19.18. De tous les coins du globe, le personnel humanitaire afflua dans les provinces du Kivu. Une centaine d’ONG différentes étaient présentes à Goma et au nord du Kivu au plus gros de l’intervention pour faire face à l’afflux de réfugiés[29]. Nous ne doutons pas qu’un nombre important de travailleurs de l’aide aient été motivés par une authentique préoccupation envers les réfugiés. De nombreuses ONG ont fait un travail extrêmement utile et impressionnant, et un bon nombre ont travaillé en étroite coopération entre elles. Nul doute qu’elles ont secouru un nombre incalculable de réfugiés.

19.19. Mais cette histoire avait un autre côté moins positif. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’y avait pas plus de "communauté des ONG" que de "communauté internationale". Ce que les événements du Kivu ont montré, c’est qu’il existe en fait de multiples organismes et groupes individuels dont la plupart ont eu sur les lieux un comportement totalement opposé à leur système de valeurs ostentatoire et à la rhétorique dont ils usaient pendant les campagnes de financement[30].

19.20. Pendant que certaines ONG travaillaient en étroite collaboration comme nous venons de le dire, dans de nombreux cas cela n’était pas vrai. La coordination et la coopération entre les ONG étaient minimales et elles le demeurèrent jusqu’à la fin, créant une concurrence pour l’utilisation des ressources locales comme l’hébergement, les espaces de bureau et l’équipement. Ceci eut un effet inflationniste sur le coût des opérations et sur le coût de la vie des Zaïrois de ces régions. Certaines ONG n’avaient aucunement le droit d’être là, leur personnel étant insuffisamment formé ou équipé pour la tâche à remplir. Certaines qui avaient entrepris de couvrir un secteur ou un besoin particulier ont lamentablement échoué. D’autres refusaient toute coordination, comme si des étrangers avaient le droit d’opérer sans contrainte sur le sol africain. Certaines n’étaient là que parce que ce genre d’opération avait une valeur publicitaire inestimable pour les campagnes de financement. Les ONG étrangères ont probablement réussi à recueillir 500 millions de dollars auprès du grand public, ce qui conférait aux réfugiés rwandais un grand attrait commercial. Elles se faisaient une concurrence intense pour attirer l’attention - le meilleur moyen d’exploiter un désastre et d’attirer davantage de fonds - et pas forcément dans l’intérêt des réfugiés[31].

19.21. Par la terreur et l’intimidation, les ex-FAR et les milices contrôlaient les camps de l’est du Zaïre et détournaient ainsi efficacement la distribution d’une bonne partie de l’aide humanitaire. Les réfugiés qui voulaient rentrer au Rwanda étaient ainsi quasiment pris en otages. Ce fait était largement connu, tout comme la détermination des dirigeants extrémistes Hutu à retourner au pouvoir au Rwanda. Mais ceci n’empêcha pas la plupart des ONG de travailler main dans la main avec eux. De même, les tactiques des dirigeants extrémistes Hutu étaient largement connues : ils avaient l’habitude de grossir les nombres des réfugiés dans les camps pour recevoir plus de rations, monopoliser la part qu’ils voulaient et vendre le reste pour financer d’autres opérations politiques ou militaires[32]. On savait tout cela, mais la plupart des organismes d’aide pensaient qu’ils n’avaient pas le choix[33]. Plusieurs songèrent sérieusement à se retirer complètement mais, à l’instar du HCR, arrivèrent à la conclusion que leur mandat "et l’impératif humanitaire de s’occuper de la majorité de civils vulnérables et dans le besoin, femmes et enfants, [ont] rendu le retrait impossible[34]." Le dilemme était inévitable : il fallait soit jouer le jeu des extrémistes Hutu, soit abandonner d’innocents civils à leur sort - une décision déchirante que nous ne sous-estimons pas.

19.22. Comme résultat, de nombreuses ONG ont dans la pratique été au service des ex-FAR et des milices dont certains éléments avaient commis des crimes contre l’humanité et de génocide. En pratique, elles dépendaient des militaires contrôlant des camps pour remplir leur mission humanitaire - si c’est possible de réconcilier ces deux concepts. Certaines ont livré de la nourriture dans des camps militaires, sous prétexte que l’aide humanitaire ne prend pas parti. Quelques-uns ont embauché des criminels de guerre notoires comme assistants et ont veillé à ce que leurs familles reçoivent de la nourriture et des soins de santé. Même un an plus tard, peu de choses avaient changé et une ONG américaine déclarait : "Trop nombreuses sont les ONG internationales à Goma [...] qui continuent d’employer des Rwandais fortement soupçonnés d’avoir participé à [...] des massacres [...] Dans bien des cas, les participants au génocide sont bien connus et facilement identifiés[35]." Tout ceci contribua malheureusement à détourner l’attention et à réduire les ressources disponibles pour la reconstruction du Rwanda. Ses besoins immenses furent relégués au second plan, derrière les souffrances dans les camps, plus photogéniques, et derrière la multitude des réfugiés, dont 10 pour cent n’étaient pas du tout réfugiés, mais des criminels de guerre qui souffraient seulement de n’avoir pas pu massacrer davantage de Tutsi[36]. Comme l’estimait le Représentant spécial du Secrétaire général pour le Rwanda, c’était là un facteur tout particulièrement irritant pour le FPR ; aux yeux du gouvernement, "le monde ne faisait rien" pendant que l’aide humanitaire allait aux génocidaires dans les camps où l’on se réarmait et à partir desquels on commettait des actes de sabotage à une échelle de plus en plus grande au Rwanda[37].

19.23. Il est important de souligner qu’au moins certaines ONG, scandalisées par les déprédations du Hutu Power et embarrassées par leur propre complicité involontaire, ont effectivement essayé de résoudre leur dilemme. Quinze ONG importantes du nord-Kivu se sont regroupées pour avertir le HCR qu’elles allaient se retirer des camps si des mesures immédiates et décisives n’étaient pas prises pour protéger les réfugiés et le personnel d’intervention[38]. Dans une déclaration commune, ces organismes insistaient sur le fait que ni eux ni le HCR ne pouvaient remplir leur mandat qui était de protéger et d’aider les réfugiés, compte tenu des circonstances. Comme ils le faisaient remarquer, lorsque des travailleurs de l’Aide essayaient d’intervenir au nom des victimes de pratiques discriminatoires, leur propre vie était menacée, menace que ces travailleurs prenaient tous très au sérieux. Malheureusement, cette action commune resta une action isolée et eut peu d’effet. Elle n’entraîna pas de meilleure coordination entre les ONG et, le HCR n’ayant pas fait cause commune avec les 15 organismes, la plupart d’entre eux reprirent leurs activités. Seule l’organisation Médecins Sans Frontières finit par se retirer, déclarant qu’elle faisait plus de mal en venant en aide aux génocidaires qu’en apportant de l’aide aux vrais réfugiés[39].

19.24. Les activités des ONG dans l’est du Zaïre durant cette période ont soulevé d’importantes questions. Pourquoi un si grand nombre d’entre elles ont choisi de travailler là plutôt qu’au Rwanda ? Pourquoi ont-elles continué de faire un travail dont elles savaient qu’il était moralement douteux ? Pourquoi les médias ont-ils laissé si souvent certains porte-parole des ONG faire des déclarations sur des situations auxquelles il était évident qu’ils ne comprenaient pas grand-chose ? Comme il est dit en conclusion d’un rapport publié en 1996 sur l’évaluation de l’aide d’urgence au Rwanda, une bonne partie de la réponse doit se trouver dans la position institutionnelle des ONG qui se trouvent en concurrence lors des campagnes de financement. Dès qu’une catastrophe est portée à l’attention internationale par les médias de masse, toutes les ONG doivent montrer qu’elles interviennent, même si l’intervention est mal orientée ou objectivement de faible priorité, faute de quoi elles risquent de perdre leur crédibilité auprès des donateurs. Pour les ONG, il s’agit, comme l’a admis avec candeur un travailleur de l’Aide à Goma, "d’être sur place ou de mourir" et pour les organismes habiles, il s’agit maintenant "d’être sur place et de se faire voir"[40]. Une fois sur place, les impératifs des relations publiques prennent le dessus : il est nécessaire de faire montrer à la fois l’ampleur du désastre et l’efficacité de leur propre contribution. Inutile de dire que, parfois, il devient difficile de résister à la tentation de grossir ces deux aspects.


[29] Ibid., Étude 3, 152.

[30] Andy Storey, "Non-Neutral Humanitarianism : NGOs and the Rwanda Crisis", Development in Crisis, 7, no 4 (1997) : 384-394.

[31] Anton Baaré, David Shearer et Peter Uvin, "The limits and scope for the use of development assistance incentives and disincentives for influencing conflict situations : Case Study : Rwanda", Groupe d’étude informel de l’OCDE/CAD sur les conflits, la paix et la coopération pour le développement (Paris : OECD/OCDE), septembre 1999, 11.

[32] Prunier, 314.

[33] African Rights, Death, Despair, 1092.

[34] Dennis McNamara, directeur, Division de la protection internationale, HCR, déclaration au U.S. House of Representatives Committee on International Relations, Sub-Committee on International Relations and Human Rights, audiences sur le thème "Rwanda : Genocide and the Continuing Cycle of Violence", 5 mai 1998.

[35] Cité dans Ibid., 267.

[36] Pour démontrer la situation des médias et des réfugiés, voir Millwood, Étude 3, 150.

[37] Joël Boutroue, "Missed Oportunities : The Role of the International community in the Return of the Rwandan refugees from Eastern Zaire", The Inter-University Committee on International migration, The Rosemary Rogers Working Paper Series, document de travail no 1, juin 1998, 25.

[38] Prunier, 313.

[39] African Rights, Death, Despair, 1091.

[40] Millwood, Étude 3, 152.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org