20.1. La période allant de 1990 à 1993 fut extrêmement agitée au Rwanda. Les 11 mois qui se sont écoulés entre la signature des accords de paix d’Arusha et la mise en place du nouveau gouvernement à Kigali, le 19 juin 1994, furent peut-être les plus tumultueux que le monde ait connu. Et pourtant, la fin du génocide n’a pas marqué la fin du plus terrible chapitre de l’histoire d’un peuple. Au contraire, elle présida à l’ouverture d’un tout nouveau chapitre, presque aussi épouvantable que le précédent, mais qui enveloppa cette fois toute la région des Grands Lacs dans un conflit brutal qui devint une guerre impliquant directement ou indirectement des gouvernements et des armées de chaque partie du continent. Pour l’Afrique, le génocide ne fut que le commencement.

20.2. Le conflit était pour le moins inévitable dès lors que le "Hutu Power" s’enfuit armé et impénitent vers le Zaïre et où les Nations Unies ne purent le désarmer ou l’isoler politiquement. L’inévitable fut ensuite accéléré par la réapparition de Mobutu comme acteur central de la tragédie. Ses sympathisants informels regroupant d’anciens représentants des gouvernements américain, français et belge en Afrique influencèrent avec succès leurs anciens collègues[1]. Compte tenu à la fois du dossier singulier de Mobutu et de la maladie qui lui fut fatale, nombreux sont ceux qui furent déroutés lorsque la France, sans grande résistance de la part des États-Unis, insista pour que les réfugiés, incluant ceux qui avaient planifié et exécuté le génocide, soient placés sous l’autorité de Mobutu, ce dernier étant, selon les termes du Président de la France Jacques Chirac, "l’homme le mieux placé pour représenter le Zaïre et trouver une solution à ce problème [des réfugiés][2]."

20.3. Cette politique eut pour résultat non seulement de protéger les génocidaires, mais également de rétablir le pouvoir de Mobutu au Zaïre et de réhabiliter l’homme aux yeux du monde[3]. En novembre 1994, on invita Mobutu - qui, peu de temps auparavant, s’était vu refuser un visa d’entrée en France - à participer à un sommet franco-africain duquel le nouveau gouvernement du Rwanda était banni[4].

20.4. Pourtant, la position de Mobutu pouvait difficilement être plus transparente. Partisan d’Habyarimana et de sa clique depuis le début, Mobutu s’associait désormais aux génocidaires, les défendait sur le plan diplomatique et leur procurait des armes[5]. Comme le démontra la Commission d’enquête des Nations Unies, le réseau de Mobutu alimentait désormais régulièrement en armes les criminels de guerre réfugiés dans les camps de l’est du Zaïre[6]. Mais tous les observateurs comprenaient que la position de Kigali était elle aussi très claire : le FPR ne tolérerait pas longtemps que les génocidaires des ex-FAR et des milices Interahamwe franchissent librement la frontière, ce qui les mettait en excellente position pour mener des raids contre le Rwanda. S’il y eut jamais un moyen de mettre fin au conflit après la fuite des dirigeants extrémistes Hutu au Zaïre, la résurrection de Mobutu le réduisit à néant. C’était le désastre assuré à court terme.

20.5. Pendant ce temps-là, les génocidaires basés dans les Kivus modifièrent leur stratégie d’une manière qui allait aggraver encore davantage les tensions régionales. Au cours de l’année qui suivit leur fuite du Rwanda, ils s’attaquèrent principalement à des cibles économiques. Ces attaques "suscitèrent des représailles de plus en plus dures de la part du FPR [...] destinées à punir les sympathisants accusés de soutenir les rebelles. Les représailles eurent toutefois pour effet d’accroître la sympathie de la population Hutu envers les extrémistes, ce qui était exactement le but visé par ces actions militaires[7]."

20.6. Toutefois, dès que les forces armées du FPR purent développer une stratégie anti-insurrectionnelle efficace, les dirigeants extrémistes Hutu changèrent de stratégie et ciblèrent désormais les autorités civiles locales et les survivants du génocide. Même s’ils réussirent à tuer un grand nombre de personnes, dès 1996, "les incursions étaient devenues contre-productives pour ce qui était de rallier la population locale". Les génocidaires optèrent donc pour une troisième stratégie qui consistait à assurer la sécurité de leurs bases dans l’est du Zaïre en effectuant une "purification ethnique totale" aux dépens des Tutsi zaïrois, dont certains vivaient dans la région depuis des générations[8].

20.7. Tous ces événements connexes - le refus de désarmer les génocidaires, leur détermination à poursuivre le génocide par d’autres moyens, le retour de Mobutu - furent le résultat d’une politique délibérée d’omission ou de commission de la part de la communauté internationale. En conséquence, ces événements, c’était prévisible, se combinèrent pour déclencher une série de développements épouvantables, notamment deux guerres successives centrées sur le Congo-Zaïre et dont l’impact se fait toujours sentir au moment d’écrire ces lignes. Les ramifications de ces conflits dans l’ensemble de la région et par rapport à l’engagement de régler les conflits pris par l’Organisation de l’Unité Africaine ont suscité de l’inquiétude, pour dire le moins. Comme l’a déclaré en juillet 1999 le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, la présence de troupes armées en République du Congo (RDC) "est au cœur du conflit sous-régional et menace la sécurité de tous les États concernés[9]." Certains ont baptisé ce conflit "Première guerre mondiale de l’Afrique[10]", d’autres "Première guerre continentale d’Afrique[11]". Personne n’a pu chiffrer les pertes en vies humaines, mais leur nombre ne peut pas avoir été autrement que stupéfiant ; à la fin de 1999, les estimations les plus souvent citées, comme nous le verrons en détail plus loin, étaient de l’ordre de centaines de milliers, voire de plusieurs centaines de milliers de combattants, civils et réfugiés.


[1] Prunier, 317-318.

[2] Ibid.

[3] David Newbury et Catharine Newbury, "An Enquiry into the Historical Preconditions of the Rwanda Genocide", étude commanditée par le GIEP, 1999, p. 5.

[4] Prunier, 316, 337 et 279 (voir note 139).

[5] Howard Adelman, "The Use and Abuse of Refugees in Zaire", 13.

[6] Nations Unies, Rapport de l’équipe d’enquête du Secrétaire général en RDC, S/1998/581.

[7] Adelman, "Use and Abuse of Refugees", 14

[8] Ibid., 14-15.

[9] Nations Unies, Rapport du Secrétaire général sur le déploiement préliminaire des Nations Unies en République démocratique du Congo, S/1999/790, 15 juillet 1999, paragraphes 4, 13 et 24.

[10] Ian Fisher et Norimitsu Onishi, "Many armies ravage rich land in the First World War of Africa", New York Times, 6 février 2000, 1 et 12.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org