Le 22 octobre 1993 au matin, le premier Président hutu élu du Burundi, M. Melchior Ndadaye, est assassiné à l’occasion d’un putsch raté, organisé par des sous-officiers et des officiers tutsis. Cet assassinat a une influence très importante sur l’évolution politique du Rwanda. La mouvance hutue modérée, qui pouvait se reconnaître dans l’action du Président Ndadaye, semble alors découvrir que l’accord avantageait trop le FPR dans les institutions de transition et l’armée nationale. " Il se développa une crainte, souligne James Gasana, de la reproduction de la situation burundaise au Rwanda, celle d’une démocratie que le putsch raté avait remise sous tutelle d’une armée ethnique(53) ".

Le Burundi est souvent décrit comme le frère jumeau du Rwanda dont il partage les principales caractéristiques : mêmes paysages de collines ; même proportion de Hutus, de Tutsis et de Twa dans la population ; même dépendance économique à l’égard du café et du thé ; même tutelle coloniale des Allemands puis des Belges. Mais ce jeu de miroir n’aboutit qu’à un reflet trompeur : les histoires de ces deux pays ne se confondent pas, même si elles sont étroitement imbriquées et réagissent l’une sur l’autre. Ainsi que l’a souligné Gérard Prunier dans son ouvrage " Rwanda : le génocide ", l’élimination des Hutus du système politique burundais et la mise en place d’une hégémonie tutsie dans ce pays à partir de 1965 s’expliquent en partie par la peur suscitée par les massacres de Tutsis au Rwanda entre 1959 et 1963. C’est le réveil de cette même peur à la fin des années 60 qui conduit en 1972 les élites tutsies à vouloir éliminer systématiquement toute l’élite hutue, causant ainsi entre 100 000 et 200 000 morts. De même l’aide apportée par Kigali au mouvement radical hutu burundais, le Palipehutu, incita en 1988 les paysans de deux communes proches de la frontière, Ntega et Marangara, à se soulever, provoquant en retour une répression brutale de l’armée burundaise, composée à plus de 90% par les Tutsis, qui entraînera 20 000 morts.

L’impact de ces massacres sera tel que, sous la pression occidentale, le Président Pierre Buyoya a engagé son pays dans une démocratisation à marche forcée qui a abouti à l’organisation d’une élection présidentielle au suffrage universel le 1er juin 1993.

M. Henri Crépin-Leblond, Ambassadeur de France au Burundi de février 1993 à janvier 1995, a expliqué devant la Mission le choc qu’ont représenté les résultats de ces élections qui auraient dû voir la victoire de l’artisan du processus de démocratisation, M. Pierre Buyoya. En fait, le vainqueur est le candidat de l’opposition, M. Melchior Ndadaye, qui obtient près de 65% des voix contre un peu moins de 33% à son adversaire. Ces résultats s’expliquent à l’évidence par le réflexe ethnique, même si une partie des Hutus ont voté pour M. Pierre Buyoya. En dépit de manifestations d’étudiants dénonçant les élections comme " un recensement ethnique ", la passation de pouvoir entre l’ancien et le nouveau Président se passe pacifiquement.

Toutefois, malgré son pragmatisme et une politique d’ouverture symbolisée par l’octroi du poste de Premier Ministre et d’un certain nombre de portefeuilles importants à des Tutsis, le Président Melchior Ndadaye est assassiné à coups de baïonnette cinq mois à peine après son élection.

Cet assassinat a provoqué en rétorsion une vague de massacres de civils tutsis par leurs voisins hutus allant de pair avec une répression féroce de l’armée tutsie sur les populations hutues. Au total, le nombre de victimes est estimé entre 50 000 et 100 000 morts, Hutus et Tutsis confondus.

Le processus de réconciliation nationale burundais, avait incité, nous l’avons évoqué, le Président Juvénal Habyarimana à accepter le jeu de la démocratisation. L’exemple réussi d’une alternance politique au Burundi en juin 1993 l’avait convaincu que la mise en oeuvre des accords d’Arusha lui permettrait de retourner progressivement la situation à son profit. L’assassinat du Président Ndadaye, qui tend à démontrer la fragilité à la fois des acquis institutionnels et du soutien des urnes face à la violence armée, a contribué à jeter un sérieux doute sur la réalisation de ce scénario. C’est ce qu’a souligné M. Faustin Twagiramungu devant la Mission en rappelant que l’assassinat de Melchior Ndadaye " avait terriblement ébranlé la confiance des Rwandais dans les chances d’une coexistence pacifique fondée sur le partage du pouvoir entre les composantes de la société rwandaise ".

Les circonstances de l’assassinat du Président Ndadaye font douter que celui-ci soit uniquement l’oeuvre d’un petit groupe de putschistes. M. Henri Crépin-Leblond a estimé pour sa part qu’" il croyait qu’il y avait eu connivence mais non initiative de certains responsables ". M. Filip Reyntjens, de son côté, dans son livre L’Afrique des Grands Lacs en crise, s’interroge sur la loyauté d’une armée qui, bien qu’avertie de ce qui se préparait, à préférer laisser les événements se dérouler. Ce serait donc l’armée entière qui aurait accepté, au moins par sa passivité, l’assassinat du Président Melchior Ndadaye. Un tel précédent n’était pas de nature à rassurer le Président Juvénal Habyarimana.

M. Bruno Delaye a également souligné devant la Mission l’effet déterminant sur la montée de l’extrémisme hutu de l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés hutus burundais répandant des récits de massacres perpétrés par l’armée tutsie.

M. Jean-Pierre Chrétien a finalement résumé ainsi les deux types de conséquences entraînées par la crise burundaise : " au Rwanda, l’assassinat du Président Ndadaye a enflammé l’opinion contre les Tutsis et accru la méfiance à l’égard du FPR ; par ailleurs, les massacres de Tutsis, puis de Hutus burundais qui ont suivi et l’indifférence générale qui les a accompagnés ont conforté l’opinion des Rwandais qui pensaient que les massacres étaient la seule solution de leur problème ". Il a également relevé que " les réfugiés rwandais, membres du Palipehutu, ont participé nombreux aux massacres du Rwanda ".

La mise en oeuvre des accords d’Arusha devient de plus en plus difficile.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr