères, des cousins, des neveux ou des pères de la plupart des Hutu rwandais et constituent un rappel constant de ce pouvoir. Mais du point de vue du gouvernement, sans les arrestations et l’intimidation qui en résulte, les masses Hutu risqueraient de se révolter contre le gouvernement minoritaire[77]."
18.62. Nous voilà au coeur du sujet. La justice et la réconciliation au Rwanda ne dépendent pas uniquement du système judiciaire. Si d’autres politiques gouvernementales favorisent l’injustice et la division, le meilleur système judiciaire au monde ne peut pas mener à la réconciliation. Si les chefs du Hutu Power incitent les Hutu à la haine, comment peut-il y avoir réconciliation ? Peut-il y avoir réconciliation au Rwanda tant que le gouvernement et les génocidaires continueront leur lutte à mort sur le territoire de la RDC ? Peut-il y avoir réconciliation tant que le pays est confronté à la misère et au manque d’équipement ?
18.63. Le chercheur ougandais Mahmood Mamdani souligne l’ironie de la situation : "Alors que le gouvernement actuel ne cesse de crier sur les toits que ’nous sommes tous un même peuple, nous sommes tous Rwandais’, je pense que dans toute l’histoire du Rwanda, les Bahutu et les Batutsi n’ont jamais été aussi polarisés - une caractéristique de leur longue et tragique histoire[78]." Il décrit la dichotomie de cette manière : "Après 1994, les Tutsi veulent par-dessus tout la justice et les Hutu veulent par-dessus tout la démocratie. La minorité a peur de la démocratie. La majorité a peur de la justice. La minorité craint que la démocratie ne soit un masque pour terminer un génocide inachevé. La majorité craint que la demande de justice ne soit un complot de la minorité pour usurper le pouvoir à jamais[79]." Il est pourtant évident que tout État digne de ce nom doit offrir à la fois justice et démocratie. Il faut trouver une formule qui offre à la minorité la sécurité qui doit lui être garantie et à la majorité le droit de gouverner. Il s’agit là d’un enjeu pour n’importe quel pays, à plus forte raison pour le Rwanda, étant donné la multitude des autres enjeux auxquels il doit faire face.
[67] Ibid., 15.
[68] Entrevue avec un informateur crédible.
[69] John Pomfret, "Rwandans led revolt in Congo ; Defence Minsiter says arms, troops, supplied for anti-Mobutu drive", Washington Post, 9 juillet 1997.
[70] Susan Lynne Tillou, UN Transitional Adminsitration in East Timor, "The Path to justice in East Timor", Toronto Star, 16 mars 2000.
[71] Martin Meredith, Coming to terms : South Africa’s search for truth (New York, 1999).
[72] Tina Rosenberg, "Afterword : Confronting the painful past", dans Ibid., ix.
[73] Meredith, 318-319.
[74] Mahmood Mamdani, "Reconcilation without justice", Southern African Review of Books, novembre-décembre 1996, 3-5.
[75] Meredith, 112, 318, 319.
[76] Ibid, 321.
[77] Tony Waters, "Conventional wisdom and Rwanda’s genocide : An opinion", African Studies Quarterly, tiré de "Relief Web", 9 décembre 1997, 4.
[78] Mahmood Mamdani, "From conquest to consent on the basis of state formation : Reflections on Rwanda", New Left Review, 216 (1996) : 3-36.
[79] Ibid.
Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org
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