Constitué le 9 avril, le Gouvernement intérimaire s’enfuit le 13 avril à Gitarama, puis se réfugie à Gisenyi, où il répond à l’appellation " autorités de Gisenyi. ".

La France prend ses distances vis à vis du Gouvernement intérimaire

Le 6 juillet 1994, le représentant de la France à Goma écrit :

" Attitude vis à vis du Gouvernement intérimaire.

" Comme Washington s’apprête à le faire, nous aurions nous aussi, intérêt, me semble-t-il, sans trop tarder, à prendre publiquement et nettement nos distances par rapport à ces autorités. Leur responsabilité collective dans les appels au meurtre diffusés, pendant des mois, par la " Radio des mille collines " me paraît bien établie. Les membres de ce Gouvernement ne peuvent, en aucun cas, être les interlocuteurs valables d’un règlement politique. Leur utilité résidait dans la facilitation qu’ils pouvaient apporter au bon déroulement de l’opération Turquoise. Ils chercheront à présent à nous compliquer la tâche. La nomination à Kigali de M. Twagiramungu comme Premier Ministre devrait nous faciliter le franchissement de cette étape politique. "

Le même jour, il estime par ailleurs qu’il n’est pas opportun de répondre à la demande de rendez-vous formulée par le Chef de l’Etat du Gouvernement intérimaire et attend des instructions de Paris. Celles-ci parviennent le lendemain, 7 juillet :

" Compte tenu de l’évolution de la situation et des contacts engagés, il paraît, en effet, inutile d’avoir des rencontres avec les autorités de Gisenyi. L’interlocuteur qui s’impose du côté gouvernemental semble de plus en plus nettement être l’armée. "

Afin d’assurer le bon déroulement de l’opération Turquoise, il est demandé à l’ambassadeur Yannick Gérard de s’appuyer sur les autorités locales. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des ordres d’opérations du 22 juin.

Le 7 juillet, les autorités de Gisenyi sont qualifiées tant par l’ambassadeur que par le Général Jean-Claude Lafourcade " d’autorités discréditées " :

" Nous partageons la même analyse sur les autorités de Gisenyi. Elles sont totalement discréditées. Tout contact avec elles est désormais inutile voire nuisible compte tenu de l’amorce de dialogue FPR/FAR par le Général Roméo Dallaire interposé. Nous n’avons plus rien à leur dire, sinon de s’effacer le plus rapidement possible. "

L’ambassadeur ponctue son télégramme par ce commentaire :

" Il me paraît urgent de rompre publiquement avec les autorités de Gisenyi ".

Les autorités de Gisenyi tentent de rentrer en contact avec les autorités françaises

L’ambassadeur fait état le 9 juillet d’une démarche indirecte entreprise par trois personnalités politiques qu’il reçoit. Au terme de cet entretien, il établit le compte rendu suivant :

" J’ai reçu, ce matin, M. Stanislas Mbonampeka, ancien Ministre jusqu’en 1993 (PL), membre de la nouvelle Assemblée Nationale, Charles Nyandwi (ancien Ministre 81-91) et M. Munyeshyaka (ancien ambassadeur à Moscou et Bruxelles).

" Bien qu’ils aient pris grand soin, afin d’accroître leur crédit, de souligner qu’ils n’étaient pas membres du Gouvernement intérimaire, les principaux points qu’ils ont développés me paraissent refléter les préoccupations immédiates des autorités de Gisenyi. Ils étaient d’ailleurs accompagnés dans leur déplacement à Goma, par M. Ferdinand Nahimana (Conseiller du Président et fondateur de la Radio des mille collines) que je n’ai pas reçu.

" Ils ont souhaité l’extension de la zone humanitaire sûre au nord-ouest. Je leur ai exposé que l’urgence humanitaire nous avait conduit à créer cette zone dans le sud-ouest. Nous ne prétendions pas, à nous seuls, faire face à la sécurisation de l’ensemble des populations rwandaises. La communauté internationale avait sa part de responsabilité à prendre. Nous ne ménagions aucun effort pour la mobiliser et l’appeler à suivre notre exemple.

" Commentaires :

" Ne pouvant plus établir de contact direct avec moi, le Gouvernement intérimaire nous envoie donc des personnalités politiques supposées indépendantes pour sonder nos intentions à propos du nord-ouest. Tout en prenant tout le temps de les écouter très attentivement et de leur expliquer longuement la philosophie de l’opération Turquoise et de la zone humanitaire sûre, je ne leur ai laissé aucune illusion sur ce que nous pensions des autorités de Gisenyi. Ils m’ont paru bien embarrassés lorsque je les ai interrogés sur le contenu des bulletins actuels (que j’ignore totalement) de la radio rwandaise. Ils m’ont dit attendre depuis la prise de Kigali, une déclaration du Gouvernement, qui ne vient toujours pas. "

Le 11 juillet, les autorités de Gisenyi renouvellent cette fois directement leur demande d’extension de la zone humanitaire sûre au nord-ouest.

Le Premier Ministre du Gouvernement intérimaire, Jean Kambanda, transmet au Premier Ministre Edouard Balladur une lettre portant sur les différents points et notamment :

" - une demande d’extension de la zone humanitaire de l’opération Turquoise à l’ensemble de la zone dite " libre " (non encore occupée par le FPR) justifiée par le fait que la majorité des 4 millions de personnes déplacées se trouve en dehors de la zone couverte par l’opération Turquoise ;

" - une sensibilisation de la communauté internationale pour qu’elle se joigne à la mission humanitaire française ".

Le 12 juillet une démarche analogue est effectuée par le Président du Gouvernement intérimaire, M. Théodore Sindikubwabo, qui transmet une lettre au Président de la République François Mitterrand, dont on peut extraire le passage suivant :

" devant une multitude de personnes qui fuient le FPR vers l’ouest du pays, nous vous demandons d’autoriser l’opération Turquoise à s’étendre immédiatement sur les préfectures de Ruhengeri, Gisenyi et l’ouest de Gitarama et Kigali, afin que cette région devienne aussi une zone humanitaire sûre, sous la protection française. Dans le cadre de l’intervention humanitaire, la France aura ainsi sauvé près de quatre millions d’habitants aujourd’hui menacés de massacre par le front patriotique rwandais. "

Sur place, le 12 juillet, l’ambassadeur refuse de rencontrer le Ministre de la Défense, M. Augustin Bizimana, qui sollicite un rendez-vous :

" Je signale que M. Augustin Bizimana figure aux côtés, par exemple, du Colonel Bagosora et du Secrétaire général du MRND, parmi les sept personnes qui, selon les informations recueillies sur le terrain par les officiers de Turquoise, auraient eu un comportement douteux, ce qui veut dire, en clair, qu’il a lui-même commandité ou exécuté des massacres. Je ne donnerai donc pas suite à sa demande. "

Les autorités de Gisenyi cherchent refuge dans la zone humanitaire sûre

Econduits dans leurs démarches, les représentants du Gouvernement intérimaire cherchent désormais à se réfugier dans la ZHS pour échapper à l’avancée du FPR dans la zone nord-ouest.

La France ne veut pas des autorités de Gisenyi dans le ZHS, comme l’indique le télégramme suivant, datant du 14 juillet :

" Vous voudrez bien faire passer dès aujourd’hui à ces autorités, par le canal qui vous paraîtra approprié, le message selon lequel nous ne voulons pas qu’elles cherchent refuge dans cette zone et que nous nous opposerons à leur éventuelle venue afin d’éviter toute activité politique ou militaire qui changerait la nature de la zone où notre action n’a qu’une vocation humanitaire ".

Les militaires français sont toutefois déjà confrontés au problème, car certains représentants du Gouvernement intérimaire se sont réfugiés dans la ZHS, notamment le Premier Ministre et le Président.

Le 15 juillet, le Général Jean-Claude Lafourcade fait savoir au représentant diplomatique de la France que la reconstitution du Gouvernement intérimaire à Cyangugu se précise.

L’ambassadeur demande des instructions :

" J’estime que notre réaction à cette nouvelle situation doit être parfaitement claire, publique et transparente. Puisque nous considérons que leur présence n’est pas souhaitable dans la zone humanitaire sûre et dans la mesure où nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n’avons pas d’autre choix, quelles que soient les difficultés, que de les arrêter ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée, en attendant que les instances judiciaires internationales compétentes se prononcent sur leur cas. Il serait souhaitable que des instructions claires soient données au Général Jean-Claude Lafourcade et à moi-même. "

Le Ministère des affaires étrangères répond par la publication du communiqué suivant :

" Devant la présence constatée de membres du Gouvernement intérimaire dans la zone humanitaire sûre, les autorités françaises rappellent qu’elles ne toléreront aucune activité politique ou militaire dans la zone sûre, dont la vocation est strictement humanitaire.

Si des membres du Gouvernement intérimaire se livrent à de telles activités, la France prendra toute disposition pour faire respecter les règles applicables dans la zone sûre. D’ores et déjà, elle saisit les Nations Unies et se tient prête à apporter son concours à toutes décision des Nations Unies les concernant. "

S’appuyant sur le fait que la France a saisi les Nations Unies, certains journalistes en déduisent qu’elle s’opposera à la fuite éventuelle de la ZHS, des membres du Gouvernement intérimaire.

Tel n’a cependant pas été le cas. Si la France n’a pas procédé à une opération d’exfiltration, elle n’a pas non plus procédé à l’arrestation des membres du Gouvernement intérimaire dans la ZHS.

Toutefois, le ministère des Affaires étrangères a déclaré le 16 juillet :

" Nous sommes prêts à apporter notre concours aux décisions que prendraient les Nations Unies à l’égard de ces personnes (Gouvernement intérimaire), mais notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre autorité. Une telle tâche pourrait être de nature à nous faire sortir de notre neutralité, meilleure garantie de notre efficacité. "

Les militaires français ont donc laissé passer, ce que confirme la lettre adressée le 30 juillet dernier, à la Mission, par le Général Jean-Claude Lafourcade, suite à une demande précise de la Mission sur ce point :

" Devant l’avancée du FPR, les membres du Gouvernement intérimaire ont fait mouvement de leur propre initiative. Ils ont traversé la zone humanitaire sûre et sont arrivés à Cyangugu où nous leur avons signifié qu’ils étaient indésirables. Après avoir rendu compte de leur présence à Paris, j’ai, par téléphone, demandé des instructions sur la conduite à tenir à leur sujet s’ils persistaient à rester dans la zone. En fait, le problème s’est résolu de lui-même, car ils ont quitté Cyangugu, 24 heures après leur arrivée pour se réfugier au Zaïre et la réponse à ma question n’avait plus lieu d’être. "

S’agissant de l’évacuation d’une haute personnalité rwandaise et de sa famille à laquelle les forces françaises auraient procédé le 17 juillet 1994, la Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, ancien commandant du groupement sud de l’opération Turquoise a fourni les informations suivantes à la Mission. L’opération d’évacuation concernait M. Dismas Nsengiyaremye, ancien Premier Ministre, ainsi que son épouse et ses cinq enfants, placés en résidence surveillée à Cyangugu, sous contrôle des gendarmes rwandais, mais sérieusement menacés par les extrémistes hutus. Ce scénario d’exfiltration, approuvé par le Général Jean-Claude Lafourcade, se déroule le 17 juillet, sans résistance des gendarmes. La famille est évacuée dans un hélicoptère Puma jusqu’à Goma, puis à Bangui par avion.

Il ne s’agit donc pas, comme le laissent supposer certaines allégations, de l’évacuation d’une haute personnalité " douteuse " du Gouvernement intérimaire, mais simplement une opération destinée à protéger l’ancien Premier Ministre MDR du deuxième Gouvernement pluripartite du 16 août 1992, Hutu modéré, originaire de Gitarama.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr