D’octobre 1990 à mars 1993, la France maintient au Rwanda sa présence militaire qu’elle renforce dès que surviennent des risques sérieux d’un retournement de la situation sur le terrain au profit du FPR. Après l’offensive menée sur Byumba par le FPR, en juin 1992 et surtout après celle qu’il lance le 8 février 1993 sur Ruhengeri, menaçant ainsi Kigali, la France n’hésite pas à apporter aide et assistance à une armée objectivement en déroute dont l’état-major ne sait même plus où se trouvent ses propres troupes et à un régime de plus en plus affaibli, critiqué et critiquable.

Dans ces conditions, pourquoi la France a-t-elle tenu à ce point à vouloir une fois encore dépêcher sur le terrain des éléments militaires spécialisés et de haut niveau pour conseiller et remettre en ordre de marche une armée rwandaise déjà maintes fois assistée et qui continue d’être toujours aussi mal organisée, mal encadrée, mal formée et peu motivée ?

Comment la France a-t-elle pu en février-mars 1993 en arriver à ce point d’engagement qui conduit certain militaire français à considérer qu’à travers la mission d’assistance opérationnelle qu’il mène, il dirige et commande indirectement une armée, en l’occurrence celle d’un Etat étranger ?

La présence militaire de la France est modeste, moins d’une vingtaine d’assistants militaires techniques, lorsque le détachement Noroît est dépêché au Rwanda à partir du 4 octobre 1990 sur ordre du Président de la République agissant en tant que Chef des armées. La mission de Noroît, limitée à la protection et l’évacuation éventuelle de nos ressortissants, a pour autant un effet stabilisateur.

Dans le même temps le Lieutenant-Colonel Gilbert Canovas envoyé au Rwanda le 11 octobre 1990 pour y renforcer la mission d’assistance militaire française et aider les autorités militaires rwandaises à améliorer la capacité opérationnelle de leur armée est prolongé dans cette fonction à la demande du Président Habyarimana et avec l’accord du Président de la République française, jusqu’au 26 novembre 1990. Cette prolongation s’accompagne de l’envoi d’un conseiller technique du bataillon blindé.

En décembre 1990, si la France accepte de maintenir une des deux compagnies Noroît, la situation au Rwanda n’apparaît pas des plus préoccupantes aux autorités politiques surtout soucieuses de l’évolution du conflit entre l’Irak et le Koweït. A cette époque, la France estime avant tout qu’il ne faut pas laisser se déstabiliser le Rwanda.

Sur le plan intérieur, le Président Habyarimana est présenté au moment de l’offensive d’octobre 1990 par les services de renseignements comme politiquement très affaibli, à la tête d’un régime usé, dans lequel une partie non négligeable des Hutus ne lui est plus fidèle. Il trouvera appui sur la présence française. Le Général Jean Varret dans le rapport de mission qu’il établit en décembre 1990 souligne que pour le Président rwandais l’opération Noroît n’avait pas seulement pour but d’assurer la sécurité des ressortissants français mais bien d’assurer la pérennité de son régime. Ceci donne une certaine ambiguïté à la présence française, ce que souligne M. Pierre Joxe devant la Mission.

Le 30 janvier 1991, le Président de la République dans un message adressé au Président rwandais annonce le maintien pour une durée limitée de la compagnie Noroît restée sur place depuis décembre 1990. A compter du 24 janvier 1991, le Lieutenant-Colonel Gilbert Canovas exerce à nouveau la fonction de conseiller du Chef d’état-major des FAR qu’il occupera jusqu’en juin 1991, le Président de la République ayant une fois de plus accepté la prolongation de sa mission. Le 21 mars 1991, la Mission d’assistance militaire est renforcée par l’envoi de 30 militaires du DAMI Panda. La coopération militaire française change d’échelle. La justification officielle en est le souci de prévenir " les conséquences néfastes que peut avoir pour la paix dans la région la poursuite d’actions militaires déstabilisatrices ".

L’enlisement de la situation, tant sur le plan militaire -la guérilla s’installe- que sur le plan politique -les attentats se développent, les mouvements d’autodéfense civile anti-tutsie se constituent- conduit le ministère des Affaires étrangères à répondre, le 4 mars 1992, au Ministre de la Défense qui s’interroge sur la situation rwandaise " la France ne semble pas avoir d’autre solution que d’accentuer son appui, en particulier militaire, au Gouvernement du Rwanda ".

Cette position est développée dans une note du 11 mars 1992 du Directeur des Affaires africaines.

En 1992, la France accroît sensiblement ses livraisons d’armes au Rwanda qu’il s’agisse des exportations commerciales ou des cessions directes à titre gratuit comme à titre onéreux.

L’offensive du FPR dans la région de Byumba en juin 1992 déclenche l’envoi d’une deuxième compagnie Noroît. Dans un télégramme du 10 juin 1992, l’ambassadeur à Kigali estime que cette décision justifiée par la protection de nos expatriés, jointe à la livraison de munitions et de radars et à la nomination d’un conseiller, représente autant de signes de la volonté de la France de ne pas laisser déstabiliser le Rwanda.

Au cours de l’été 1992, les effectifs du DAMI sont renforcés.

Ce soutien intensif à l’armée rwandaise, déclarée " exsangue " par la mission militaire française d’évaluation en juin 1992, ne trouve dans la politique intérieure rwandaise que peu de contreparties dans la démocratisation intérieure rwandaise. Même si après la légalisation du multipartisme, un gouvernement de transition s’est mis en place, l’année 1992 est aussi celle des massacres du Bugesera, de la création de la CDR et de la formation des milices. On commence à parler du " réseau zéro " spécialisé dans la chasse aux Tutsis et aux Hutus modérés.

Comment justifier une telle aide au Rwanda qui laisse à penser que la France soutient une logique de guerre alors que celle-ci considère, sur un plan diplomatique, que seule l’ouverture politique intérieure est à même d’apporter la solution au conflit. Il semble bien que la réponse ait consisté à dire d’une part que l’évolution démocratique est difficilement réalisable dans un pays déstabilisé par la guerre, d’autre part que face à la certitude du FPR d’obtenir une victoire militaire, il convenait de permettre aux FAR de résister pour préserver la capacité de négociation politique et diplomatique du gouvernement rwandais.

Cette position de la France a eu pour double conséquence qu’elle n’a pas apprécié à sa juste valeur la dérive politique du régime rwandais et qu’elle s’est trouvée, au nom de la préservation des conditions de la négociation diplomatique, entraînée dans une logique de soutien aux FAR. Cette logique l’a impliquée dans le conflit à un point tel qu’il lui sera par la suite reproché à la fois d’être restée trop longtemps (Noroît), puis d’être partie trop précipitamment lors du déclenchement du génocide (Amaryllis) et enfin d’être revenue sous couvert d’une action humanitaire (Turquoise).

Les pressions exercées sur le Président Habyarimana pour qu’il pratique la démocratisation de son régime sont restées faibles et sans commune mesure avec l’intensité de notre coopération militaire. Il est plus que probable qu’en l’absence du renfort de la France, le FPR aurait remporté, en février 1993, une victoire militaire décisive. Février-mars 1993 constitue une période " bascule ", pour reprendre les termes du Général Christian Quesnot qui a considéré que la France avait à ce moment atteint les limites d’une stratégie indirecte.

Du 20 février au 20 mars 1993, la présence militaire française au Rwanda a franchi un cap qu’elle n’aurait pas dû passer. Les soldats français étaient trop nombreux, selon le Ministre de la Défense, M. Pierre Joxe, et certaines de leurs missions ont dépassé par ailleurs le cadre habituel des opérations d’aide et d’assistance à des forces armées étrangères.

Les soldats français n’ont pas participé aux combats. Pour autant, compte tenu de l’état de déconfiture dans lequel se trouvait l’état-major rwandais, incapable de matérialiser sur une carte la ligne de front et la position de ses troupes, pouvait-on encore considérer qu’il s’agissait d’une simple opération d’assistance, de conseil ou de soutien ? Comme l’a indiqué le Colonel Didier Tauzin, les militaires français ont dû rappeler à l’état-major rwandais les méthodes de raisonnement tactique les plus élémentaires, lui apprendre à faire la synthèse des informations, l’aider à rétablir la chaîne logistique pour apporter des vivres aux troupes, à préparer et à donner des ordres, à établir des cartes. Dans un tel contexte de reprise en main, il n’est guère étonnant que certains responsables militaires français aient pu avoir le sentiment de construire une armée, dont il fallait de surcroît s’assurer qu’elle serait régulièrement alimentée en munitions.

A cela se sont ajoutées les nouvelles missions des détachements de Noroît ; les patrouilles, les contrôles de zone autour de la capitale et les vérifications d’identité aux points d’accès de la ville.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr