20.29. En octobre 1996, l’alliance contre Mobutu, APR en tête, lança son attaque contre les camps dominés par les radicaux Hutu dans l’est du Zaïre, ce qui déclencha une orgie de violence dans les deux camps. Les estimations des morts varient considérablement, mais tout le monde s’entend pour dire que plusieurs milliers de réfugiés ont été tués en même temps que des soldats Hutu et que des dislocations sociales massives en ont résulté. Au milieu de novembre, les ex-FAR et les Interahamwe furent défaits dans leurs principaux retranchements. Les habitants des camps, civils autant que militaires, furent forcés d’abandonner leur résidence des deux dernières années. Soudain, près de 640 000 d’entre eux rentrèrent au Rwanda, étonnant les observateurs qui, se fiant aux rumeurs persistantes, s’attendaient à les trouver affamés ou malades[40]. Beaucoup d’autres, dont les estimations varient de dizaines de milliers à des centaines de milliers selon les sources, notamment de nombreux génocidaires et leurs familles, choisirent de s’enfoncer plus avant dans la forêt tropicale du Zaïre, pourchassés par les organismes humanitaires qui voulaient les aider et par les troupes du FPR qui voulaient les tuer[41].

20.30. Seul le dernier stade de ce drame extraordinaire fut visible aux yeux du monde. Après l’épidémie de choléra de juillet et août 1994, les médias internationaux perdirent tout intérêt pour la région des Grands Lacs. Les équipes de télévision remballèrent leur matériel, laissant leur auditoire ignorant des combats qui se poursuivirent pendant des mois dans l’est du Zaïre et qui culminèrent par les attaques menées contre les camps en octobre et novembre 1996. À la fin d’octobre, un phénomène remarquable se produisit et prit une tournure dramatique au début de novembre. Les médias entendirent parler des premières attaques des forces anti-Mobutu contre les camps Hutu et du déplacement des réfugiés qui s’ensuivit. Sur la base de ces faibles informations, les rumeurs commencèrent à circuler, se transformant d’abord en prédictions, puis s’élevant en affirmations catégoriques à l’effet que les réfugiés mouraient en nombre sans précédent autour du lac Kivu. C’était une opportunité alléchante que les réseaux de télévision trouvèrent irrésistible. Des centaines d’équipes de télévision, avec un bagage léger sur les questions africaines, firent leur apparition à la frontière rwando-zaïroise, où les responsables de presse des agences de réhabilitation leur confirmèrent qu’un désastre d’une ampleur inimaginable, de la famine au choléra, allait bientôt s’abattre sur la région.[42]

20.31. Au cours des premières semaines de novembre, la mort appréhendée de un million de réfugiés rwandais domina les informations mondiales. À New York, le Secrétaire général de l’ONU Boutros-Ghali affirma qu’un "génocide par privation" se déroulait tout juste en dehors du champ des caméras[43]. L’éditeur africain du magazine The Economist, au ton habituellement sobre, semblait hystérique : "Catastrophe ! Désastre ! Apocalypse ! Pour une fois, les mots sonnent juste [...] Des centaines de milliers de personnes vont bientôt mourir de faim et de maladie[44]." Le Commissaire européen aux affaires humanitaires annonça que "cinq cent mille personnes, peut-être un million de personnes dans quelques jours, vont mourir de faim[45]," pendant que le chef du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés craignait "une catastrophe pire que celle que nous avons connue en 1994[46]."

20.32. Comme nous l’avons vu, même les meilleures ONG peuvent rarement résister aux occasions de recueillir des fonds, avantage collatéral rentable des désastres. Elles n’ont certainement pas résisté à celle-ci. "Près d’un million de personnes frappées par la famine et la maladie dans l’est du Zaïre[47]." CARE annonça que "plus d’un million de vies sont en jeu[48]." La publicité de l’organisme Sauvons les enfants commençait ainsi : "La crise actuelle en Afrique centrale menace d’être la pire de ce siècle[49]."

20.33. La communauté internationale, inévitablement, se joignit à la clameur. La plupart des pays étaient poussés par la crainte d’une autre tragédie humanitaire en Afrique, mais l’un d’eux s’en est mêlé parce qu’il y voyait une occasion à saisir. La question portait sur la nécessité d’une intervention internationale, et l’initiative vint de la France. Le ministre des Affaires étrangères affirma que la situation dans les Kivus était "peut-être la pire crise humanitaire que le monde ait connue[50]" et son gouvernement se fit l’apôtre d’une mission internationale afin de sauver des millions de réfugiés de la famine.

20.34. Peu furent ceux qui admirent ce motif à première vue[51] et le soutien de l’OUA disparut comme on comprit qu’inviter les troupes européennes à intervenir signifierait en pratique, de façon prédominante, les soldats français ; aucun accord ne fut conclu. Un certain nombre de pays africains demandèrent que les troupes étrangères soient utilisées pour désarmer et neutraliser les ex-FAR. Les États-Unis, malgré leurs regrets d’avoir trahi le Rwanda durant le génocide, refusaient toujours toute intervention pouvant entraîner une participation éventuelle aux combats. Le Canada prit alors la tête d’une mission humanitaire internationale destinée à secourir les réfugiés soi-disant affamés et le Conseil de sécurité adopta un certain nombre de résolutions autorisant une intervention dans l’est du Zaïre par "une force militaire neutre" (FMN) dans un but humanitaire et afin de "faciliter le rapatriement volontaire et dans l’ordre des réfugiés" vers le Rwanda.

20.35. Mais c’était trop peu, trop tard. Afin de court-circuiter ce qu’ils percevaient comme une tentative de diversion de la part de la communauté internationale, les forces anti-Mobutu accélérèrent leur mouvement : le 14 novembre, le camp de réfugiés de Mugunga, dernier bastion accueillant un grand nombre de réfugiés, tomba entre leurs mains. Après la fuite des ex-FAR et des Interahamwe, quelque 640 000 réfugiés prirent la route du Rwanda devant les caméras de télévision du monde entier. Comme une étude le souligne correctement, seulement quelques jours après, la plupart des médias, les gouvernements occidentaux, les Nations Unies et nombre d’agences de réhabilitation avaient atteint un consensus que l’une des plus grandes tragédies humaines de l’histoire était imminente, "cela s’est avéré faux de façon plutôt spectaculaire[52]." Le lendemain, 15 novembre, le Conseil de sécurité adopta une dernière résolution autorisant formellement le déploiement de la FMN. Mais la crise humanitaire pour laquelle elle avait été formée disparaissait littéralement sous le regard des caméras de télévision. Les troupes n’allèrent pas plus loin que l’aéroport d’Entebbe en Ouganda. Les camps avaient été nettoyés et les génocidaires furent mis en fuite, encore une fois sans l’aide de la communauté internationale[53].

20.36. Pour la télévision, l’histoire se terminait en queue de poisson. Les catastrophes sont beaucoup plus télégéniques. Une fois que les caméras eurent enregistré l’image d’une longue file de réfugiés rentrant à pied vers le Rwanda ni affamés ni malades, la région des Grands Lacs disparut de nouveau de l’écran, et donc de la conscience du monde. La façon dont le Rwanda allait surmonter cet autre défi surhumain n’intéressait pas davantage qu’elle l’avait fait après le génocide. Suivre à la trace ceux qui fuyaient dans la jungle du Zaïre semblait aussi trop compliqué pour que le jeu en vaille la chandelle. L’"effet CNN" désormais bien connu frappa une fois de plus l’Afrique centrale. Un excellent service d’information sur la région des Grands Lacs appelé IRIN et mis sur pied par les Nations Unies après le génocide, mais fonctionnant indépendamment de l’Organisation, permet aux spécialistes de suivre de près le déroulement des événements dans la région. La grande majorité des habitants de la planète ne devaient toutefois jamais connaître le sort des fuyards ni savoir qu’une guerre abjecte continuait de faire rage, parce que les médias de masse avaient décidé d’une façon ou d’une autre que les événements tumultueux qui se déroulaient au cœur de l’Afrique n’étaient pas suffisamment déchirants pour justifier leur couverture.


[40] S/1998/581, 48.

[41] Adelman, "The Use and abuse of refugees", 39 ; Bonaventure Rutinwa, " The Aftermath of the genocide in the Great Lakes Region", 1999 ; Human Rights Watch /Africa et FIDH, Democratic Republic of Congo : What Kabila is hiding, civilian killings and Impunity in Congo, octobre 1997.

[42] Alex de Waal, Famine Crimes : Politics and the disaster relief industry in Africa (Oxford : Oxford University Press, 1997), 204.

[43] Conférence de presse de l’ONU, 8 novembre 1996.

[44] Richard Dowden, "Good Intentions on the Road to Hell", The Independent (Londres), 3 novembre 1996.

[45] Stephan Buckley, "Disaster in the Making", International Herald Tribune (Washington), 30 octobre 1996.

[46] Chris McGreal, "Fearful flight from Zaire", The Guardian (Londres), 28 octobre 1996.

[47] "Oxfam : save lives in Central Africa", publicité dans The Independent (Londres), 10 novembre 1996.

[48] "Central African Emergency", publicité dans The Guardian (Londres), 9 novembre 1996.

[49] "Frightened children need your help", publicité dans The Guardian (Londres), 1er novembre 1996.

[50] Entrevue sur BBC, 8 novembre 1996.

[51] Bonaventure Rutinwa, "The Aftermath of the Rwanda genocide in the Great Lakes Region", document commandité par le GIEP, 1999, 81 ; De Waal, 206 et voir également Adelman, "The Use and Abuse of Refugees".

[52] De Waal, 204.

[53] De Waal, 206 ; Adelman, "Use and Abuse of Refugees" ; Rutinwa, étude commanditée par le GIEP ; entrevue avec Adelman.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org