Le Gouvernement Nsengiyaremye

L’arrivée au pouvoir du Gouvernement Nsengiyaremye ne signifiait en aucun cas que l’opposition venait de remporter une victoire totale. En effet, si le Général Juvénal Habyarimana, son entourage et son parti étaient, pour la première fois depuis 1973, contraints de partager le pouvoir, ils restaient présents aux affaires. Juvénal Habyarimana restait Président de la République et Chef d’état-major de l’armée. Sur 19 ministères, le MRND en conservait 9, dont le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Défense, confié à M. James Gasana, et ceux de la Fonction publique, de l’Enseignement supérieur, de la Santé et des Transports. Les partis d’opposition disposaient de 11 portefeuilles, 4 pour le MDR, 3 pour le PSD et le PL, 1 pour le PDC. Outre le poste de Premier Ministre, le MDR recevait les ministères des Affaires étrangères, confié à M. Boniface Ngulinzira, de l’Enseignement primaire et supérieur (Mme Agathe Uwilingiyimana), et de l’Information. Le parti social démocrate se voyait attribuer les portefeuilles des Finances, des Travaux publics (M. Félicien Gatabazi) et de l’Agriculture et l’Elevage. Le parti libéral recevait les départements de la Justice (M. Stanislas Mbonampeka), du Travail et des Affaires sociales, confié à son Président, M. Landwald Ndasingwa, et celui du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat. Le parti démocrate chrétien avait un seul ministère, celui du Tourisme.

L’analyse de cette répartition indique que, si le MDR avait réussi à obtenir, outre le poste de Premier Ministre, ceux correspondant aux domaines dans lesquels il souhaitait effectuer des réformes (les Affaires étrangères, autrement dit les négociations avec le FPR, l’Enseignement, et l’Information, c’est-à-dire le contrôle des médias et de la radio gouvernementale), tandis que la Justice, où le MRND était si controversé, était confiée à un libéral et les Finances à un social-démocrate, le MRND conservait le contrôle administratif et militaire du pays. Il continuait en effet à diriger les ministères de l’Intérieur, soit la police, les préfets et les bourgmestres, de la Fonction publique, et aussi de la Défense, ce dernier département étant en expansion rapide du fait de la guerre (l’effectif des FAR décuple en trois ans) et ayant également en charge la Gendarmerie, c’est-à-dire la police des campagnes.

Le dispositif mis en place permettait donc techniquement à l’opposition de mener sa politique, mais sous le contrôle sourcilleux et efficace du MRND. Sur ce point, il ne faut pas cesser d’avoir à l’esprit que le Gouvernement Nsengiyaremye -et c’est justement pour cela qu’il était un Gouvernement de transition- n’était pas l’expression d’un rapport de force électoral. L’une de ses tâches était justement l’organisation d’élections, qui devaient être tenues dans l’année. C’est grâce au ralliement de l’opinion, exprimée par les instruments nouveaux qu’étaient des médias plus libres et les manifestations publiques, à la dénonciation de la corruption et de l’impéritie du régime que les partis d’opposition s’étaient imposés au parti unique. En aucun cas ce n’était par les urnes. La légitimité de l’opposition pour entreprendre de vastes réformes ou réorientations était au bout du compte fondée seulement sur les manifestations de janvier 1992. Il y avait là une grande faiblesse, qui n’échappait pas au MRND et à l’entourage présidentiel. Par ailleurs, l’absence d’élections pouvait amener à ce que les réformes conduites ne puissent être contestées, comme à l’époque où le MRND régnait sans partage, que par les manifestations de rue, voire la violence physique.

La multiplication des petits partis

Avec le redéploiement de la vie politique s’est aussi créée, entre novembre 1991 et janvier 1992, toute une série de petits partis. Leur audience ne pourra jamais être mesurée. En fait, il semble que, pour l’essentiel d’entre eux, la perspective ait été d’exister comme parti enregistré de façon à pouvoir réclamer de participer à une " conférence nationale ", si une telle conférence était convoquée.

Or, si certains de ces partis semblent être le fait d’initiatives indépendantes, comme le Parti pour la démocratie islamique, l’autonomie de nombre d’entre eux semble assez largement sujette à caution. C’est ainsi que, selon M. Dismas Nsengiyaremye, le Parti socialiste rwandais (PSR) et l’Union démocratique du peuple rwandais (UDSR) évoluaient dans le sillage du FPR.

Mais, la plupart furent carrément suscités par le pouvoir rwandais, soucieux de créer un effet de nombre et d’expression de sensibilités proches autour du MRND. Les commentateurs ne varient que sur le détail des conditions de leur création ou de leur inféodation au MRND. M. Dismas Nsengiyaremye en fait le commentaire suivant :

" Comme la majorité de ces partis (les quatre partis d’opposition) préconisaient la tenue d’une conférence nationale en vue de débattre des grands problèmes qui entravent l’épanouissement d’un véritable système démocratique au Rwanda, le MRND a créé des partis satellites destinés à appuyer sa position dans la presse écrite et à la radio. (...) Il s’agit de :

MFBP : Mouvement pour la promotion de la femme et du bas peuple ;

PECO : Parti des écologistes ;

PPJR : Parti progressiste pour la jeunesse rwandaise ;

RTD : Rassemblement travailliste rwandais ;

PADER : Parti démocratique rwandais ;

PARERWA : Parti républicain rwandais.

Partis de la mouvance présidentielle, ils soutenaient inconditionnellement les positions du Président de la République et de son parti, le MRND. "

Le Président et son entourage s’assuraient ainsi de leviers susceptibles d’entraver l’action politique de réforme des institutions du nouveau Gouvernement le moment venu.

La Coalition pour la Défense de la République (CDR)

Pour nombre de membres du MRND, l’arrivée au pouvoir de l’opposition et la perspective de négociations, en vue d’un partage du pouvoir, entre l’Etat hutu rwandais et le FPR ne devait susciter qu’un refus absolu. C’est ainsi qu’en mars 1992 apparaît sur la scène politique un nouveau parti, la Coalition pour la défense de la République (CDR). Au contraire des petits partis ci-dessus évoqués, la CDR va jouer un rôle important et largement autonome dans la vie du Rwanda jusqu’à la fin du régime. La CDR se positionne comme un mouvement beaucoup plus intransigeant que le MRND dans son opposition au FPR et à la coalition emmenée par le MDR. Ses dirigeants, M. Jean-Bosco Barayagwiza, son fondateur, M. Jean Barahinyura, son Secrétaire général, M. Martin Bucyana, harcèlent le régime et le MRND, pour leur mollesse envers le FPR et ceux qu’il appelle ses complices (" ibyitso ", c’est-à-dire les partis d’opposition). Il est à remarquer que ces personnalités, et de façon générale celles de la frange radicale qu’emmène la CDR, ne sont pas forcément les moins talentueuses, ni les moins brillantes de la vie politique rwandaise.

Le journal kinyarwanda " Kangura " (" Réveillez-le "), dirigé par l’un d’entre eux, M. Hassan Ngeze, est d’une efficacité politique redoutable grâce à des attaques personnelles contre les dirigeants de l’opposition, la corruption voire la criminalité n’étant pas l’apanage des seuls dirigeants du MRND. C’est aussi parmi ces sympathisants que se recrutera plus tard l’essentiel des journalistes de l’extrémiste " Radio-télévision libre des Milles Collines " (RTLM).

Selon M. Dismas Nsengiyarimye, la CDR " était ouvertement contre le FPR et les Tutsis et pour l’unité des Hutus afin de combattre l’hégémonisme tutsi et assurer la domination hutue. En fait, elle disait tout haut ce que le MRND susurrait. La CDR a joué un rôle funeste dans l’invitation à la division et à la haine ethniques et dans la conduite des massacres qui ont endeuillé le Rwanda depuis 1990 et en particulier à partir d’avril 1994 ".

En pratique, la CDR attirait logiquement les Hutus purs et durs, les théoriciens du " rubanda nyamwinshi " jusqu’ici membres du MRND. C’est ainsi qu’au vu de ses activités et de ses déclarations, on a pu fréquemment écrire que M. Ferdinand Nahimana, universitaire rwandais, directeur de l’ORINFOR, l’Office rwandais d’information, chargé du contrôle de la presse et de la radio, puis dirigeant de la radio RTLM, était membre de la CDR, alors qu’il est resté jusqu’au bout membre du MRND, et qu’il devait être nommé, au titre de ce parti, membre du Gouvernement de transition à base élargie (GTBE) issu des accords d’Arusha.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr