19.25. Il faut souligner que le rôle des leaders du Hutu Power dans les camps était loin d’être clandestin. Leurs activités étaient de notoriété publique car ils parlaient publiquement de leurs plans et se livraient ouvertement à leurs actes terroristes. "Non découragés par la crainte d’être poursuivis, ils accordaient avec audace des audiences aux journalistes, au personnel des Nations Unies et aux représentants d’organisations non gouvernementales (ONG) dans les camps et les villes de l’est du Zaïre, dans la capitale zaïroise Kinshasa et à Nairobi pour justifier leurs actes.[41]" Les ex-FAR recevaient des cargaisons d’armes dans les camps[42], organisaient des exercices militaires, recrutaient des combattants et (selon les termes utilisés dans des documents trouvés par la suite dans l’un des camps) se préparaient pour une "victoire finale" et une solution définitive aux antagonismes Hutu-Tutsi. Les génocidaires "déclarèrent ouvertement leur intention de retourner au Rwanda et [...] de tuer tous les Tutsi qui les en empêcheraient" et comme le maître à penser du génocide,et comme le Colonel Théoneste Bagosora, l’un des maître à penser, le dit dans un entretien avec un journaliste, en novembre, d’entreprendre "une guerre longue et meurtrière jusqu’à ce qu’on viennent à bout de la minorité Tutsi et qu’elle soit mise e le pays soit complètemen hors du pays débarrassé de la minorité tutsi[43]."

19.26. Les camps abritaient alors des leaders politiques du Hutu Power, des anciens membres des FAR et des milices Interahamwe. Les estimations pour chaque catégorie varient largement d’une autorité reconnue à l’autre et nous ne sommes pas en mesure de les faire concorder. Il semble qu’on aurait compté entre 50 et 230 dirigeants politiques et probablement près de 70 000 soldats et miliciens. Quels que soient les calculs, c’était une force énorme[44].

19.27. Ces éléments n’étaient pas d’authentiques réfugiés selon les définitions courantes du terme. En vertu du droit international et de la Convention de l’OUA, un réfugié ne peut pas, par définition, avoir recours à la violence[45]. Ceux qui sont coupables de crimes contre l’humanité ne peuvent pas non plus être considérés comme des réfugiés ni même être reconnus d’une manière quasi-formelle comme des soldats-réfugiés - un concept plutôt exalté et moralement ambigu ; les organismes humanitaires ne comprennent pas dans leur définition de réfugié ceux qui prennent les armes contre le régime qu’ils ont fui (bien qu’ils soient souvent au coeur de la solution des problèmes des réfugiés)[46]. Malgré ces considérations, l’ONU, les ONG internationales, la plupart des pays occidentaux et la plupart des médias ont toutefois à multiples reprises qualifié ces installations de camps ordinaires de réfugiés.

19.28. Il était en réalité impossible, même pour les moins informées des ONG, de ne pas connaître la vérité à propos des camps : ils représentaient un véritable État parallèle à la frontière du Rwanda. Dès le 3 août, deux semaines seulement après l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, le Secrétaire général faisait observer dans un rapport : "Nous savons que des nombres considérables d’anciennes forces du gouvernement rwandais et de miliciens, ainsi que des éléments extrémistes soupçonnés d’avoir participé aux massacres des opposants Hutu et des sympathisants du FPR, se sont mélangés aux réfugiés au Zaïre et qu’ils essaient d’empêcher leur retour[47]." Le même mois, un peu plus tard, un responsable du HCR déclarait : "Nous sommes pratiquement en guerre dans les camps[48]."

19.29. En octobre, dirigés par le Haut Commissaire pour les réfugiés des Nations Unies, Sadako Ogata, qui avait vite compris qu’il fallait sortir les éléments armés des camps, des agents supérieurs du HCR commencèrent à prévenir le public de toute l’urgence des risques encourus si la situation était maintenue telle quelle[49]. En décembre, un rapport de l’ONU indiquait que "d’anciens soldats et miliciens ont pris le contrôle absolu des camps [...] Ils ont décidé d’arrêter, au besoin par la force, le retour des réfugiés au Rwanda [...] Il semble maintenant que ces éléments soient en train de préparer une invasion armée du Rwanda et qu’ils accumulent et vendent l’aide alimentaire distribuée par les organismes de charité [sic], et ce afin de préparer cette invasion[50]." Des observateurs ont rapporté qu’il était "fréquent de voir à l’entrée de chaque camp [...] une berline Mercedes, immatriculée au Rwanda, de laquelle des hommes portant complets foncés et verres fumés distribuaient des liasses de billets à des jeunes voyous vivant dans les camps[51]". Ceux qui n’étaient pas d’accord étaient tout simplement tués, le moyen le plus sûr de dissuader le retour au Rwanda.

19.30. Les chefs génocidaires avaient facilement accès aux médias internationaux qui les présentaient effectivement comme la voix authentique du peuple Hutu[52]. Ils n’ont jamais montré de remords pour leurs actes passés et ils n’ont jamais non plus caché leurs projets. Ils proclamaient ouvertement leur intention d’attaquer le Rwanda. En novembre, à peine quelques mois après le génocide, le puissant colonel Théoneste Bagosora déclara aux gens qui l’interrogeaient que les exilés avaient promis "de déclarer une guerre qui serait longue et meurtrière jusqu’à ce que le pays soit complètement débarrassé de la minorité Tutsi[53]."

19.31. À l’intérieur des camps, la campagne de propagande anti-Tutsi qui avait commencé avec l’invasion du FPR en 1990 se poursuivit avec la même intensité.

19.32. "Les occupants des camps ont été endoctrinés par un discours génocidaire et une histoire réécrite du Rwanda. À la fin de l’année 1996, on a retrouvé au camp de Mugunga [après la fuite des Hutu] des documents de propagande qui faisaient état d’une répression incessante exercée par les Tutsi contre les Hutu. Ces documents appelaient à une juste guerre de libération contre les oppresseurs et faisaient porter toute la responsabilité de ce qui était arrivé au FPR dominé par les Tutsi[54]."

19.33. À la fin du mois de décembre, le Président et le Premier ministre sous le génocide, Théodore Sindikubwabo et Jean Kambanda proclamèrent publiquement un nouveau gouvernement en exil au Zaïre et appelèrent à la préparation d’une relance de la guerre. (Kambanda marqua quelques années plus tard l’histoire mondiale lorsqu’il devint la première personne à plaider coupable pour le crime de génocide.) Soulignons ce que le FPR n’a pas manqué de remarquer à l’époque : c’étaient ces hommes que la communauté internationale voulait inclure dans les négociations pour un nouveau "gouvernement élargi".


[41] Human Rights Watch Arms Project, "Rwanda/Zaire : Rearming with Impunity", mai 1995, 3-4.

[42] Voir "Rearming with Impunity" et Amnistie Internationale, "Rwanda : Arming the perpetrators of genocide", 1995.

[43] "Rearming with Impunity", 2-3.

[44] Kate Halvorsen, "Protection and Humanitarian Assistance in the Refugee Camps", dans Adelman et al., Path of a Genocide, 312.

[45] Howard Adelman, "The Role of Refugees in the Rwandan Genocide", 4 et 11.

[46] Ibid.

[47] Nations Unies, "Rapport du Secrétaire général sur la situation au Rwanda", 3 août 1994, S/1994/924, paragraphe 23.

[48] Ray Wilkinson, "Heart of Darkness", Refugee Magazine, 110 (hiver 1997), 5.

[49] Dennis McNamara.

[50] Africa News Report, 28 novembre 1994.

[51] Ray Wilkinson, 5.

[52] Gourevitch, We Wish to Inform You, 266.

[53] HRW, "Rearming with Impunity", 2-3

[54] Howard Adelman, "The Use and Abuse of Refugees in Zaire, April 1996- March 1997", dans Howard Adelman (éd.), Humanitarian Intervention : Zaire 1996-1997, à paraître, 6.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org