La fin du Gouvernement Nsengiyaremye

Ainsi affaibli, tant par rapport au FPR que vis-à-vis du MRND et de la tendance qu’on commence à appeler " Hutu power ", le Gouvernement rwandais, dont le mandat d’un an devait s’achever le 16 avril, est cependant reconduit pour trois mois. Il s’agit en fait d’en finir avec les négociations. Le 9 juin 1993, est signé le protocole sur les réfugiés. Celui-ci prévoit l’inaliénabilité du droit au retour et la restitution de leurs propriétés aux réfugiés rapatriés. Il dispose cependant que les réfugiés ayant quitté le pays depuis plus de 10 ans devront se voir offrir des terres nouvelles en compensation plutôt que récupérer les leurs.

En revanche, les négociations, où, depuis fin janvier, M. James Gasana a remplacé M. Boniface Ngulinzira, bloquent sur la question des forces armées. Le FPR, qui demandait d’abord 20 % des postes dans l’armée, alors que le Gouvernement rwandais ne voulait pas aller au-delà de 15 %, quota qu’il jugeait largement représentatif de la part des Tutsis dans la société, en exige pour accepter de conclure progressivement plus : 30 %, puis 40 %, et enfin 40 % des postes de soldats et de sous-officiers et 50 % des postes d’officiers. La signature des accords de paix, régulièrement annoncée, est donc tout aussi régulièrement repoussée, accroissant les crispations dans la population.

En même temps, la perte de contrôle du Gouvernement sur l’ordre public devient totale. Le développement des milices devient incontrôlable. M. James Gasana en fait une des conséquences de l’offensive de Byumba :

" Malgré l’action de la gendarmerie, les Interahamwe ne cessent de se renforcer. La reprise des hostilités par le FPR a poussé les populations de Byumba en direction de Kigali, notamment. Il y a ainsi des milliers de jeunes gens déplacés de guerre, déscolarisés, sans autre occupation, aigris, et poussés dans la haine ethnique par la guerre, l’abandon et la misère qui se font recruter dans les Interahamwe pour survivre. Il s’y ajoute aussi des centaines de militaires qui ont déserté le front ou qui ont été renvoyés pour indiscipline.

Il faut scruter la frustration et la colère des milliers de jeunes déplacés de guerre, abandonnés à eux-mêmes dans la misère et l’angoisse des camps, pour comprendre la force que les Interahamwe vont avoir à Kigali. Dans leur long calvaire, ces jeunes ont côtoyé la mort dans les camps. Ils ont vu des centaines de corps mutilés par les bombes des rebelles du FPR. Les victimes sont soit leurs amis ou les membres de leur parenté. N’ayant rien à perdre et cherchant où s’accrocher pour la survie élémentaire, ils deviennent un réservoir de recrutement d’Interahamwe et sont utilisés avec d’autres jeunes dans les affrontements contre ceux qu’ils considèrent comme alliés au responsable de leur misère, le FPR. "

Les attentats aveugles reprennent. Comme au printemps 1992, ils sont attribués au FPR, sans que cette assertion ne soit jamais vérifiable, puisque les coupables ne sont pas arrêtés. S’agissant des personnalités politiques, le 17 mai, le leader libéral Stanislas Mbonampeka échappe à un attentat à la grenade. Le 18 mai, le populaire leader MDR Emmanuel Gapyisi est assassiné juste après avoir lancé une nouvelle structure, le Forum Paix et Démocratie. Gapyisi était un homme politique populaire et d’envergure. Tout en refusant de prendre part à la signature des accords, il se déclarait favorable à une politique qui leur donne leur chance. Ainsi, il était susceptible de redynamiser le mouvement MDR, comme de constituer une alternative possible au Président Juvénal Habyarimana. Son assassinat est attribué simultanément aux milices MRND, au FPR, par hostilité à l’émergence d’un leader hutu neuf, mais aussi aux autres prétendants à la direction du MDR, Faustin Twagiramungu et Dismas Nsengiyaremye. La possibilité, ouverte par l’enquête -qui n’aboutira pas- de tels soupçons croisés, crée une atmosphère dévastatrice.

Etape supplémentaire et gravissime dans la décomposition de l’Etat, le 14 juin 1993 est marqué par l’évasion spectaculaire et massive de la prison de Kigali de militaires, d’Interahamwe et d’individus impliqués dans les événements de décembre 1992 et janvier 1993.

Dans son rapport d’expertise, André Guichaoua note que " cette évasion de personnes ayant des dossiers très lourds (meurtres, viols, pillages) n’a pu se faire qu’avec la complicité des militaires de garde et des forces de l’ordre aux alentours de la prison ".

Pris dans un étau entre les exigences du FPR et le renforcement du camp du refus, sans contrôle sur l’ordre public et le fonctionnement des administrations, le Gouvernement se trouve dans une situation impossible.

Le Gouvernement Uwilingiyimana et la signature des accords d’Arusha

Alors que la délégation d’Arusha vient d’annoncer la signature de l’accord pour le 19 juin en présence du Président, le coup de grâce tombe le 16 juin, le jour où le Gouvernement doit être renouvelé : les présidents des quatre partis de la coalition, le MDR, le PSD, le PL et le PDC, rejoignant le MRND, publient un communiqué récusant Dismas Nsengiyaremye comme Premier Ministre.

S’il entre dans cette décision une part de stratégie personnelle de la part des quatre présidents et notamment de celui du MDR, Faustin Twagiramungu, celle-ci est aussi l’aboutissement d’une évolution politique profonde, comme l’analyse des événements du mois qui suit permet de le constater.

En effet, le 17 juillet 1993, M. Faustin Twagiramungu, le président du MDR, le parti à qui revient le poste de Premier Ministre dans le système mis en place en mars 1992, désigne comme Premier Ministre Mme Agathe Uwilingiyimana, la Ministre de l’Enseignement primaire et secondaire. Il s’agit pour lui de nommer l’une de ses proches, tout en réservant sa propre candidature pour la direction du Gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par les accords d’Arusha.

Le choix qui a été effectué, en étroite concertation avec le Président Juvénal Habyarimana, entraîne de vives réactions au sein du MDR. L’un des courants du parti désigne alors M. Jean Kambanda comme candidat. Malgré l’opposition, selon M. Gérard Prunier, des trois quarts du bureau politique et de la plupart des délégués régionaux du parti, M. Faustin Twagiramungu, usant de ses pouvoirs de Président, se désigne lui-même, le 20 juillet, comme candidat du MDR au poste de Premier Ministre du GTBE.

Le MDR décide alors d’organiser un congrès pour confirmer la candidature de Kambanda contre Twagiramungu, mais le préfet de Kigali interdit la tenue de celui-ci et les militants du MNRD, mobilisés, se battent avec les délégués du congrès qui veulent passer outre. Le courant anti-Twagiramungu va alors jusqu’à séquestrer Mme Agathe Uwilingiyimana et à lui arracher une lettre de démission, immédiatement lue à la radio. Mais Mme Agathe Uwilingiyimana en dément les termes sur les ondes dès le lendemain. Le même jour, le congrès du MDR, enfin réuni, exclut M. Faustin Twagiramungu du parti.

Ces événements montrent bien l’évolution qui s’est produite. Le MDR, emmené l’année précédente par MM. Dismas Nsengiyaremye et Faustin Twagiramungu, s’est, dans sa majorité, radicalisé autour d’une branche " Hutue Power ". M. Jean Kambanda, le candidat de la majorité du parti, est en effet le futur Premier Ministre du Gouvernement dit intérimaire, constitué après l’attentat contre le Président Juvénal Habyarimana. Il a été depuis, en cette qualité, condamné pour génocide par le tribunal d’Arusha. M. Faustin Twagiramungu, dont les positions à l’égard du FPR étaient plus bienveillantes que celles de M. Dismas Nsengiyaremye, se trouve désormais isolé à la tête d’une petite fraction de l’ancien MDR.

En même temps, on voit bien le jeu du Président Juvénal Habyarimana et du MRND. En favorisant la manœuvre de M. Faustin Twagiramungu, il réussit à la fois à faire assumer la signature des accords d’Arusha à un groupe politique issu du parti rival du sien, peu nombreux et proche du FPR, et empêche une fois de plus la structuration d’un pôle du refus autour d’un autre responsable politique que lui-même et d’un autre parti que le MRND. Dans l’affaire, ce qu’on a appelé l’opposition démocratique, favorable au règlement du problème des réfugiés dans le cadre d’une rénovation démocratique du Rwanda, a disparu en tant que force politique. Illustration emblématique de la situation, MM. Dismas Nsengiyaremye et James Gasana, menacés de mort, quittent rapidement le pays.

Le 3 août 1993, la rédaction du protocole sur l’intégration des forces armées est achevée. Le 4 août, les accords d’Arusha sont signés. L’évolution politique du Rwanda a laissé face à face les deux forces les plus antagonistes. Ce n’est pas là forcément une garantie d’échec. Mais la fragilité ainsi créée suppose, sans doute, pour la mise en œuvre des accords, la plus grande circonspection et beaucoup d’habileté.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr