19.9. La situation en Tanzanie était néanmoins un modèle en comparaison avec le désastre zaïrois qui fit de la situation de ce dernier un don providentiel pour les caméras des télévisions. Comme d’habitude, ils purent ignorer les complexités et sortir avec une irrésistible histoire d’intérêt humain. La vérité est que nul n’était préparé à s’émouvoir du sort de cette cohue humaine qui s’était produite à la frontière entre le Rwanda et le Zaïre.

19.10. L’autorité du gouvernement central était partout remise en question ; dans l’est du pays, la région autour du lac Kivu était au bord de l’effondrement. Seules quelques ONG étaient présentes et elles furent complètement prises au dépourvu, tout comme le HCR d’ailleurs. Leur plan d’intervention prévoyait l’arrivée de 50 000 réfugiés[14]. En deux jours, il avait fallu en accueillir cinq fois plus en Tanzanie. Pourtant, le HCR ne se servit pas de cette expérience pour modifier ses préparatifs, pas même après avoir participé à un exercice de planification coordonné par l’ONU qui signalait l’éventualité d’un déplacement massif de population venant du nord-ouest du Rwanda et qui franchirait la frontière à Goma au nord du Kivu[15]. C’est ainsi que l’exode de Goma s’est transformé en débâcle infernale. Les quelques ressources furent rapidement épuisées. Les rives du lac Kivu, en lave volcanique pratiquement impénétrable, étaient loin d’être hospitalières. Outre le manque de nourriture et de médicaments, des problèmes énormes étaient posés par l’insuffisance des latrines, par le manque d’abris d’urgence et d’eau non contaminée. Au bout d’une semaine, on comptait 600 décès par jour, 3 000 après deux semaines et, un mois après leur arrivée dans les camps de Goma, 50 000 réfugiés étaient morts, dont 30 000 de choléra[16].

19.11. Devant ce spectacle de cauchemar qu’il n’avait rien fait pour empêcher, le reste du monde trouva tous les moyens imaginables de composer avec la crise. Les médias furent les premiers à s’en emparer et à répéter "l’effet CNN" qui venait de se produire au Rwanda. Les réfugiés du Kivu devinrent la cible rêvée des super-réseaux de télévision occidentaux. Les téléspectateurs du monde entier qui savaient à peine qu’un génocide ou une guerre venait d’avoir lieu en découvraient maintenant les autres victimes, les survivants, comme les médias les décrivaient, d’une autre explosion aveugle de violence entre des tribus africaines. Comme le montre une étude du rôle de la télévision américaine durant cette période au Rwanda[17], ceci allait de pair avec la politique des médias de masse. La plupart des correspondants et producteurs de télévision américains ignoraient tout du Rwanda lorsque les événements se produisirent dans les jours qui suivirent l’attentat de l’avion d’Habyarimana. Ils ne se faisaient aucune idée du passé du pays avant le 6 avril et se souciaient peu d’en savoir davantage.[18]

19.12. Dans ce genre de situation, les choses se passent toujours à peu près de la même manière partout dans le monde, comme le montre une étude de Human Rights Watch sur les conflits communaux dans dix secteurs différents[19]. La plupart des journalistes se retrouvent généralement dans les mêmes bars où circulent les derniers potins et les dernières rumeurs qui deviennent ensuite les gros titres de la journée. Au Rwanda, un racisme implicite ne tarda pas à se faire sentir dans les reportages et les journalistes cherchèrent à présenter la crise comme la simple résurgence d’anciennes querelles ethniques entre Africains[20]. Le Rwanda n’était qu’un autre exemple de massacres entre "tribus" africaines, notion scandaleusement simpliste, bonne pour une trame sonore efficace de dix secondes. Il se trouve que le Rwanda n’était rien de plus sérieux qu’un cas d’Africains tuant d’autres Africains, notion coïncidant précisément avec la propagande ethnique des génocidaires et leur campagne systématique de désinformation en vue de masquer la réalité du génocide[21].

19.13. Des universitaires ont préparé un graphe révélateur des reportages télévisés par les réseaux américains[22]. Avant le 6 avril, il n’y avait pratiquement rien. Les Américains se sont lancés dans le sujet sans presque rien connaître du contexte. En avril, en mai et en juin, les reportages n’étaient pas très nombreux et leur analyse était simpliste. C’est en juillet que la couverture médiatique explosa dans un esprit de sensationnalisme et les événements rwandais devinrent chaque jour le sujet vedette des nouvelles télévisées. Au mois d’août, la couverture médiatique ralentit peu à peu jusqu’à disparaître définitivement. Et encore faut-il préciser que les reportages de juillet ne portaient pas sur le génocide ni même sur la guerre, sauf en guise de vague contexte pour expliquer la famine, les souffrances, les épidémies de choléra dont souffraient les réfugiés de l’est du Zaïre - sujets parfaits pour les caméras de télévision et pour les journalistes mal informés qui les couvraient. Au cours du processus, le fait que le génocide a été l’un des événements les plus sinistres de notre époque n’a pratiquement pas été soulevé.

19.14. Il semble que ce genre de désinformation par les médias soit assez souvent bien accueillie par la communauté internationale ; en effet, si le conflit est considéré inévitable, ou impossible à maîtriser, une intervention extérieure n’a pas de sens. Et c’était bien le cas. Pour les États-Unis, par exemple, les conséquences politiques du rôle des médias avaient été parfaitement évidentes et absolument tragiques pour les Tutsi du Rwanda. L’administration Clinton put facilement mettre en application la Directive présidentielle 25 qui limitait fortement les futures interventions américaines dans les crises étrangères, à commencer par le Rwanda. Mais les nombreux reportages télévisés sur les réfugiés du Kivu - l’effet CNN dans toute sa splendeur - poussèrent Clinton à déployer les considérables ressources du Pentagone dans ce que l’armée a appelé une opération "de distribution de vivres et d’eau" dans l’est du Zaïre[23] .

19.15. Un haut fonctionnaire de l’administration a décrit par la suite comment fonctionnait le "facteur CNN". Soudain, les multiples horreurs de Goma "ont été diffusées à l’heure du dîner dans tous [...] les États-Unis, ce qui a provoqué presque immédiatement la réaction outrée du public et les gens ont commencé à contacter leurs députés au Congrès lequel à son tour a contacté la Maison Blanche et le Département d’État pour demander une intervention. Deux semaines auparavant, le même Congrès s’était félicité de la non-intervention des États-Unis dans une autre aventure africaine suite au traumatisme somalien. Mais après que CNN et d’autres médias eurent commencé à décrire ce désastre à Goma et que le public eut fait pression sur le Congrès, le gouvernement des États-Unis fut obligé d’intervenir[24]."

19.16. Il fallut aux Américains presque deux mois pour fournir les véhicules promis pour la MINUAR II, véhicules qui en fait n’arrivèrent pas au Rwanda avant la fin du conflit[25]. Mais dès que la Maison Blanche ordonna au Pentagone d’aider les réfugiés du Kivu, les troupes américaines furent déployées sur le terrain dans les trois ou quatre jours[26]. La formule était simple : le monde laisse les massacres avoir lieu puis essaie de résoudre du mieux qu’il peut certaines des conséquences inévitables et surtout visibles.

19.17. Cette réaction ne fut en aucun cas limitée aux États-Unis. Au contraire, les images de camps sordides de réfugiés fréquemment montrées à la télévision réussirent à susciter de la part de la communauté internationale des préoccupations et un sentiment de culpabilité que le génocide n’avait pas réussi à éveiller. D’avril à décembre, elle réagit en envoyant près de 1,4 milliard de dollars, dont la moitié provenait de l’Union Européenne et des États-Unis[27]. Les fonds qui n’avaient pu être débloqués pour le maintien de la paix furent généreusement mis à la disposition des réfugiés. Les fonds qui n’étaient pas disponibles pour la reconstruction du Rwanda l’étaient pour les camps de l’est du Zaïre contrôlés par les génocidaires ; les deux tiers environ de tous les fonds d’aide ont été versés hors du Rwanda et seulement 10 pour cent de ces fonds ont servi à la reconstruction. La crise des réfugiés faisait elle-même l’objet de ce déséquilibre ; vers le milieu de l’année 1995, l’aide versée aux réfugiés à l’extérieur du pays était 20 fois plus élevée que l’aide apportée à l’énorme tâche de réintégration des réfugiés au Rwanda[28]. La communauté internationale se contenta de répondre à une urgence humanitaire unidimensionnelle (tout au moins tant qu’elle était sous l’objectif des caméras de télévision). Mais il était plus facile de fermer les yeux sur l’ampleur, la complexité et les multiples aspects des situations d’urgence des réfugiés du Kivu et de la reconstruction du Rwanda.


[14] Millwood, Étude 2, 46-48.

[15] Ibid.

[16] Ibid., 36.

[17] Ibid., Étude 2, 46-48.

[18] Voir Livingston et Eachus dans Adelman et al.

[19] "Playing the Communal Card : Communal Violence and Human Rights" (1995).

[20] African Rights, Death, Despair, 250-257 et Livingston and Eachus dans Adelman et al.

[21] Nik Gowing, "New Challenges and Problems for Information Management in Complex Emergencies : Ominous Lessons from the Great Lakes and Eastern Zaire in late 1996 and early 1997", document présenté à l’occasion d’une conférence intitulée "Dispatches from Disaster Zones : The Reporting of Humanitarian Emergencies", mai 1998.

[22] Millwood, Étude 2, 46-48.

[23] Livingston et Eachus, dans Adelman et al.

[24] Tony Marley, entrevue du Frontline.

[25] Millwood, Étude 2, 53.

[26] Ibid., Étude 3, 58.

[27] Ibid., 24.

[28] Ibid., Étude 4, 32.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org