Restrictions dues à l’inviolabilité absolue du Roi

Un certain nombre de commissaires ont suggéré que la commission devrait aussi entendre les collaborateurs du Roi, c’est-à-dire les membres du cabinet civil ou de la maison militaire du Roi.

Comme cette question concerne un principe fondamental du droit constitutionnel l’on a, pour pouvoir apprécier si ladite proposition était recevable ou non, demandé l’avis des professeurs A. Alen (K.U.L.) et J. C. Scholsem (U.Lg) ainsi que celui du service Affaires juridiques et Documentation du Sénat(22).

Les divers avis convergeaient en ce sens qu’ils soulignaient qu’en raison de leur position particulière, les collaborateurs du Roi ne peuvent pas être interrogés ni par une commission parlementaire ordinaire ni par une commission parlementaire d’enquête à propos de l’exercice de leur fonction spécifique. Les interroger à ce propos reviendrait à interroger le Roi lui-même, ce qui porterait atteinte aux principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs, de l’inviolabilité absolue du Roi, de l’unité entre le Roi et le Gouvernement et du " colloque secret ", c’est-à-dire à l’interdiction de dévoiler la part du Roi dans les décisions prises sous la responsabilité des ministres.

L’on a décidé, sur la base des avis précités, de n’interroger aucun membre du cabinet civil ou de la maison militaire du Roi.

Restrictions en raison du refus de coopérer des instances de l’ONU

La commission a toujours accordé une importance principale aux décisions que les instances de l’ONU ont prises dans le cadre des événements du Rwanda et au contexte concret dans lequel elles ont été prises.

I. Aussi y a-t-il eu un consensus général selon lequel la commission devait, pour pouvoir atteindre pleinement ses objectifs, entendre le témoignage de M. Booh-Booh, qui était à l’époque représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, de M. I. Riza, qui était adjoint de l’adjoint du secrétaire général (DPKO), et de M. Annady, le chef du département Afrique.

L’on a demandé à M. Kofi Annan, le secrétaire général qui était à l’époque secrétaire général adjoint de l’Onu, d’autoriser toutes les personnes concernées à témoigner devant la commission.

L’on a également demandé au gouvernement canadien l’autorisation d’entendre les généraux Dallaire et Barril, qui ne sont plus actifs dans le cadre de l’ONU et qui font partie de l’armée canadienne.

Dans le cadre de l’invitation à témoigner qui date de mars 1997, l’on avait souligné que la commission spéciale n’était pas plus à l’époque qu’une simple commission parlementaire et qu’il ne s’agissait absolument pas d’un organe d’enquête disposant d’une quelconque compétence judiciaire ou pseudo-judiciaire.

Le Gouvernement belge et les ambassades belges auprès des Nations unies et du Canada furent invités à prendre les mesures diplomatiques nécessaires pour convaincre les personnalités onusiennes concernées de collaborer aux travaux de la commission.

Dans sa réponse, le secrétaire général a renvoyé tout d’abord à la Section 18 de la Convention de 1946 sur les privilèges et immunités des Nations unies, en vertu de laquelle tous les fonctionnaires, actuels et anciens, des Nations unies, jouiront de l’immunité de juridiction pour les actes accomplis par eux en leur qualité officielle. En vertu de cette disposition, ils ne peuvent être forcés de témoigner en justice sans l’autorisation du secrétaire général.

Le secrétaire général déduit de l’UN Staff Regulation 1.5. une interdiction de témoigner pour les cadres, anciens et actuels :

" Aside from the question of immunity, pursuant to United Nations Staff Regulation 1.5. neither current nor former staff members may even voluntarily give information on their official activities and on the activities and performance of UNAMIR Operation without an authorization by the Secretary-General. The long standing policy of the United Nations with regard to invitations of United Nations officials to appear before national parliamentary committees or congressional bodies has been that formal testimony before such fora may only be provided upon a specific authorization of the Secretary-General, which is granted if in his opinion such authorization is in the interest of the Organization. "

In casu , le secrétaire général n’a pas accordé l’autorisation de témoigner.

Or, force est de constater que, si l’on a refusé, pendant un certain temps, de transformer la commission spéciale en commission d’enquête, c’est essentiellement parce que les témoignages des personnalités " onusiennes " concernées auraient eu une importance déterminante.

Pour écarter certaines objections, la commission d’enquête décida alors de faire appel à Mme Suhrke, qui avait déjà témoigné devant la commission spéciale et qui avait déjà une expérience spéciale en ce qui concerne la consultation de sources onusiennes.

L’on a demandé à Mme Suhrke de bien vouloir jouer le rôle d’intermédiaire afin de soumettre au général Dallaire des questions spécifiques, formulées par la commission d’enquête.

Mme Suhrke a acquiescé à cette demande.

Fin septembre, le général Dallaire a déclaré publiquement être disposé à répondre aux questions des membres de la commission d’enquête. Il a proposé lui-même cette procédure écrite, avec intervention des Nations unies, qui a été utilisée à l’époque dans le cadre du procès Marchal(23).

À la suite de cette déclaration, la commission d’enquête a invité le premier président de la cour d’appel, en vertu de l’article 4, § 2, de la loi du 3 mai 1880, à mettre sur pied une commission rogatoire destinée à recueillir le témoignage écrit du général.

Mme Suhrke ayant fait savoir, fin octobre, qu’elle souhaitait se voir décharger de sa mission de médiation, l’on a encore fait appel au représentant permanent de la Belgique auprès des Nations unies pour transmettre, par voie diplomatique, une liste de questions écrites aux Nations unies.

Aux questions posées au général Dallaire ont été jointes des questions adressées à l’ancien secrétaire général M. Boutros Boutros-Ghali et au représentant spécial du secrétaire général M. Booh-Booh.

II. À la demande que lui avait adressée la commission spéciale Rwanda en vue d’entendre le lieutenant-colonel Leclercq, à l’époque officier Sit. Room des Nations unies, le ministre de la Défense a répondu en renvoyant au point de vue du secrétaire général des Nations unies. En effet, en 1994, le lieutenant-colonel Leclercq avait été officiellement détaché au service des Nations unies.

Par conséquent, la règle à appliquer serait que ni les fonctionnaires ou anciens fonctionnaires des Nations unies, ni les militaires qui sont ou ont été détachés auprès des Nations unies, ne peuvent comparaître devant une commission parlementaire sans l’autorisation du secrétaire général des Nations unies. Le fait que l’intéressé soit éventuellement prêt à témoigner spontanément ne changerait rien à cette règle.

En ce qui concerne la demande de comparution du major Delporte, à l’époque officier de l’UNCIVPOL, le ministre de la Défense s’est également fondé sur les restrictions imposées par le secrétaire général de l’ONU.

L’on fait référence, en particulier, à la déclaration signée par le major Delporte, dans laquelle il s’est engagé une fois son détachement auprès de l’ONU terminé à ne fournir aucune information portant spécifiquement sur les activités qu’il a eues pendant son service.

La commission a signalé au ministre qu’elle ne souhaitait absolument pas interroger le major à propos d’éléments stratégiques ou de plans opérationnels, ce qui fait qu’un témoignage éventuel ne serait pas contraire à l’engagement pris par les anciens officiers de l’UNCIVPOL de ne pas diffuser d’informations de service. En outre, en vertu de l’accord du 5 novembre 1993 conclu entre les Nations unies et le gouvernement du Rwanda, notamment l’article 47 b, les militaires qui participent à la MINUAR sont soumis, pour ce qui est des infractions pénales, à la juridiction exclusive des États participants. A posteriori , l’autorité juridictionnelle nationale vaut également pour les simples invitations à témoigner en tant qu’anciens membres de la MINUAR.

Dans une lettre ultérieure, le ministre de la Défense a reconnu qu’en tant que membre du pouvoir exécutif, il ne pouvait pas s’opposer à ce qu’une commission d’enquête parlementaire invite un officier à témoigner, quelles que soient les objections des Nations unies.

Vu la restriction imposée par le secrétaire général des Nations unies, les intéressés n’ont pas été entendus sur les activités de service spécifiques qu’ils ont eues à l’époque des événements du Rwanda.

Restrictions en raison du lien entre l’enquête parlementaire et l’enquête judiciaire

Les prescriptions internationales, constitutionnelles et légales qui régissent directement ou indirectement le lien entre l’enquête parlementaire et l’enquête judiciaire ont considérablement limité l’enquête de la commission Rwanda. L’on vise en particulier l’article 6, deuxième alinéa, C.E.D.H., l’article 14.3.g., C.I.D.C.P., les dispositions constitutionnelles concernant le rapport entre les différents pouvoirs, ainsi que les articles 2, 8 et 9 de la loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires telle que modifiée par la loi du 30 juin 1996. Il convient de diviser la problématique en deux volets.

Tout d’abord, il fallait respecter les principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs ainsi que l’article 1er, § 2, de la loi de 1880 qui les concrétise. Conformément à cette dernière disposition, les enquêtes menées par les Chambres ne se substituent pas à celles du pouvoir judiciaire " avec lesquelles elles peuvent entrer en concours, sans toutefois en entraver le déroulement ". En application de cette disposition, l’on a pris contact, chaque fois qu’il y avait un doute, avec le juge d’instruction Vandermeersch, qui mène une dizaine d’instructions concernant les événements du Rwanda. En outre, la commission a organisé une audition du juge d’instruction Vandermeersch en vue de discuter des dossiers judiciaires en cours. Enfin, la commission d’enquête, toujours pour ne pas entraver des enquêtes judiciaires en cours, n’a pas traité quant au fond, à la demande du juge d’instruction Vandermeersch, un dossier bien précis qui concernait le sort des victimes civiles.

Une autre restriction de l’enquête découlait de l’obligation pour la commission Rwanda d’éviter que des démarches de procédure inconvenantes ne perturbent le cours normal de l’instruction. Il fallait éviter en particulier qu’un témoin soit obligé directement ou indirectement de faire des déclarations par lesquelles il s’accuserait lui-même, de telle façon qu’il pourrait compromettre son droit fondamental à un procès équitable.

Tous s’accordent à dire qu’en ce qui concerne la procédure pénale belge, un tel incident est en principe exclu car l’on a inséré, dans la loi de 1880, une disposition selon laquelle, sans préjudice de l’invocation du secret professionnel visé à l’article 458 du Code pénal, tout témoin qui, en faisant une déclaration conforme à la vérité, pourrait s’exposer à des poursuites pénales, peut refuser de témoigner. En outre, à chaque audition, le président a fait remarquer à chaque témoin, après que celui-ci eut prêté serment, mais avant qu’il ne témoigne, qu’il ne devait faire aucune déclaration par laquelle il s’accuserait lui-même.

Par ailleurs, la commission a pris en considération les éléments suivants, qui l’ont obligée à faire preuve de la prudence requise :

Tout d’abord, le témoin n’est censé avoir le droit de garder le silence que pour les questions spécifiques qui pourraient l’amener à s’accuser lui-même. Pour ce qui est de toutes les autres questions, le refus de témoigner est passible de peines pénales en vertu de l’article 9 de la loi de 1880 (24). Le témoin est donc obligé d’évaluer au moment même où la question est posée si celle-ci peut l’amener ou non à s’accuser lui-même. Une mauvaise appréciation peut conduire à une condamnation.

Deuxièmement, l’on s’accorde à dire que de son droit de garder le silence ne découle pas le droit, pour le témoin, de faire des déclarations mensongères. Dès lors, il doit explicitement invoquer son droit de garder le silence lorsqu’il risque de s’accuser lui-même, même lorsque la question posée est tellement spécifique que le fait même d’invoquer ce droit indique que le témoin risque de s’accuser.

Troisièmement, la commission d’enquête est tenue de transmettre au procureur général près de la cour d’appel les procès-verbaux constatant des indices ou des présomptions d’infractions pour y être donnée telle suite que de droit, et ce, en application de l’article 10 de la loi du 6 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires.

Quatrièmement, il y a le contrôle supranational de la Cour européenne des droits de l’homme, qui peut toujours décider en dernière instance que, malgré la nouvelle version de la loi de 1880 et vu les éléments spécifiques d’un cas spécifique, le témoin a été obligé de fournir des indices relatifs à des données qui l’exposent à des poursuites pénales.

En l’espèce, la problématique se pose d’autant plus que parallèlement à l’enquête parlementaire en question, des enquêtes judiciaires sont en cours (ou peuvent encore être entamées) en Belgique, mais qu’il faut également tenir compte de l’instruction judiciaire en cours devant le tribunal de l’Onu à Arusha. Même le respect le plus rigoureux des normes en matière de sauvegarde des droits de la défense, tels qu’ils sont consacrés par la Constitution belge ainsi que par la Convention européenne des droits de l’homme, ne peut garantir que le tribunal international en question n’utilisera pas des normes plus strictes en la matière.

Dès lors, s’imposant volontairement une restriction, la commission d’enquête a estimé nécessaire de ne pas appeler certains témoins, ou de ne pas leur faire prêter serment.

(4) Restrictions en raison du refus des services de renseignements étrangers de communiquer des renseignements

La commission Rwanda a constaté qu’elle ne pouvait obtenir aucune information des services de renseignements étrangers, en particulier des services français et américains. Vu l’implication des puissances en question dans les événements du Rwanda sur lesquels la commission enquête, il est évident qu’elle n’a pas pu prendre connaissance de certaines informations, qui sont pourtant essentielles.

En outre, les documents que les instances militaires belges ont mis à la disposition de la commission ont été sélectionnés dans le même but, afin qu’ils ne contiennent aucune donnée empruntée aux services de renseignements précités.


Source : Sénat de Belgique