Le 22 juin 1994, le Premier Ministre, M. Edouard Balladur, annonçait devant l’Assemblée nationale l’intention de la France d’organiser une opération humanitaire. Il s’est ensuite rendu personnellement devant le Conseil de sécurité le 11 juillet 1994 pour présenter le bilan de l’opération. Lorsqu’il est intervenu devant l’Assemblée nationale, il s’est exprimé dans les termes suivants :

" Le Conseil de sécurité des Nations Unies va examiner, dans quelques heures, le projet de résolution autorisant la France à intervenir au Rwanda dans le cadre d’une opération humanitaire pour sauver les populations menacées. Pourquoi cette intervention ?

Depuis deux mois, le drame qui se déroule dans ce pays a atteint un degré d’horreur qu’il était difficile d’imaginer. Des centaines de milliers de morts, plus de deux millions de personnes déplacées. Les efforts diplomatiques ont échoué. La force des Nations Unies qui doit se déployer au Rwanda ne pourra le faire que d’ici plusieurs semaines. Fallait-il laisser les massacres se poursuivre d’ici là. Nous avons pensé que cela n’était pas possible et qu’il était de notre devoir de réagir... La France n’agira qu’avec un mandat du Conseil de sécurité (56). "

L’opération Turquoise, qui s’est déroulée du 22 juin au 22 août, se différencie des opérations militaires précédentes menées par la France au Rwanda, qu’il s’agisse de Noroît ou d’Amaryllis. Elle concerne les Rwandais eux-mêmes et non plus les ressortissants français ou les ressortissants européens. Elle ne s’inscrit pas dans le cadre d’un accord d’assistance d’Etat à Etat. Revendiquée par la France, au nom d’une exigence morale, elle est d’emblée définie comme une opération humanitaire, placée sous mandat de l’ONU, et soumise à certaines conditions. Elle est autorisée par la résolution 929 qui prévoit la possibilité de recourir à la force.

Alors même que la France a scrupuleusement respecté ses engagements en se retirant au terme du délai de deux mois, fixé pour la durée de l’opération, afin de laisser la place à la MINUAR, alors que des milliers de personnes ont pu échapper aux massacres qui se poursuivaient et que des centaines de milliers de réfugiés ou déplacés ont pu bénéficier de soins, d’aide ou de secours alimentaires, cette intervention a, dès l’origine, fait l’objet des plus vives réticences, si bien que la résolution 929 a été adoptée par dix voix pour et cinq abstentions. Dénoncée par les uns comme une opération écran destinée en réalité à permettre aux FAR et aux milices de s’exfiltrer armés vers le Zaïre, en vue d’une reconquête militaire, elle a été critiquée par d’autres, comme M. Jean-Hervé Bradol (57), pour avoir été dans sa nature même " une force neutre en période de génocide "... alors qu’il aurait fallu " non pas une opération humanitaire, qui lui paraissait inutile, mais une intervention militaire française ou internationale pour s’opposer aux tueurs " puisque, selon lui, la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide s’appliquait clairement en la circonstance. Encore aujourd’hui, en dépit d’un bilan présentant des données objectivement positives -vies sauvées, vaccinations effectuées, épidémies enrayées...- l’opération Turquoise est considérée par les actuels dirigeants du Rwanda comme non sincère et ayant eu, in fine, pour but de soutenir les anciennes forces gouvernementales.

La France est cependant la seule de toutes les puissances occidentales à avoir agi car, comme l’a constaté M. Alain Juppé au cours de son audition, " Les Etats-Unis restaient hantés par le fiasco de l’intervention en Somalie, la Belgique était paralysée par l’assassinat de ses Casques Bleus et son statut d’ancienne puissance coloniale, l’Allemagne était empêchée d’agir par ses dispositions constitutionnelles, l’Angleterre considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence et l’Italie, qui avait promis un soutien logistique, sera incapable de le fournir. Quant à l’UEO, son soutien restera moral. Seuls, des contingents africains du Sénégal, de la Mauritanie, du Niger, de l’Egypte, du Tchad, de la Guinée Bissau et du Congo, participeront à l’opération Turquoise. "

Cette absence de soutien a été également soulignée par le Général Raymond Germanos, qui a rappelé que la France avait notamment proposé à l’Italie que la partie opérationnelle de Turquoise fût conduite par les Français, qui engageraient leurs forces, et que le soutien humanitaire fût pris en compte par l’UEO sous commandement italien, mais qu’au dernier moment, l’Italie avait refusé de s’engager. Quant aux Américains, sollicités pour apporter l’aide matérielle en avions qu’ils avaient promise, ils n’ont pas tenu parole. De surcroît, le 24 juin un avion américain -d’après l’audition du Général Raymond Germanos- s’est posé en début de nuit sur la piste relais de Bangui, bloquant la chaîne de ravitaillement des forces françaises et les obligeant à pousser l’avion hors de la piste pour pouvoir y faire atterrir les gros porteurs français.

Il est donc indispensable de chercher à comprendre les raisons pour lesquelles cette intervention à suscité d’aussi virulentes critiques, alors qu’elle s’est par ailleurs déroulée sous le regard de la presse et des caméras et qu’il a parfois été fait appel à certaines ONG et à des organisations humanitaires qui ont pu constater ce qui se passait sur le terrain.

Compte tenu du contexte dans lequel elle a pris place, l’opération Turquoise a pu être ressentie par certains comme ambiguë au moment de son déclenchement. Toutefois, son déroulement sur le terrain et notamment son adaptation à l’évolution de la situation politico-militaire démontrent que les objectifs humanitaires et de neutralité ont été dans l’ensemble plutôt bien respectés.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr