Aperçu général : principaux acteurs/principaux facteurs

Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) et plus particulièrement son aile militaire, l’APR (Armée patriotique rwandaise), commença à envahir le nord du Rwanda au départ de l’Ouganda. C’est finalement une troupe de 7 000 hommes (Tutsis) qui traversa la frontière. Environ quatre ans plus tard, le 6 juillet 1994, un gouvernement dominé par le FPR prend Kigali, la capitale du Rwanda.

L’invasion du pays par le FPR a déclenché une crise continue et une escalade dramatique après que l’avion qui ramenait le président Habyarimana (et son homologue burundais) d’une conférence de paix à Dar-es-Salaam (Tanzanie) eut été abattu en avril 1994. Avant d’entrer plus en détail dans la période qui a suivi l’invasion du Rwanda par le FPR et les négociations d’Arusha, nous commencerons par décrire les principaux acteurs et facteurs de la crise rwandaise des années ’90. Les principaux acteurs sont le régime Habyarimana défié, le FPR, l’opposition politique interne et la communauté internationale. Les principaux facteurs sont les réfugiés et la crise économique doublée d’une crise politique. La dimension régionale de toute cette crise fera l’objet d’un chapitre distinct.

Le FPR : la crise des réfugiés

La création du FPR au début de l’année 1988 à Kampala, capitale de l’Ouganda (marquant ainsi l’aboutissement de discussions menées fin 1987), doit être considérée à la lumière de l’importante participation des Tutsis dans l’armée ougandaise (NRA) du président Yoweri Museveni. Le général-major Fred Rwigyema, qui fit pénétrer le FPR au Rwanda le 1er octobre 1990, était vice-ministre de la Défense sous Museveni. Le major Paul Kagame, l’actuel vice-président du Rwanda, était sous-directeur dans l’intelligence militaire en Ouganda (Prunier, 1995).

Les réfugiés rwandais et les citoyens ougandais contribuèrent dans une large mesure à la victoire de Museveni en 1986. Sur le plan ethnique, ils constituaient le troisième groupe de la NRA (Prunier, 1992). Il est prouvé que Museveni a soutenu le FPR (Prunier, 1992 et 1995 ; Human Rights Watch/Arms Project, 1994). Le FPR était une force hypermotivée et bien entraînée. Environ 2 500 soldats du FPR avaient appartenu à l’armée ougandaise (Prunier, 1995). Le 3 octobre 1990, l’offensive du FPR fut momentanément bloquée par les forces armées rwandaises (FAR) (Reyntjens, 1994 ; Prunier, 1995).

Le FPR est l’émanation des réfugiés tutsis qui ont fui le Rwanda surtout entre 1959 et 1966. Au fil des ans, les 600 000 réfugiés stationnés en Ouganda, au Burundi, au Zaïre et en Tanzanie (et leurs descendants) désiraient toujours ardemment regagner leur pays d’origine (Guichaoua, 1992 ; Watson, 1991). Le changement politique en Ouganda après 1986 et la participation des Tutsis au processus de consolidation a fourni un contexte favorable à la planification d’une invasion militaire. Un autre facteur a été le soutien à sa cause reçu par le FPR au congrès sur les réfugiés organisé en août 1988 à Washington.

Bien que la motivation première du FPR ait été de régler la crise des réfugiés, le Front élabora également un programme politique en huit points dans l’intention de modifier structurellement la culture politique rwandaise. Ce programme accusait le gouvernement rwandais de pratiques antidémocratiques, de corruption et de discrimination ethnique. Le FPR donna sciemment de lui-même une image multi-ethnique. Néanmoins, la grande majorité de ses dirigeants et de ses membres sont Tutsis.

Certains observateurs doutent qu’il ait été sage de la part du FPR d’entreprendre une action militaire à ce moment précis (Prunier, 1993). L’invasion survint deux mois seulement après la conclusion d’un (troisième) accord ministériel entre le Rwanda et l’Ouganda à l’issue de trente mois de pourparlers supervisés par le HCR et l’OUA sur la question des réfugiés. Or, cet accord aurait pu donner des résultats concrets. De plus, un processus de libéralisation politique était en train de se développer au Rwanda. Bien que tout porte à croire que les négociations auraient pu déboucher sur une avancée, le FPR n’avait plus la patience d’attendre, apparemment las des blocages continuels avec le gouvernement rwandais. D’aucuns affirment cependant que le FPR a attaqué à ce moment précis parce qu’une avancée possible dans le domaine de la démocratisation, des droits de l’homme et du rapatriement des réfugiés aurait réduit la légitimité d’une attaque (Reyntjens, 1994).

Le régime défié

Le régime Habyarimana, dont les deux principaux piliers sont le parti MRND et l’armée, n’avait jamais été véritablement défié au cours de ses 17 années d’existence, jusqu’à l’invasion orchestrée par le FPR. Cela ne veut pas dire pour autant que le régime n’avait jamais été exposé aux critiques. Certaines personnes hostiles ou devenues hostiles au régime Habyarimana pendant les années ’70 et ’80, avec dans leurs rangs des radicaux hutus tels qu’Alexis Kanyarengwe et Jean Barahinyura, devinrent au début des années ’90 des personnalités du FPR (Reyntjens, 1994). D’autres ont rejoint l’opposition nationale dont allaient émerger des partis politiques en 1990.

En règle générale, Habyarimana jouissait pourtant d’une popularité considérable tant chez les Hutus que dans la communauté tutsie. À partir de 1985, cette popularité commença à s’éroder à la suite de la crise politique et économique générale. À mesure que le conflit évoluait, le président fit l’objet d’un nombre de critiques croissant, même au sein de son propre parti. Il était pris entre les demandes de libéralisation politique émanant de l’opposition et de la communauté internationale, d’une part, et le refus de ses partisans d’abandonner des positions politico-économiques, d’autre part. La formation de milices de parti (Interahamwe ) et d’un parti extrémiste pro-hutu (Coalition pour la Défense de la République, CDR ) en particulier, et l’affirmation de l’identité ethnique en général, sont des indicateurs de son opposition au processus de réforme.

" Les extrémistes du MRND créent le CDR " officiellement en mars 1992 " avec un programme explicite d’extrémisme hutu " (African Rights, 1994). Bien que le CDR n’ait probablement jamais compté de nombreux partisans, il a exercé une influence importante sur l’attitude ethnique et politique du MRND (Reyntjens, 1994). Ses idées étaient diffusées par les médias (le journal Kangura depuis 1989, et la radio RTLMC depuis juillet 1993). " Kangura utilisait ses liens étroits avec les cénacles les plus élevés des services de sécurité militaire et du CDR pour faire filtrer des informations importantes dans le grand public, dans l’intention avouée de provoquer la crainte et l’espoir. " " Plus proche des idéologues les plus extrémistes du CDR que de Habyarimana, il n’hésita pas à critiquer le président sur les concessions qu’il avait été forcé de faire à Arusha " (African Rights, 1994).

La plupart des observateurs s’accordent à reconnaître l’idée et la possibilité que Habyarimana ait à payer de sa vie le 6 avril 1994 le fait de ne pas avoir consenti à un boycott total du processus de libéralisation politique résultant des négociations de paix avec le FPR et l’opposition nationale à Arusha entre juillet 1992 et août 1993 (Reyntjens, 1994 ; Prunier, 1995 ; Lemarchand, 1995).

La crise économique

Le conflit décrit ci-dessus peut être considéré comme une lutte entre un régime de plus en plus usé et ses prétendants. Ces derniers ne pouvaient se réconcilier avec un gouvernement à parti unique qu’ils considéraient comme autoritariste, antidémocratique et donc inadapté à la nouvelle situation politique. Cette opposition était alimentée par les nouvelles dans la presse faisant état de corruption au sein du régime. Le régime Habyarimana était en outre vu comme un obstacle au redressement économique. En effet, on aperçoit un lien entre la crise économique qui frappait durement le Rwanda depuis 1985 et l’opposition grandissante émanant de différents pans de la société civile rwandaise (Chrétien, 1991). Jusqu’à la fin des années ’80, le Rwanda était décrit comme un pays petit et pauvre mais économiquement sain et autosuffisant. Le taux d’inflation moyen au cours des années ’80 ne dépassait pas 4 % par an contre un taux moyen de 20 % pour l’Afrique subsaharienne. De 1965 à 1980, le taux de croissance du PIB par habitant dépassa d’un point celui de l’Afrique subsaharienne.

Un appui substantiel fourni par les agences multilatérales, les donateurs bilatéraux (Belgique, France, Allemagne, États-Unis) et les ONG a contribué à son développement. En 1991 par exemple, l’appui des donateurs bilatéraux et multilatéraux représentait 21,5 % (BIRD, 1993) du PIB du Rwanda et 60 % des dépenses publiques en matière de développement, ce qui est au-dessus de la moyenne subsaharienne sans être le plus élevé de la région. Le Rwanda a attiré l’attention internationale en raison de son faible taux d’exode rural, sa politique monétaire saine et la participation active du gouvernement et de la société civile dans les activités de lutte contre l’érosion et de reconstitution des forêts, l’éducation et les services de soins de santé. L’aide internationale en faveur du Rwanda passa rapidement d’un montant annuel de USD 35 millions en 1971-1974 à USD 343 millions en 1990-1993. Ce dernier chiffre représente quasiment USD 50 par habitant (Statistiques de l’OCDE).

Par contre, les problèmes se développèrent. Un problème majeur était la rareté des terres. L’accroissement de la population dans un pays qui connaissait déjà une forte densité de population avait conduit à une situation dans laquelle la famille paysanne moyenne ne possédait pas plus de 0,7 hectare de terres. Compte tenu de l’organisation des cultures qui prévalait, les familles ont eu de plus en plus de difficultés à avoir une production suffisante pour subvenir à leurs besoins. Alors qu’en 1982, 9 % de la population consommait moins de 1 000 calories par jour (niveau de pauvreté extrême), ce chiffre passa à 15 % en 1989 (avec une famine partielle dans le sud) pour atteindre 31 % en 1993 (Maton, 1994). En 1993, le pays était donc devenu de plus en plus dépendant de l’aide alimentaire. Cette détérioration de la situation était bien sûr le résultat de la guerre civile. Une grande attaque lancée par l’APR dans la partie la plus fertile du pays en janvier et février 1993 provoqua un déplacement massif de 13 % de la population totale du pays et une chute de 15 % de la production agricole mise annuellement sur le marché (Marysse & de Herdt, 1993). Tous ces problèmes formèrent le substrat de l’extrémisme et du conflit ethnique.

Outre les limitations économiques internes, de grands chocs économiques externes vinrent également frapper le Rwanda de plein fouet vers la fin des années ’80. Pour commencer, le Rwanda perdit sa dernière mine d’étain en 1985 en raison de l’augmentation des coûts, de l’effondrement des cours mondiaux et d’une mauvaise gestion (Reyntjens, 1994). L’étain représentait 15 % des recettes d’exportation du Rwanda. Un autre événement encore plus dramatique fut la baisse des prix du café sur les marchés internationaux. Le café représentait habituellement plus des deux tiers des recettes extérieures du Rwanda. Entre 1986 et 1992, les cours du café enregistrèrent une chute de 75 % qui provoqua à son tour un quadruplement du ratio du service de la dette.

D’autres facteurs jouèrent également un rôle : une grave sécheresse en 1989-1990 (qui frappa à nouveau en 1991 et 1993) et des maladies s’attaquant aux deux principales cultures, le manioc et les patates douces, qui se traduisirent par un demi-million de personnes victimes de pénurie alimentaire et de malnutrition, la corruption de plus en plus flagrante et généralisée du gouvernement et l’affectation des ressources budgétaires aux dépenses militaires qui grimpèrent en flèche après l’invasion d’octobre 1990 par les forces de l’APR au départ de l’Ouganda. Les trois années suivantes furent marquées par plusieurs incursions de l’APR, par les efforts de l’armée gouvernementale de repousser l’APR, par les représailles à l’encontre des Tutsis et, surtout, par des déplacements de population internes massifs touchant un million de personnes dans la partie nord du pays en 1993. La conjugaison de ces éléments porta un coup fatal à l’économie.

La communauté internationale répondit avec générosité à l’aggravation de la crise économique au Rwanda. Les montants versés au titre de l’aide officielle augmentèrent de presque 60 % en deux ans, passant de USD 242 millions en 1989 à un record historique de USD 375 millions en 1991. Ils furent maintenus à peu près à ce niveau jusqu’en 1993. Un élément capital dans l’aide fournie au Rwanda est l’accord de septembre 1990 concernant le programme d’ajustement structurel élaboré par la Banque mondiale et le FMI. Ce programme, combiné à un cofinancement par sept donateurs bilatéraux plus la Banque africaine de développement et l’Union européenne, se chiffrait à USD 216 millions. Après s’être opposé à tout ajustement structurel pendant de nombreuses années, le gouvernement rwandais décida d’entamer des discussions dans ce sens, le compte commercial et le budget fiscal étant mis sous pression notamment à la suite de l’effondrement des prix du café. Le lien entre le prix du café et le budget du gouvernement rwandais découle d’une politique menée de longue date et consistant à garantir un prix fixe aux producteurs par l’intermédiaire d’un Fonds d’égalisation du café, qui servait en fait de subvention lorsque le prix mondial du café (hors frais de marketing et de transport) tombait en dessous du prix garanti. Avec l’érosion constante des cours mondiaux, les subventions budgétaires nécessaires pour garantir le prix augmentèrent de manière dramatique à partir de 1987 (Marysse, 1994 ; BIRD, 1993 ; Banque mondiale, 1991).

La liste présentée ci-dessous contient certains des éléments du programme approuvé en juin 1991 et donne une idée de l’éventail de mesures politiques dont était assorti le programme d’ajustement structurel :

* stabilisation macro-économique et amélioration de la compétitivité au plan international :

en maintenant un taux de change compétitif (le franc Rwanda, RWF, avait déjà été dévalué de 40% en 1990 et subit une nouvelle dévaluation de 15% en 1992) ;

en ramenant le déficit budgétaire du gouvernement de 12% du PIB en 1990 à 5% en 1993 grâce à une meilleure affectation des ressources disponibles et à une réduction des dépenses ;

en libéralisant les importations et en supprimant progressivement le contrôle des prix nationaux ainsi que d’autres mécanismes de régulation touchant le secteur privé ; et

en améliorant la politique monétaire, en ce compris la libéralisation de la structure des taux d’intérêts.

* réduction du rôle de l’État dans l’économie :

par une réduction du prix garanti aux producteurs de café et par l’élimination du mécanisme de subventionnement ; et

par une accélération du calendrier de réforme de 12 des 86 entreprises publiques à privatiser, à mettre en liquidation ou à réorganiser.

* protection des moins favorisés par la mise en place d’un " réseau de sécurité sociale " par le biais d’un " Programme d’action sociale " comprenant :

(i) des programmes à forte intensité de main-d’oeuvre de construction de routes rurales et de protection contre l’érosion des sols ;

(ii) un programme de sécurité alimentaire pour les zones frappées par la sécheresse ;

(iii) un programme de développement pour les petits entrepreneurs ;

(iv) le financement de la quote-part parentale dans les frais d’éducation des 10% les plus pauvres de la population ; et

(v) un fonds de redéploiement des agents sans emploi du secteur public (les trois premiers éléments de ce plan furent intégrés dans le " Projet de sécurité alimentaire et d’action sociale " de 1992 financé par la Banque mondiale, qui amplifiait le soutien à plusieurs initiatives sponsorisées par une agence des Nations Unies).

La mise en oeuvre de ces mesures connut des fortunes variables. Deux mesures clés qui ne furent pas mises en oeuvre sont l’élimination des subventions aux producteurs de café et la réalisation de l’objectif en termes de déficit budgétaire. Au lieu de diminuer, ce déficit passa à 18% du PIB en 1992 et même 19% en 1993. Les conditions n’étant pas réunies, la seconde tranche du crédit de la Banque mondiale destiné à la réalisation de l’ajustement structurel ne fut pas versée (Marysse, 1994 ; Banque mondiale, 1995).

Les questions suivantes ne sont pas sans pertinence quand il s’agit d’établir l’influence exercée sur les causes directes du génocide :

* dans quelle mesure les dispositions du programme d’ajustement structurel ont-elles conduit à une accentuation de la pauvreté de la population rurale hutue, rendant ainsi quantité de gens sensibles à la propagande de haine les incitant à rejoindre les rangs des milices et à participer au génocide ?

* dans quelle mesure certaines dispositions ont-elles créé un ressentiment chez les fonctionnaires et les autres salariés n’appartenant pas au monde agricole, rendant ainsi ces derniers plus sensibles à la propagande de haine et plus ouverts à une participation active ou tacite au génocide ?

Pour ce qui est de la première question, il faut tenir compte de l’impact de la dévaluation et des changements intervenus dans le prix garanti aux producteurs de café. Le gouvernement rwandais a réduit ce prix garanti de RWF 125 le kilo à RWF 100 en 1990, mais au lieu de continuer à faire baisser ce prix, conformément aux exigences du programme d’ajustement structurel, le gouvernement décida unilatéralement de le relever à RWF 115 en 1991, préoccupé de l’impact d’un prix plus bas sur les recettes d’exportations ainsi que sur le pouvoir d’achat et sur le soutien politique de la population rurale. En tout état de cause, les " bienfaits " de la dévaluation ne furent pas répercutés sur les producteurs de café dont le revenu chuta indéniablement sous l’effet de la baisse relativement faible du prix producteur du café mais surtout à cause d’une inflation galopante combinée à une dévaluation et au financement du déficit au début des années ’90 (Marysse, 1994 ; Banque mondiale, 1992 ; Banque mondiale, 1995). Cependant, la principale cause de la dégradation des conditions de vie de la population rurale durant cette période était la diminution de la production alimentaire, provoquée par une sécheresse prolongée, des récoltes malades et un déplacement massif de population (Maton, 1994).

Le bien-être des populations citadines et rurales a également été affecté par la manière dont le gouvernement rwandais a profité de l’" aubaine " résultant de la dévaluation, qui n’a pas été répercutée sur les paysans. Un des principaux motifs qui ont justifié la dévaluation était de permettre au gouvernement rwandais de réduire son déficit budgétaire tout en maintenant simultanément les dépenses essentielles dans le secteur social, plus précisément la santé et l’éducation. Alors que le programme d’ajustement structurel prônait une augmentation des honoraires et de la quote-part à charge des " utilisateurs " dans le domaine de la santé et de l’éducation, il y avait également des dispositions visant à maintenir les dépenses sociales du secteur public et à lancer des programmes ayant pour finalité de protéger les plus pauvres. Mais ce schéma était basé sur l’hypothèse d’une maîtrise des dépenses militaires. Or en fait, les dépenses militaires quadruplèrent de 1989 à 1992, passant de 1,9 % à 7,8 % du PIB, alors que les subventions au secteur du café s’élevaient en 1992 à 46 % des recettes d’exportation. Ces pressions portèrent gravement atteinte au " réseau de sécurité sociale " ; pour prendre un exemple : les dépenses consacrées aux médicaments essentiels destinés aux plus pauvres ne représentaient que 25 % du budget alloué (Marysse, 1994 ; Banque mondiale, 1995).

Alors que le programme d’ajustement structurel ne nécessitait nullement de réduire le niveau de l’emploi dans la fonction publique, le gouvernement décréta le gel des salaires des agents de l’État. Certains fonctionnaires réussirent à compenser le manque à gagner par une participation à l’activité croissante du secteur privé associée à un processus de libéralisation et à l’accroissement de l’aide extérieure. Pour les autres, le gel des salaires aggrava leurs craintes pour l’avenir, attisées par la détérioration marquée de leur pouvoir d’achat après deux dévaluations, la détérioration générale de la situation économique et la spirale de la guerre civile et de la violence.

Les donateurs disposaient d’un moyen de pression assez efficace sur le Rwanda, compte tenu du niveau très substantiel et en hausse de l’aide fournie. Comme l’indiquent les développements de l’Étude II, alors que les principaux donateurs liaient en principe l’aide économique à la situation des droits de l’homme et plusieurs pays donateurs et représentants diplomatiques entreprirent des démarches en ce sens auprès du gouvernement rwandais , aucun donateur ne diminua son aide en invoquant le motif spécifique et exclusif des violations de plus en plus nombreuses des droits de l’homme au début des années ’90.

Au contraire, en réponse à l’escalade de la violence civile, les donateurs pratiquèrent la " conditionalité positive " pour promouvoir la démocratisation par le biais d’un soutien du système judiciaire, de la liberté de la presse et des organisations locales de défense des droits de l’homme. Il fallut attendre une nouvelle dégradation de la situation économique et de la sécurité interne fin 1993, début 1994, pour voir plusieurs donateurs réduire sérieusement ou même suspendre l’aide au développement. Mais ce revirement d’attitude, loin d’être inspiré par une préoccupation concernant la violence civile et les violations des droits de l’homme, était plutôt motivé (1) par le besoin d’augmenter l’aide humanitaire, dont une partie provenait de l’aide-projet restructurée, afin de répondre aux besoins du nombre sans cesse croissant de personnes déplacées à l’intérieur du pays et (2) par l’érosion de la responsabilité de projet et de l’efficacité de la mise en oeuvre dès lors que la situation du pays se dégradait rapidement.

L’opposition interne ; la crise politique

L’État à parti unique était de plus en plus considéré comme l’obstacle plutôt que la route du développement. Ce point de vue fut largement propagé par les politiciens citadins de l’opposition et par le FPR. À partir de 1985, les rumeurs de corruption au sein du régime se firent plus insistantes (l’économie officielle en déclin ne pouvait plus offrir les mêmes avantages qu’auparavant). L’opposition politique à Habyarimana avait également le vent en poupe. Bien qu’officiellement, Habyarimana ait été réélu pour un septennat à la présidence avec 99,98 % des suffrages lors du scrutin du 19 décembre 1988, l’opposition interne commença à se faire de plus en plus entendre.

À l’instar d’autres régions d’Afrique au début des années ’90, le Rwanda fut le théâtre en 1990 de plusieurs manifestations de protestation. Une grève fut réprimée par la police le 4 juillet 1990 et une lettre dénonçant le système du parti unique fut publiée et mise en circulation le 1er septembre. Autre événement important : la démission de l’archevêque catholique Vincent Nsengiyumva, du Comité central du MRND (sur la demande insistante du Pape). Jusqu’à ce jour, l’Église catholique et l’archevêque avaient été les alliés traditionnels du MRND. En avril 1990 et en septembre de la même année, à l’occasion d’une visite du Pape, l’église exprima son insatisfaction quant à la situation politique et économique du pays. Le mécontentement émanait cependant des échelons inférieurs de l’église. Les dirigeants des Églises catholique et anglicane continuèrent à entretenir des contacts étroits avec le président et son gouvernement pendant toute cette période (Reyntjens, 1994 ; African Rights, 1994).

Alors qu’en janvier 1989, le président Habyarimana considérait que le changement politique n’était possible que dans un système à parti unique, un an et demi plus tard, le 5 juillet 1990, il reconnut la nécessité d’une séparation entre le parti et l’État. Le 24 septembre 1990 (donc avant le conflit armé avec le FPR), une commission nationale d’experts fut créée dans le but d’élaborer une charte nationale qui permettrait la création de plusieurs partis politiques (Reyntjens, 1994). Il est difficile d’évaluer la sincérité du président au sujet des réformes. En tout état de cause, l’invasion du Rwanda par le FPR accéléra le processus de démocratisation.

Au départ, la commission d’experts avait un mandat de deux ans. La nouvelle situation politico-militaire après l’invasion du 1er octobre amena l’acceptation du système multipartite par Habyarimana dans un discours prononcé le 13 novembre, qui conduisit à la création de nouveaux partis politiques. En mars 1991, on assista au lancement public du Mouvement démocratique républicain (MDR) qui se veut le successeur du MDR-Parmehutu du premier président Grégoire Kayibanda. Environ la moitié des fondateurs du " nouveau " parti étaient originaires de Gitarama-Ruhengeri, fief traditionnel de Grégoire Kayibanda (Reyntjens, 1994). On vit également apparaître d’autres partis plus modestes qui allaient jouer un rôle dans le futur immédiat. Il s’agissait du Parti social démocrate (PSD) des " intellectuels " qui avait une certaine popularité dans le sud, du Parti libéral (PL) qui jouissait du soutien du secteur privé et, partant, du groupe tutsi, et enfin du Parti démocrate chrétien (PDC).

Mis à part leur opposition au régime d’Habyarimana, il n’y avait guère de différences idéologiques entre le programme de ces différents partis (Reyntjens, 1994).

Le système du parti unique fut officiellement aboli par l’adoption d’une nouvelle constitution le 10 juin 1991 et de la loi sur les partis politiques, une semaine plus tard. La place du Premier ministre fut institutionnalisée et des élections parlementaires furent prévues dans un futur proche par le président. Seulement six semaines plus tard, le 31 juillet 1991, les principaux " nouveaux " partis (MDR, PDC, PL et PSD) signaient une déclaration commune dénonçant le caractère prématuré des élections projetées. Des élections immédiates ne profiteraient qu’au seul MRND au pouvoir depuis deux décennies. En lieu et place, ils demandèrent la tenue d’une convention nationale pour discuter en détail la réforme des institutions et l’appel à des élections démocratiques.

Habyarimana rejeta l’idée d’une convention nationale. Seul le petit parti du PDC était disposé à faire partie d’un gouvernement de transition. Il n’y eut donc pas d’élections. Les autres partis de l’opposition montrèrent leur mécontentement en organisant des manifestations les 17 novembre 1991 et 8 janvier 1992 (Chrétien, 1992). Ce fut un revers majeur pour les velléités présidentielles de construire un front uni des partis hutus contre le FPR. Cela signifiait aussi l’introduction d’une politique de plus en plus violente de la part du régime Habyarimana envers l’opposition hutue et tutsie.

Le 6 avril 1992, sous la forte pression nationale et internationale, on assista à la mise en place d’un nouveau gouvernement de transition qui réunissait tous les principaux partis d’opposition et qui avait à sa tête le président Habyarimana et un Premier ministre de l’opposition (Dismas Nsengiyaremye, MDR). Mais les rapports entre Habyarimana et le MRND, d’une part, et les partis d’opposition, d’autre part, restèrent tendus pendant toute la durée du conflit avec le FPR. L’opposition interne était accusée avec véhémence de collaborer avec le FPR et les Tutsis qui étaient de plus en plus dépeints comme des ennemis ethniques.

La communauté internationale

La communauté internationale, et en particulier les deux grands donateurs bilatéraux, la Belgique et la France, ont joué un rôle prédominant tout au long du conflit. La Belgique s’est abstenue de toute intervention militaire. Son gouvernement retira ses troupes un mois après le début du conflit. Le gouvernement belge voulait donner une chance au processus de démocratisation et prônait une paix négociée, pour laquelle il ne ménagea pas ses efforts. L’ambassadeur de Belgique joua un rôle capital durant les pourparlers qui ont conduit à la mise en place d’un gouvernement de transition dirigé par Dismas Nsengiyaremye.

La France envoya 370 hommes au Rwanda en octobre 1990 et, après une réduction d’effectifs en mars 1991, fit passer ce nombre à environ 670 en février 1993, après une attaque à grande échelle menée par le FPR. Certaines sources accusent la France de soutien actif tant en 1990 qu’en 1993 (African Rights, 1994 ; Human Rights Watch/Arms Project, 1994 ; Prunier, 1995). Pendant ces derniers heurts, les Français furent aperçus " en train d’assister l’armée rwandaise pour bombarder au mortier des positions du FPR " (African Rights, 1994). " Des soldats français étaient déployés au moins à 40 km au nord de la capitale sur la route de Byumba, juste au sud de la zone de contrôle reconnue du FPR. Aucun ressortissant français ni expatrié occidental ne vivait à cet endroit. " (Human Rights Watch/Arms Project, 1994). D’aucuns affirment donc que les Français ont apporté un soutien important en plaçant des hommes aux points de contrôle et en conseillant les officiers des FAR ; en donnant un entraînement militaire après le début du conflit ; en envoyant un armement d’une valeur d’au moins USD 6 millions en 1991-92 et en fournissant des garanties financières à concurrence du même montant pour du matériel de guerre fourni par des tiers (Human Rights Watch/Arms Project, 1994). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le FPR ait exigé le départ des Français dès le début du conflit. Le gouvernement français a pourtant toujours nié toute participation active dans le conflit.

En ce qui concerne les pays africains, le rôle de l’Ouganda a déjà été abordé ci-dessus. Le président tanzanien a joué un rôle important en amenant les parties en conflit à la table des négociations à Arusha, ainsi que durant tout le processus de négociation. Le président zaïrois Mobutu Sese Seko participa également aux négociations de cessez-le-feu immédiatement après le début des hostilités. Le Zaïre n’a plus joué ensuite qu’un rôle secondaire. Lorsque le conflit éclata en octobre 1990, le Zaïre envoya 500 hommes au Rwanda pour aider les FAR à repousser l’invasion du FPR. Plusieurs semaines après leur arrivée, ces troupes furent retirées sous prétexte de manque de discipline et de maltraitance de civils rwandais (Human Rights Watch/Arms Project, 1994).

À la suite de l’accord d’Arusha du 4 août 1993, les Nations Unies devinrent un des grands acteurs du conflit. En marge des gouvernements et des institutions internationales, les groupes de défense des droits de l’homme jouèrent un rôle important de 1990 à 1994 en émettant régulièrement des rapports dénonçant les violations des droits de l’homme par le régime d’Habyarimana.

L’influence réelle de la communauté internationale est difficilement mesurable. Cependant, la menace proférée en mars 1993 de mettre fin à l’aide, en réaction à une publication d’un rapport sur les droits de l’homme accusant Habyarimana de la mort d’au moins 2 000 civils, est généralement considérée comme l’élément qui a incité le président rwandais à reprendre les pourparlers de paix avec le FPR (Reyntjens, 1994).


Source : Sénat de Belgique