" Depuis l’époque coloniale, l’Eglise catholique est une puissance au Rwanda, une sorte d’Etat dans l’Etat " : ce constat formulé devant la Mission par le Père Guy Theunis, membre de la société des missionnaires d’Afrique et prêtre au Rwanda de 1971 à 1994, traduit le rôle majeur de l’Eglise au Rwanda, aussi bien sur le plan politique qu’économique ou social.

Il convient toutefois de ne pas réduire le panorama religieux du Rwanda à la seule Église catholique, même si celle-ci est de très loin la plus puissante et la plus influente. Lors du recensement de 1991 en effet, sur les 90 % de Rwandais qui se sont déclarés chrétiens, une proportion notable de 27 % environ s’est réclamée du protestantisme. Parmi les 10 % restant se trouve une faible proportion de musulmans (environ 1 %) et des animistes.

La puissance de l’Eglise dans le pays le plus christianisé d’Afrique repose essentiellement sur les conditions historiques de l’implantation des missionnaires.

Les facteurs d’explication de la puissance de l’Eglise au Rwanda

En premier lieu, les missionnaires ont vu leur implantation facilitée par l’étroit contact qu’ils ont d’emblée cherché à établir avec les populations autochtones. Cette parfaite connaissance du terrain est liée à la nature même de la Société des Missionnaires d’Afrique, dite des Pères blancs, la première à s’implanter au Rwanda. La doctrine et la stratégie d’implantation des Pères blancs leur ont permis, en s’intégrant à la population et en parlant sa langue, d’acquérir une très forte influence sociale, économique, mais également politique.

En effet, la Société des Pères blancs, fondée à Alger en 1868 par Monseigneur Lavigerie, archevêque d’Alger, préconise l’adaptation à l’existence et à la mentalité des Africains, et non l’inverse, comme l’illustrent les trois " commandements " du fondateur des Pères blancs à ses missionnaires : " Vous parlerez la langue des gens ; vous mangerez leur nourriture ; vous porterez leur habit ". L’adoption de vêtements arabes blancs, à l’origine de l’appellation couramment donnée à cette société, relève de cette intention. Ce point de doctrine est fondamental pour comprendre le succès de l’implantation des Pères blancs au Rwanda, entité politique et linguistique tout à fait spécifique en Afrique, et même dans la région des Grands Lacs.

D’autre part, alors que les sociétés missionnaires plus anciennes étaient établies dans les pays côtiers, les Pères blancs, prenant leur essor à l’époque des dernières grandes explorations (à partir de 1878), pénétrèrent jusqu’au centre de l’Afrique, resté jusqu’alors à l’écart de toute oeuvre missionnaire.

Cette parfaite connaissance du pays et de sa langue a pu être d’autant mieux mise à profit que la présence de la tutelle allemande ne s’est guère fait sentir sur le terrain, celle-ci privilégiant un mode de gestion indirect qui reposait essentiellement sur les structures politiques et sociales autochtones. Il faut en outre souligner que, si les missionnaires catholiques ont été faiblement " concurrencés " par le pouvoir colonial, ils ne l’ont pas davantage été par d’autres confessions. L’Eglise protestante, qui s’intéressait peu au Rwanda (deux missions créées par l’Eglise évangélique à la veille de la première guerre mondiale contre onze missions catholiques) ne fut de toute façon pas autorisée à poursuivre ses activités par la nouvelle tutelle belge.

La colonisation belge représente le facteur déterminant de l’enracinement et du développement de l’Eglise catholique. Monarchie catholique, la Belgique favorisa considérablement le rôle des missionnaires et de l’Eglise.

Cette attitude de la tutelle joua un rôle majeur dans l’évolution de l’attitude des populations vis-à-vis de l’Eglise. Comprenant que la conversion constituait un point de passage obligé pour conserver ses positions dominantes, l’élite tutsie se rallia au catholicisme, alors qu’elle était jusqu’aux années trente assez réticente à abandonner ses pratiques religieuses traditionnelles. A cette réticence s’ajoutait en outre une méfiance vis-à-vis de l’Eglise catholique, liée aux débuts de l’implantation des missionnaires. En effet, malgré le souhait des Pères blancs d’évangéliser l’élite sociale avant le reste de la population, conformément à la doctrine de la Société, l’Eglise du Rwanda était, au début du siècle, une Eglise de pauvres, considérée avec méfiance par l’aristocratie. En outre, beaucoup de chefs hutus, qui éprouvaient de la réticence à se soumettre au Mwami, virent dans le rapprochement avec l’Eglise un moyen d’échapper à l’autorité royale, ce qui ne fit que renforcer les préventions de l’élite tutsie à l’égard des missionnaires.

L’évolution de l’élite tutsie au début des années 1930 ainsi que la destitution du roi Musinga en 1931, au profit de Mutara Rudahigwa, premier roi chrétien, modifia cette situation et se traduisit par une vague de conversions restée dans les mémoires sous le nom de " Tornade ". La consécration du Rwanda au Christ-Roi en 1946 traduisait la nouvelle donne des relations entre l’Eglise et les élites rwandaises.

Une Eglise d’Etat

A la fin des années trente, la conjonction de la politique belge, favorisant une plus grande influence des Tutsis au sein des élites politiques, de la conversion de ces mêmes élites et de l’attitude de l’institution ecclésiastique qui privilégiait elle aussi cette élite tutsie conduisirent à une imbrication très étroite de l’Eglise et de l’Etat, à tel point qu’il n’est pas excessif de parler, à l’instar de Mme Claudine Vidal, d’une Eglise d’Etat(14).

A la lumière de l’analyse qui précède, il convient toutefois de s’interroger sur la réalité de la conversion des Rwandais à l’époque. A ce sujet, le même auteur estime qu’en dépit de véritables mouvements de conversion dans le premier quart du XXème siècle et de l’évangélisation des enfants scolarisés, " la masse paysanne n’adhère qu’en apparence à la foi catholique ", malgré le dénigrement des pratiques rituelles autochtones(15). Dans les années récentes, la persistance des cultes traditionnels est d’ailleurs vraisemblable. Ainsi, la divergence d’estimation entre les données fournies par l’Annuaire ecclésiastique en 1973 et l’enquête démographique effectuée à cette même date, concernant le nombre de musulmans au Rwanda (0,6 % de la population selon la première source contre 8,5 % pour la seconde) a pu être expliquée par le fait qu’un nombre important d’animistes n’osant affirmer leur appartenance à la religion traditionnelle et ne pouvant se faire recenser comme catholiques du fait de la tenue très précise des registres paroissiaux a peut-être préféré se réclamer de l’islam.

Il est surprenant de constater que les évolutions politiques majeures du Rwanda dans les années 1950 et 1960 n’ont pas remis en cause le statut de l’Eglise catholique. En réalité, le paradoxe n’est qu’apparent et s’explique par le fait que l’Eglise catholique a connu une évolution parallèle à celle de la société rwandaise. L’émergence d’une élite hutue, formée dans les séminaires catholiques, qui remet en question la prééminence de la branche européenne de l’Eglise, est contemporaine d’une évolution sociologique de la hiérarchie catholique européenne, qui voit arriver dans ses rangs de plus en plus de prêtres ou de frères flamands, d’origine modeste, influencés par la doctrine sociale de l’Eglise apparue dans les années 1930.

Cette évolution se fit très rapidement. En 1950, un Père blanc peut encore écrire, dans un ouvrage qui reprend la vulgate pseudo-scientifique développée à partir de la fin du XIXème siècle, " aujourd’hui, le Rwanda ne songe plus à mettre en cause la légitimité du pouvoir des nobles ; d’autant que des essais pour les évincer en les remplaçant par des chefs de la race des Bahutu ont conduit à d’humiliants échecs "(16). Bien que ressortant de cette même grille d’analyse raciale, le mandement de Carême prononcé seulement neuf années plus tard par Monseigneur Perraudin marque l’évolution de la position de la hiérarchie catholique en faveur de la " majorité hutue ".

Sous les deux Républiques, l’Eglise catholique continue donc de jouer un rôle essentiel, l’Eglise et l’Etat représentant les seules forces organisées au sein de la société rwandaise. De même que l’encadrement administratif et politique est puissant, de même, l’Eglise du Rwanda présente un visage hiérarchique et administratif qui accentue encore le caractère rigide de cette société. Cette alliance objective de l’Etat et de l’Eglise se traduit notamment par l’existence d’administrations dédoublées : par exemple, il existe un système de formation professionnelle assurée par l’Etat et, parallèlement, un circuit de formation interne à l’Eglise. De manière similaire, l’Eglise a utilisé à son profit le système traditionnel de l’umuganda, dévoyé par la colonisation, que les experts du Bureau international du travail (BIT) assimilent à de véritables travaux forcés. Ainsi, de même que chaque Rwandais devait à l’Etat une demi-journée de travaux communaux, sous peine de sanctions, de même l’Eglise avait développé un tel système au profit de ses oeuvres, sanctionnant les résistances par des refus de sacrement.

Plus grave sans doute est le silence de l’Eglise, qui devint progressivement une " Eglise du silence "(17). Le Père Guy Theunis reconnaît que " souvent, à cause de ce lien avec l’Etat, elle a eu peur de se prononcer sur les questions essentielles de justice, de paix, de développement. L’enseignement social de l’Eglise n’était pas un élément essentiel de ses discours : ainsi, il était pratiquement absent non seulement des cours de catéchèse aussi bien au catéchuménat que dans l’enseignement primaire et secondaire, mais même au grand séminaire de Nyakibanda "(18).

Il convient toutefois de ne pas généraliser à l’excès l’analyse, l’Eglise rwandaise étant loin de se présenter comme un bloc uniforme. S’il est certain que, dans leur grande majorité, la hiérarchie catholique et le clergé de base adhéraient totalement à l’idéologie du pouvoir, voire aux thèses extrémistes, il n’en faut pas moins garder à l’esprit que l’Eglise rwandaise était traversée par les mêmes lignes de fracture que la société dans son ensemble. Notamment, l’application du clivage régional semble beaucoup plus pertinente que la dichotomie clergé de base/hiérarchie, tout comme il est possible d’identifier au sein du clergé des groupes aux intérêts divergents.

Le rôle joué par un prêtre comme André Sibomana fournit une excellente illustration de cette distinction. Ce prêtre originaire du Sud du Rwanda a développé un discours particulièrement critique à l’égard du pouvoir en place, notamment par l’intermédiaire du journal catholique Kinyamateka, créé en 1933, dont il devint le rédacteur en chef à partir de 1988. Même dans la revue Dialogue, pourtant moins critique, le J’accuse du Père Maindron en 1991 montrait à quel point l’Eglise ne se présentait pas comme une institution monolithique. Dans la même veine, la lettre du presbyterium de Kabgayi, coeur du Rwanda catholique, écrite en décembre 1991, constitue un témoignage extrêmement lucide de la situation de l’Eglise au Rwanda. " A première vue, l’Eglise du Rwanda elle-même se présente comme une puissance à cause de ses réalisations, que ce soit dans le domaine du développement ou dans celui des oeuvres caritatives. Elle compte de nombreux chrétiens et plusieurs communautés religieuses. Elle possède d’immenses propriétés foncières. Elle est tellement puissante que certains n’hésitent pas à la considérer comme un Etat dans l’Etat. ". Et les rédacteurs de relever ensuite les défauts qui minent cette apparente puissance :

 " elle ne s’est pas saisie à temps des problèmes que connaît le pays " ;

 elle ne s’est pas exprimée " par crainte de déplaire aux autorités civiles " ;

 " ajoutons à cela les problèmes relatifs à la ségrégation ethnique, régionale et sociale ", etc.

Une Eglise " en dehors du monde "

Premier propriétaire, premier employeur et premier investisseur après l’Etat, l’Eglise représentait à la fin des années quatre-vingts une puissance économique et sociale majeure au Rwanda, plus encore dans un contexte économique particulièrement dégradé, qui se traduisit notamment par une réduction des dépenses publiques civiles.

Sur le plan social, la puissance de l’Eglise est visible dans le paysage lui-même. " Les missions du Rwanda, surtout les plus anciennes, comme les monastères du Moyen-Age, sont de véritables villages où, autour de l’Eglise et du presbytère, se trouvent écoles primaires et secondaires, centres de santé, catéchuménats, foyers sociaux et centres de développement, ateliers, etc., tout cela géré par les prêtres, les religieux et religieuses. "(19)

Dans ces conditions, il semble donc pour le moins paradoxal de parler d’une " Eglise en dehors du monde ". En réalité, en dépit d’une implantation très forte sur le terrain, l’Eglise pratique très peu le dialogue interne. Le Père Guy Theunis rappelle ainsi que " ce manque de dialogue frappait aussi la Conférence épiscopale elle-même : les évêques ne s’entendant pas entre eux, rares étaient les décisions communes ; rares étaient les prises de position claires. "(20) De même, elle n’aborde que très marginalement et très frileusement les problèmes sociaux. A cet égard, la lettre de la Conférence des évêques catholiques du Rwanda datée du 28 février 1990, " Le Christ, notre Unité " est révélatrice d’une Eglise dont l’alliance avec le pouvoir limite les capacités d’analyse et de proposition. Si la hiérarchie catholique reconnaît l’existence d’un problème ethnique -" il y a des Rwandais qui rejettent ces enseignements et continuent à soutenir les rivalités ethniques par toutes sortes de discours et de manoeuvres "-, elle se limite à délivrer un satisfecit à la politique gouvernementale en la matière en soulignant que " la politique de l’équilibre ethnique sur les lieux de travail et dans les écoles est destinée à corriger cette inégalité ". Dans cette mesure, le qualificatif d’Eglise " hors du monde " n’apparaît pas totalement inapproprié.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr