En 1990, le régime Habyarimana a déjà vécu 17 ans. Depuis 17 ans, ce sont les mêmes personnes, le Général-Président lui-même, son entourage, ses proches et surtout ceux de son épouse, Agathe Kanzinga, descendante de l’un des clans hutus du nord de la plus haute lignée, les Abahinza, qui gèrent et dirigent le pays, et aussi, comme dans toute dictature, qui s’enrichissent.

Alors que le régime est fondé sur l’identification de tous les Rwandais hutus à leurs dirigeants et au régime, à travers le concept unificateur de " rubanda nyamwinshi ", ou " Gouvernement du peuple majoritaire ", le Gouvernement du peuple hutu par des Hutus étant présenté comme valant démocratie, les dignitaires du régime apparaissent comme de plus en plus critiquables.

En accord avec la pauvreté du pays et le respect des valeurs omniprésentes de l’Eglise, le régime se présentait en effet comme celui de la dignité dans l’austérité et du refus de la corruption, de la déférence de l’individu pour la collectivité et de l’obéissance au pouvoir établi. Les paysans rwandais étaient soumis au régime de travail obligatoire en commun " pour le développement communal " : " l’umuganda ", pour citer son nom rwandais, théoriquement de deux jours par mois, pouvait occuper jusqu’à une semaine. Par ailleurs, le contrôle des déplacements était strict. Le lieu de résidence de chacun était inscrit sur sa carte d’identité. Pour déménager, il fallait demander une autorisation. Celle-ci, sauf bonne raison comme des études ou un emploi, était en général refusée. Signe de l’orientation du régime, M. Gérard Prunier note que lorsque celui-ci décida, en 1981, après huit années de pouvoir, de créer un parlement, il l’appela non pas Parlement, Assemblée nationale ou Chambre des députés, mais " Conseil national du développement (44) ".

Or, face à cette rigueur et à ce parti pris d’austérité, le train de vie et le comportement de la sphère dirigeante suscitaient de plus en plus de contestations.

Les termes utilisés pour la qualifier étaient souvent repris de ceux qui désignaient autrefois la Maison du Mwami tutsi. Agathe Kanzinga, l’épouse du Président, avait fini par être surnommée par le peuple Kansogera, en souvenir de la redoutable mère du roi Musinga, réelle détentrice du pouvoir. Ses proches, son entourage et celui de ses trois frères, le Colonel Pierre-Célestin Rwagafilita, Protais Zigiranyirazo et Séraphin Rwabukumba, d’abord surnommés " le clan de Madame ", avaient fini par être affublés du nom d’Akazu (la petite maison), ce terme qualifiant dans le Rwanda précolonial le premier cercle de la Cour du Roi.

Ces critiques s’étaient développées sous l’effet de pratiques de moins en moins dissimulées. L’" umuganda " consistait ainsi à aller travailler gratuitement les propriétés privées des amis du régime.

La fin des années 1980, qui est dominée par la chute des cours du café, assortie d’un accroissement continu de la population, causait un appauvrissement sensible du pays, ainsi que plusieurs scandales politiques ou financiers : en 1988, l’un des fidèles du Président (hors de toute allégeance à l’Akazu) le Colonel Mayuya, est assassiné, ainsi que son meurtrier et les hommes en charge de l’enquête.

C’est peu après qu’éclate le scandale Gebeka, vite étouffé. Un projet existait de défrichage de la forêt de Gishwati (l’une des plus anciennes forêts du Rwanda) afin d’y développer un projet d’élevage de bétail importé d’Europe aux fins de production de lait, dans des conditions industrielles. Bien que l’affaire eût été pilotée par la Banque mondiale et financée sur fonds publics, des proches du régime décidèrent d’investir financièrement dans ce projet et d’en partager les bénéfices. M. Gérard Prunier note que " la " révolution démocratique " de 1959 avait symbolisé pour les Hutus la propriété libre des terres et du bétail, avec toute l’importance que cela revêtait. Mais l’escroquerie de Gebeka fut un sérieux coup porté à cet idéal ".

M. André Guichaoua signale également l’importance de l’affaire : " L’accusation selon laquelle les plus hautes autorités de l’Etat auraient bénéficié, par l’intermédiaire d’un projet de développement, de la concession de vastes superficies de terre consacrées ensuite à l’élevage bovin a certainement joué un rôle décisif dans le désenchantement dont le régime a été alors victime "(45).

Or, l’appui au régime n’avait jamais été unanime. Celui-ci s’était construit sur la destruction de la Première République. Entre 1974 et 1977, 56 personnes, pour la plupart d’anciens dirigeants de la Première République, avaient été assassinés par les services de la sécurité. Le premier Président rwandais, Grégoire Kayibanda, était mort en détention en 1976, probablement de faim.

La plupart des dignitaires de la Première République étaient issues du sud du Rwanda, cette partie du pays avait été désavantagée par rapport au nord, à la préfecture de Ruhengeri, mais surtout à celle de Gisenyi, d’où était originaire le Président et son épouse. Les quotas dans les universités favorisaient non seulement les Hutus contre les Tutsis, mais les Hutus du nord contre ceux du sud. Il en était de même pour les postes dans l’administration. Quant à l’armée, ses chefs étaient en totalité originaires de deux communes de la préfecture de Gisenyi.

L’évolution du régime faisait donc de plus en plus de mécontents, et les mécontentements s’exprimaient d’autant plus que le niveau scolaire et l’alphabétisation du pays s’étaient développés.

Le Gouvernement, ou les proches du régime, tentèrent d’enrayer par la force la protestation. En août 1989, M. Félécula Nyiramutarambirwa, membre du Parlement et originaire de Butare, dans le sud du pays, fut renversé par un camion après avoir accusé le Gouvernement de corruption sur des contrats pour la construction des routes. En novembre de la même année, le Père Silvio Sindambiwe, un journaliste dont la parole était libre, fut également tué dans un " accident de la circulation ". Des journalistes tentèrent de relater ces événements. Ils furent arrêtés.

C’est dans ce contexte qu’eut lieu, en avril 1990, le sommet franco-africain de La Baule. Sur l’insistance du Président Mitterrand, le Président Juvénal Habyarimana fit une déclaration en faveur du multipartisme le 5 juillet 1990. M. Faustin Twagiramungu a déclaré, lors de son audition devant la Mission, que " soucieux de prendre au mot " le Président Juvénal Habyarimana, " trente-trois Rwandais lui avaient alors adressé, le 1er septembre 1990, une lettre confirmant que le peuple rwandais manifestait un grand intérêt pour le rétablissement d’un système multipartite au Rwanda ", tandis que l’agitation gagnait non seulement le campus de l’université de Butare, au sud, mais aussi celui de Ruhengeri, au nord. " Au début de l’automne 1990, le Rwanda traversait une crise profonde qui gagnait petit à petit tout le pays ", écrit M. Gérard Prunier.

Dans ces conditions, l’attaque du FPR, le 1er octobre, en montrant l’incapacité du régime du Président à assurer seul la sécurité du pays, contribua durement à l’affaiblissement de sa légitimité. Cette crise de légitimité l’obligea à composer avec son opposition interne et à demander un renforcement de la coopération militaire française ; la France, pour sa part, s’en tenait à des pressions sur le Gouvernement rwandais et sur le Président pour que s’accélère le processus de démocratisation du régime.

Cependant, aussi affaibli qu’il ait été par les évolutions que lui imposaient les circonstances et par la pression militaire des Tutsis de l’extérieur, le régime Habyarimana n’en conservait pas moins une capacité de résistance forte, dont les principaux éléments restaient l’idéologie du " rubanda nyamwinshi " et la puissance de l’encadrement administratif, militaire ou judiciaire du pays, les responsables étant tous issus de la mouvance du Président de la République et de son épouse, voire de leur famille, proche ou élargie.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr