20.71. Un autre aspect doit être ajouté à la longue liste de complications qui empêchent tout règlement sérieux dans la région des Grands Lacs et les environs. Les rivalités politiques et les divisions ethniques s’entrelacent, de sorte que l’émergence d’un nouvelle polarisation ethnique menace d’engouffrer une vaste étendue de l’Afrique. Il s’agit de la crainte d’une conspiration pan-Tutsi ou Tutsi-Hima visant à conquérir les peuples dits Bantou occupant de vastes secteurs du continent. Il existe vraiment, dans certaines régions du continent et plus particulièrement dans sa partie centre-est, une tendance visant à diviser les gens selon l’appartenance à deux groupes ethniques, presque deux races, Bantou et Nilotique, chacune étant une extension régionale des Hutu et des Tutsi[96]. Les Nilotiques sont parfois appelés Tutsi-Hima ou Hamites. En Ouganda, au Kenya, au Burundi et bien sûr au Rwanda, la division est reconnue depuis longtemps et a souvent été source de frictions. Maintenant, et "de façon menaçante", comme le dit un chercheur, "la notion d’une fraternité pan-Hamite vouée à la domination des honnêtes peuples Bantou d’Afrique a commencé à faire partie intégrante d’une nouvelle terminologie idéologique raciale en Afrique centrale et orientale[97]."

20.72. Des groupes ethniques facilement reconnaissables existent dans toutes les régions du monde et les spécialistes affirment qu’il est insensé de prétendre le contraire. "Il est important de ne pas prétendre que nous sommes tous pareils[98]." Mais comme l’a fait remarquer un observateur d’une grande sagesse des Grands Lacs, "la reconnaissance des différences ethniques n’est pas un préjugé. Pour qu’elle se transforme en préjugé, il faut deux choses : premièrement, réduire l’identité des gens à leur ethnicité, sans égard à leurs autres caractéristiques ; deuxièmement, attribuer un jugement moral à cette identité[99]." Les tragédies surviennent quand des démagogues sans scrupules entreprennent de transformer des distinctions innocentes entre gens d’ethnies différentes en divisions politiques absolues. Lorsque cela arrive, comme nous l’avons malheureusement si bien vu dans les histoires chargées de haine du Rwanda et du Burundi, un phénomène remarquable se produit : les Africains adoptent le comportement raciste des Européens du 19e siècle à l’endroit d’autres Africains. Au lieu de célébrer la diversité et d’en faire une réalité compatible avec l’identité et l’unité nationales, on s’en sert trop souvent à des fins d’opportunisme politique et de division.

20.73. Les exemples de ce phénomène nous parviennent de plusieurs sources, qui comprennent la RDC, l’Ouganda, l’Angola, la Tanzanie et le Zimbabwe. Les membres de notre Groupe considèrent ces développements inquiétants, voire même potentiellement dangereux. C’est vrai qu’il existe des alliances entre les chefs du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda, et la théorie de la conspiration relative à un nouvel empire Tutsi-Hima qui incorporerait l’est de la RDC repose en grande partie sur ces liens.

20.74. D’un autre côté, d’importants conflits opposent également ces acteurs, comme l’ont montré les accrochages récents entre les troupes rwandaises et ougandaises en RDC. Il est insensé de croire que l’appartenance à l’ethnie Tutsi ou Hutu d’un Rwandais ou d’un Burundais est sa caractéristique la plus importante, ou que tous les Hutu et tous les Tutsi ont des caractéristiques communes avec tous les autres Hutu ou Tutsi. De même, il est insensé de recourir à l’ethnicité comme variable déterminante des alliances entre gouvernements. Personne ne peut croire que l’Angola et le Zimbabwe appuient Kabila parce qu’ils partagent avec lui de soi-disant antécédents Bantou. Cela ne peut être qu’une ruse calculée pour imprimer un profil ethnique à des questions essentiellement politiques. Le danger inhérent de ce type de manipulation des émotions des masses a été démontré à notre Groupe dans le cadre de nos consultations en RDC où nous avons pu entendre quelques membres de l’élite congolaise souscrire aux notions d’une alliance et d’une conspiration "Tutsi-Hima-Nilo-Hamitique."

20.75. Tout aussi dérangeante, est l’apparition dans la région des Grands Lacs d’un clone de la station de radio extrémiste Hutu RTLMC. Une nouvelle radio incendiaire qui a commencé à émettre dans l’est du Congo en 1997 et 1998 en se désignant elle-même comme la "Voix du Patriote". Les émissions typiques prétendent que la RDC "a été vendue aux Tutsi" et elles appellent la population locale à s’assurer que "les visiteurs retournent chez eux". Les "Bantous" sont conviés à "se soulever comme un seul homme pour combattre les Tutsi", assimilés "aux Éthiopiens et aux Égyptiens", et à "aider leurs frères Bantou à reconquérir le Rwanda et le Burundi". S’il y a une leçon à retenir du Rwanda, c’est que les messages de haine diffusés par les grands médias ne doivent jamais être pris à la légère[100].

20.76. Semer la haine de la sorte est inexcusable, et nous réprouvons ce comportement sans équivoque. Nous convions les dirigeants africains à ne pas tomber dans le panneau en faisant appel à des concepts racistes discrédités pour soulever une partie de la population contre l’autre. Nous réitérons également que le fait de tolérer la diffusion de propagande haineuse outrepasse les limites acceptables de la liberté d’expression. Et nous exhortons les dirigeants africains à réfléchir à ce qu’impliquerait pour le continent un principe géopolitique énoncé par le gouvernement rwandais actuel qui autoriserait un gouvernement à intervenir dans les affaires d’un autre à partir du moment où il décréterait que les siens sont en danger.

20.77. Pourtant, nous nous devons aussi de dire que la politique adoptée par le gouvernement du Rwanda fait le jeu de ses ennemis. C’est à nos yeux un dilemme majeur. Nous avons clairement fait savoir que nous comprenions que le Rwanda soit amer face aux trahisons répétées de la communauté internationale. Dans les moments de grande détresse, durant le génocide, puis durant le désarmement des bandits du Hutu Power dans les camps de réfugiés du Kivu, le monde a refusé d’intervenir. Chaque fois, le FPR a dû agir seul. Cette réalité est maintenant acceptée comme un dogme par le FPR : il a le droit inaliénable d’éliminer le risque que pose le Hutu Power, où qu’il se trouve et où qu’il faille le pourchasser, ce qui veut dire partout en Afrique, parce qu’on trouve des milices Interahamwe non seulement en RDC, mais également en République centrafricaine, au Congo-Brazzaville, au Burundi et en Tanzanie[101]. Ceux qui n’ont pas de sympathie pour le Rwanda désignent son armée comme "soldats sans frontières".

20.78. Vue sous cet angle, la crainte d’une "agression" Tutsi qui semble partagée par plusieurs dans les pays voisins n’est pas dénuée de fondement. Les troupes rwandaises ont traversé l’Afrique centrale, parfois par avion, pour poursuivre les ex-FAR et les milices Interahamwe et elles ont commis de graves atteintes aux droits de l’homme en cours de route. Dans cette chasse, il n’est souvent pas facile de distinguer un assassin Hutu d’un civil Hutu sans reproche, et il nous semble clair que les soldats rwandais ne s’arrêtent pas souvent pour se poser la question. Dans l’esprit des autorités rwandaises, quand de grands nombres de civils innocents sont tués, ce ne sont que des "dommages collatéraux", des victimes inévitables d’un problème qu’ils n’ont pas créé mais qu’ils doivent solutionner. "Plus jamais !", dit le gouvernement de Kigali, et plusieurs civils Hutu meurent, victimes de cette conviction inflexible.

20.79. Les membres de notre Groupe réitèrent leur condamnation sans équivoque de l’assassinat indiscriminé de civils Hutu. Il demeure toutefois absolument irréaliste de croire, ne serait-ce qu’un instant, que la détermination du gouvernement pourra être infléchie par autre chose qu’une intervention active d’autres autorités qui se chargeront du travail elles-mêmes comme elles l’ont accepté dans l’Accord de Lusaka

20.80. Bien que le Rwanda, le Burundi et le Congo doivent chacun de leur côté relever des défis différents, multiples et apparemment insurmontables, leur interdépendance - et en fait celle des neuf États voisins - peut difficilement être surestimée. En ce moment même, il semble difficile de concevoir comment la paix, la stabilité et une forme de développement économique et social pourraient fleurir dans l’un de ces pays à moins de fleurir partout. Outre les solutions domestiques aux problèmes domestiques, il va falloir trouver des solutions régionales aux problèmes régionaux : mais étant donné que la guerre en Afrique centrale a engouffré la quasi-totalité du continent, du Zimbabwe au sud jusqu’à la Libye au nord, et de l’Angola à l’ouest jusqu’à la Tanzanie à l’est, la solution de la crise exige l’intervention de toute l’Afrique, gouvernements et organismes intergouvernementaux confondus, et le soutien sans faille de la communauté internationale, pour enfin régler ensemble les différents conflits interreliés[102]. Il s’agit d’une entreprise titanesque, cela ne fait pas le moindre doute. Il nous semble toutefois extrêmement improbable qu’une initiative autre que celle-ci puisse permettre de relever un si formidable défi.


[96] Reyntjens, "The Second Congo War".

[97] Hintjens, 276.

[98] Marshall Ganz, sociologue de Harvard, cité par William Julius Wilson dans "Bridging the racial divide", The Nation, 29 décembre 1999, 21.

[99] Uvin, 30.

[100] "Great Lakes : IRIN report on the influence of hate media", IRIN, 26 février 1998.

[101] International Crisis Group, 24.

[102] Alex de Waal (éd.), "Structures for regional Peace and Security", document présenté à la Conference on Humanitarian and Political Challenges in Africa, Kigali, 12-14 octobre 1999.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org