20.42. En mai 1997, après une campagne étonnamment courte démontrant bien la décrépitude du régime Mobutu[60], les forces combinées de l’Ouganda, du Rwanda, de l’Angola et (dans une moindre mesure) du Burundi, de concert avec l’alliance des forces anti-Mobutu de Laurent-Désiré Kabila, réussirent à mettre le vieux tyran en fuite ; Kabila devint chef de l’État rebaptisé République démocratique du Congo (RDC). La France seule tenta de se garder des places au sein du gouvernement pour certains fidèles de Mobutu, manœuvrant pour conserver une certaine influence au sein du nouveau régime anglophone. Ailleurs, la victoire de Kabila fut bien reçue à peu près partout. Comme l’a dit plus tard Julius Nyerere aux membres de notre Groupe, "nous avions tous le sentiment que Mobutu devait partir et qu’après son départ la paix régnerait." Cet espoir fut rapidement déçu.

20.43. Puisque le mandat officiel de ce Groupe s’arrête à l’accession de Kabila au pouvoir, il ne convient pas que ce rapport traite des questions ultérieures à cet événement, sauf dans les cas où il y a des implications évidentes pour nos recommandations. De ce point de vue, l’histoire malheureuse des trois dernières années peut être contée plutôt brièvement. Au début de 1998, les relations de Kabila avec ses parrains avaient déjà commencé à tourner au vinaigre. En juillet 1998, Kabila annonça que l’accord de coopération militaire entre le Congo et le Rwanda n’avait plus de raison d’être et qu’il y mettrait fin[61]. Les troupes rwandaises qui avaient servi le gouvernement congolais devraient rentrer chez elles le plus tôt possible. C’est ce qu’elles firent, pour ensuite revenir immédiatement au Congo, cette fois-ci en tant qu’armée ennemie. En quelques jours, la deuxième guerre au Congo débutait.

20.44. La représentation des forces en présence changea alors radicalement. Les anciens camarades de Kabila, du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi, s’unirent contre lui tout en maintenant leur alliance. Ancien allié également, l’Angola se rangea toutefois aux côtés de Kabila.[62] Le Zimbabwe et la Namibie s’allièrent également à Kabila et ces quatre nations signèrent en avril 1999 un pacte de défense. Il importe de noter que les conséquences financières de ces alliances furent importantes. À la fin de 1999, la Namibie annonça que ses dépenses militaires atteindraient 120 millions de dollars durant l’année fiscale en cours, en hausse de 65 pour cent sur l’année précédente. Le FMI suspendit son aide au Zimbabwe l’an dernier lorsqu’il devint évident que le coût de l’aide apportée à Kabila était beaucoup plus élevé que les chiffres dévoilés ; les 10 000 soldats engagés par le Zimbabwe lui coûtent, d’après les estimations, environ trois millions de dollars par mois.[63]

20.45. Outre ces participants directs, beaucoup d’autres pays, virtuellement dans toutes les parties du continent, ont d’une manière ou d’une autre un engagement ou un intérêt dans cette nouvelle guerre, la portant bien au-delà d’un conflit qui affecte seulement la RDC ou même l’Afrique centrale. Ces pays comprennent l’Afrique du Sud, la Zambie, la Libye, le Tchad, le Soudan, l’Érythrée, l’Éthiopie, l’Égypte, le Congo Brazzaville et la Tanzanie. En même temps, sont impliqués dans le conflit un grand nombre de groupes armés non-gouvernementaux dans une série d’alliances déconcertantes et souvent inattendues avec divers gouvernements. Parmi ceux-ci, il y a en compétition différents groupes rebelles anti-Kabila ; l’UNITA, ennemi mortel du gouvernement angolais ; d’anciens généraux de Mobutu, bien armés ; et les troupes des ex-FAR et les Interahamwe qui continuent d’essayer de déstabiliser et de renverser l’actuel gouvernement rwandais.

20.46. Les implications de ces développements sont formidables tant pour la région que pour le Rwanda. Pour ceux qui ont la charge de résoudre le conflit au sens large, la situation est considérablement compliquée par le fait que les divers acteurs ont des programmes tout aussi différents, que les alliances restent fluides et imprévisibles, que chaque pays et chaque faction ont leurs propres intérêts et qu’en outre les actes de l’un influencent inévitablement les autres.[64]

20.47. Quant au Rwanda, le gouvernement a pris pleine connaissance du rapport final soumis fin 1998 par la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Rwanda. En appelant les milices du Hutu Power "une composante significative de l’alliance internationale" contre l’Ouganda et le Rwanda, la Commission a jugé "profondément choquant" que ce nouvel arrangement "a conféré une forme de légitimité aux Interahamwe et aux ex-FAR".[65] En même temps, les ex-FAR ont établi des relations étroites de travail avec les Hutu rebelles du Burundi, ainsi qu’avec les forces anti-Museveni opérant au Congo oriental et à l’intérieur de l’Ouganda occidental.[66]

20.48. Comme Mahmoud Kassem, Président de la Commission d’enquête de l’ONU, l’a relaté au Groupe, de nouvelles recrues de combattants ainsi que des ex-FAR et des milices Interahamwe pratiquent "un entraînement intensif dans le but apparent d’envahir le Rwanda à partir de l’Est, conformément au plan établi par un Comité central d’invasion[67]." Une planification conjointe en vue d’attaques armées dans l’un et l’autre de leurs pays, était également poursuivie par les leaders Hutu radicaux des forces insurrectionnelles rwandaises et burundaises. Aux termes d’une enquête subséquente de l’ONU menée en septembre 1999, "les sources indiquent un plus grand niveau de sophistication tactique du côté des Interahamwe, des ex-FAR et du FDD [burundais][68]." Dans l’ensemble, donc, le Rwanda est sérieusement menacé par des attaques venant de l’Ouest, du Sud et probablement de l’Est.

20.49. Quelque autre intérêt qu’il ait dans ce conflit, le gouvernement rwandais reste déterminé à écraser les forces des ex-FAR partout en Afrique centrale. Qu’il ait été vice-président ou Président, le général Paul Kagamé n’a pas hésité à définir aux médias la position de son gouvernement que si les ennemis du Rwanda n’étaient pas désarmés, le FPR, répète-t-il avec insistance, n’aurait d’autre choix que de rester au Congo tant que lesdits ennemis n’auront pas été neutralisés[69].

20.50. Tous ces développements remarquables ont singulièrement compliqué l’atteinte de la stabilité et de la paix en Afrique centrale. Mais il reste encore des complexités. Premièrement, Mobutu n’est pas parvenu à saigner à blanc le Congo de ses vastes richesses. Il en reste suffisamment pour attiser la convoitise de plusieurs intérêts concurrents. On sait bien que cela inclut nombre de pays profondément engagés dans la guerre.

20.51. L’or et les diamants attirent également irrésistiblement les organisations criminelles qui ont intérêt à faire en sorte que les troubles au Congo se poursuivent indéfiniment. Derrière ces bandes armées se profilent souvent des patrons étrangers, entreprises plus ou moins légitimes et, derrière elles encore, se trouvent des gouvernements étrangers qui veillent en sourdine aux intérêts de leurs ressortissants. Un chercheur conseille d’accorder une plus grande attention aux "multinationales qui misent sur une faction ou sur une autre[70]". Les entreprises qui ont des intérêts en RDC ont leurs sièges sociaux en Afrique du Sud, au Zimbabwe, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada[71]. Les occasions d’intrigue, d’agitation et de déstabilisation sont illimitées.

20.52. Il y a peu de place pour le développement, l’investissement ou l’"entrepreneurship" traditionnel dans le Congo d’aujourd’hui. Il y a plutôt un lien direct vieux d’un siècle entre le roi Léopold de Belgique et Mobutu et les chefs de guerre actuels[72], qui ont tous présidé à l’"État de concessions". Ils se sont enrichis en vendant aveuglément les ressources naturelles du pays alors que rien de durable n’a été construit ou développé pour le peuple congolais. Dans de telles conditions, le pillage reste la principale forme d’activité économique. Le Congo a peu de moyens pour rembourser sa dette extérieure de 15 milliards de dollars, alors que son remarquable potentiel minéral et non minéral, ses ressources hydroélectriques et ses terres arables demeurent entièrement inexploitées[73].

20.53. Il ne faut pas se méprendre sur la responsabilité centrale historique de la communauté internationale dans la perpétuation de cet état de choses. Le roi Léopold a activement pillé le Congo de son caoutchouc, ce qui a conduit à la mort de la moitié de ses 20 millions d’habitants[74]. Mobutu a été, comme l’a dit un chercheur, "pendant des décennies le dictateur favori de l’occident en Afrique[75]" mis au pouvoir par les Américains après avoir contribué à planifier l’assassinat de Patrice Lumumba, le seul Premier ministre démocratiquement élu de l’histoire du Congo[76]. Et aujourd’hui, comme nous le verrons, le monde ne semble pas prêt à faire l’intervention nécessaire pour désarmer les divers groupes meurtriers au Congo, tandis qu’il continue de s’assurer que les armes circulent librement et en abondance d’un bout à l’autre de l’Afrique centrale.


[60] Lemarchand, "Patterns of State Collapse and Reconstruction", 6.

[61] Ibid., 4.

[62] Braeckman, 395.

[63] Ibid.

[64] David Newbury, "Understanding Genocide", African Studies Review (avril 1998), 48, no 1.

[65] S/1998/1096, Commission d’enquête des Nations Unies.

[66] Swedish International Development Cooperation Agency (SIDA), "Issues affecting the humanitarian situation in eastern DRC", septembre 1999, 2 ; "What Kabila is hiding" ; entrevue avec Colette Braeckman.

[67] Ambassador Mahmoud Kassem, "The Role of the United Nations and its Agencies Before, During and After the Genocide," présentation au GIEP à Addis Abeba, 20-25 septembre 1999..

[68] Charles Petrie, conseiller senior en matières humanitaires, "Assessment of the humanitarian situation and related issues in the territories of Uvira and Fizi, South Kivu, Sept. 1999," Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, RDC, 2.

[69] Lennart Wolgemuth et K. Overgaard, "Nordic African Institute Report IV", juillet-octobre 1999, 1.

[70] Adam Hochschild, "How the bicycle led to bloodshed", Globe and Mail (Toronto), 23 mars 2000.

[71] Howard Adelman, "The use and abuse of refugees in Zaire", 26.

[72] Hochschild, King Leopold’s Ghost.

[73] Voir Georges Nzongola-Ntalaja, From Zaire to the Democratic Republic of the Congo (Uppsala : Nordic African Institute, 1998) ; Hochschild, "Debt and Kabila’s Congo", Africa Recovery, (septembre 1999), 34.

[74] Hochschild, King Leopold’s Ghost, 280.

[75] Weiss, War and Peace, 22.

[76] Hochschild, 302.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org