Comme indiqué déjà, les déclarations du major Maggen, membre de la cellule d’opérations au quartier général de la MINUAR, doivent être qualifiées de cruciales, moins en raison de la fonction qu’il exerçait qu’en raison du fait qu’il accompagnait le général Dallaire le 7 avril et qu’il fut, ce matin-là, le seul officier belge à passer à proximité du camp de Kigali, où le groupe Lotin luttait pour sa vie. Le général Dallaire qui, ce matin du 7 avril, devait assister à une réunion du comité de crise des FAR, s’était fait accompagner du major Maggen parce que son aide de camp, le capitaine Van Putten, ne maîtrisait pas le français.

Le major Maggen a donc été un témoin privilégié de ce qui s’est passé exactement en ce 7 avril dramatique. La commission a toutefois, à plus d’un égard, de sérieux problèmes avec la déposition faite devant elle par le major Maggen.

Le témoignage du major Maggen devant la commission peut se résumer comme suit : à 9 h 30, le général Dallaire lui demande de l’accompagner avec son aide de camp, le capitaine Van Putten, à une réunion du comité de crise des FAR. Après avoir préparé le véhicule qui doit les transporter, il capte une conversation entre le général Dallaire, son " deputy " et le " public information officer " , dans laquelle il est question " de deux morts dans le camp Kigali, probablement un message du MILOB ", sans qu’il soit toutefois spécifié qu’il s’agissait de Belges. Une heure plus tard, à 10 h 30, ils se trouvèrent bloqués à un barrage et poursuivirent leur chemin à pied, le capitaine Van Putten restant toutefois auprès du véhicule. Au cours de cette première partie du trajet, aucun propos n’est échangé concernant la nouvelle comme quoi il y aurait des morts au camp de Kigali. Ils parviennent ainsi à pied auprès des maisons occupées par l’UNDP, tout près de la maison de la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, où le général Dallaire espère la trouver. Ils ne voient personne. Ils poursuivent alors leur chemin jusqu’au bâtiment abritant le cabinet du ministre de la Défense nationale, où un major de la gendarmerie rwandaise leur propose de les conduire à destination en voiture particulière. Pensant que la réunion du comité de crise doit se tenir au quartier général de l’armée rwandaise au camp Kigali, ils passent ainsi une première fois devant la première entrée du camp où se déroule le drame du groupe Lotin. Le major Maggen dit ne pas avoir vu à ce moment-là de soldats allongés sur le sol. Une fois passés, quelques dizaines de mètres plus loin, ils s’engagent dans la deuxième entrée du camp l’entrée du quartier général des FAR , où ils apprennent que la réunion se tient dans les locaux de l’ESM (École supérieure militaire), située à quelques centaines de mètres de là, le long de la route qu’ils ont empruntée. Il font donc demi-tour et passent une seconde fois devant la première entrée du camp Kigali où se trouve le groupe Lotin.

En passant, le général Dallaire fait arrêter la voiture et dit immédiatement : " Je vois des soldats à moi, je vais aller voir. " Le major rwandais qui conduisait la voiture réplique que sa sécurité n’est pas assurée à l’intérieur et poursuit sa route. Selon le major Maggen, le général Dallaire a seulement parlé de " soldats à moi " ; il n’a pas dit que c’étaient des paras belges ni dans quelle situation ils se trouvaient. Pour sa part, le major Maggen dit n’avoir rien vu ni entendu, pas de morts, pas de soldats, pas d’attroupement, pas de coups de feu. Quelques instants plus tard il est près de 11 heures ils arrivent à l’immeuble de l’ESM où le général Dallaire rencontre le capitaine Apedo et rejoignent la réunion du comité de crise, qui a déjà commencé. Celle-ci se prolonge jusqu’à 12 h 15, après quoi en sortant, le général Dallaire pose des questions sur le sort de la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, et parle avec le capitaine Apedo et cinq soldats ghanéens. Le major Maggen n’entend pas ce qui se dit. Il ne perçoit que la fin de la conversation quand le général Dallaire demande au capitaine Apedo de faire un rapport écrit sur les événements. Durant tout l’avant-midi, le général Dallaire n’a eu aucun contact avec son quartier général ni avec quelqu’un du secteur ou de l’un ou l’autre bataillon. Durant tout cet avant-midi, il n’a communiqué non plus aucun ordre. Le major Maggen affirme que, pour sa part, durant tout ce temps, il n’a pas été au courant des difficultés dans lesquelles se trouvaient le lieutenant Lotin et ses hommes (581b).

Tout d’abord, la commission constate que sur plusieurs points, ce témoignage est en contradiction avec plusieurs des déclarations antérieures de son auteur. Le major Maggen, en effet, a été interrogé quatre fois sur les événements du Rwanda. Une première fois le 16 avril 1994, par la commission dite Dounkov, une commission d’enquête installée par le général Dallaire et ayant pour mission d’enquêter sur les circonstances dans lesquelles les dix Casques bleus belges ont perdu la vie.

Une deuxième fois le 4 mai 1994, dans le cadre de l’enquête interne de la force terrestre, par la commission dite Uytterhoeven.

Une troisième fois le 29 mai 1995, par l’auditorat général près la Cour militaire.

Etune dernière fois, enfin, le 7 mai 1997 par la " commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda ", créée au sein du Sénat.

Devant la commission d’enquête Dounkov, Maggen ne dit mot de l’information qu’il aurait perçue vers 9 h 30 comme quoi il y aurait des morts (observateurs ou Casques bleus) au camp de Kigali. Et au sujet des événements de 11 h 00, il déclare " While passing by the Kigali Camp, the General noticed several bodies of the Belgian soldiers but was not allowed to come closer by the Gendarmerie Major, acting as an escort. " (582b). Le major Maggen est formel, le général Dallaire dit qu’il s’agit de soldats belges. Et " several bodies " ne peut rien signifier d’autre sinon que des corps sont allongés sur le sol, sans vie, ou blessés ou sous la menace. De quelqu’un qui (blessé ou non) se tient debout ou marche, on ne dit pas " I noticed bodies ", mais " I saw or noticed persons or soldiers. "

Devant la commission d’enquête Uytterhoeven, le major Maggen parle pour la première fois, dans la déclaration rédigée de sa main, de l’information de 9 h 30 : " Juste avant que nous partions, j’entendis une conversation entre le Force Comd et le Deputy Force Comd concernant deux à trois observateurs de l’ONU qui auraient perdu la vie ". Au sujet du (...) du camp de Kigali, il déclare : " Après 1 500 mètres nous passâmes devant le camp de Kigali et le général demanda au chauffeur de s’arrêter. Il dit qu’il avait aperçu des corps de soldats de l’ONU et qu’il voulait aller voir. Le major de la gendarmerie nous le déconseilla parce qu’il craignait pour notre sécurité et proposa de le faire après la réunion et après concertation avec le chef d’état-major de la gendarmerie qui participait aussi à la réunion. (...). La réunion se termina vers 12 h 15 et je pus déduire des conversations qui suivirent ensuite que la Première ministre (Mme Agathe) aurait été assassinée ainsi que plusieurs militaires belges. Le comité de crise n’avait à ce moment aucun contrôle des troupes qui étaient impliquées dans les combats ni non plus aucune explication pour les faits qui s’étaient produits au camp de Kigali quelques heures auparavant. " (583b) Maggen déclare donc que le général Dallaire dit avoir vu " des corps de soldats de l’ONU " et confirme qu’après la réunion, il a été question du meurtre de Mme Agathe Uwilingiyimana et de militaires belges au camp Kigali.

Devant l’auditeur général près la Cour militaire, Maggen confirme en grande partie sa version des faits telle qu’il l’a consignée à l’intention de la commission d’enquête Uytterhoeven, sauf qu’il ajoute alors que l’information qu’il a perçue à 9 h 30 concernait " deux ou trois observateurs " qui " auraient perdu la vie au camp de Kigali " . Concernant le passage en voiture devant le camp de Kigali, il déclare " le général a fait stopper le véhicule à l’entrée du camp en disant " il y a là sur le sol des soldats à moi, je veux les voir " . Le major de la gendarmerie, qui était apparemment au courant de la situation, lui a répondu " n’entrez pas, car je ne peux garantir votre sécurité " . Comme devant la commission Uytterhoeven, Maggen déclare que ce même officier de gendarmerie propose au général Dallaire d’obtenir l’accès au camp Kigali par l’intermédiaire du général de la gendarmerie qu’il rencontrerait à la réunion du comité de crise (584b). Maggen ne parle plus de corps comme devant la commission Uytterhoeven, mais de soldats qui sont couchés sur le sol.

Son audition devant la commission d’enquête parlementaire s’écarte par conséquent sur plus d’un point de ses déclarations antérieures. L’information qu’il perçoit à 9 h 30 ne concerne pas deux ou trois observateurs de l’ONU morts, mais une communication sur le réseau des observateurs de l’ONU (MILOB) qui signale des morts au camp de Kigali. Avec cette dernière version, nous approchons très près de ce qui s’est révélé a posteriori avoir été le véritable cours des événements. En effet, à 9 h 06, le lieutenant Lotin utilisa le réseau MILOB au moyen du Motorola de l’observateur ONU du camp de Kigali pour informer son bataillon de la situation délicate dans laquelle il s’était retrouvé. Le général Dallaire était donc au courant dès 9 h 30 du fait que des hommes à lui se trouvaient en difficulté ou étaient morts. En ce qui concerne également les événements au moment où le général Dallaire passe devant le camp de Kigali, le major Maggen contredit aussi ses précédentes déclarations. Le général Dallaire aurait seulement dit " je vois des soldats à moi " , alors que dans des déclarations antérieures, il est question de " cadavres " ou de " corps " ou de soldats apparemment " couchés " sur le sol.

Quand le major Maggen dit-il la vérité ? Dans son témoignage fait sous serment devant la commission d’enquête parlementaire ou dans ses déclarations antérieures ? La commission n’a pu l’établir, mais cette contradiction dans ses témoignages doit bien avoir une raison. Soit sa déclaration du 4 mai 1994 est effectivement fautive et elle lui a été, comme il le suggère lui-même, soufflée par l’amiral Verhulst, le JSO, pour concorder avec la version officielle des événements dramatiques du 7 avril mise au point par les autorités militaires, à savoir que le combat du groupe Lotin au camp Kigali avait duré à peine de cinq à dix minutes. Ou bien sa déclaration du 4 mai est exacte elle est en tout cas plus conforme aux communications qu’il a faites à la commission Dounkov et à l’auditeur général près la Cour militaire et, quand il dû comparaître devant la commission d’enquête parlementaire, il a alors adapté sa version par crainte, sans cela, de conséquences personnelles.

Quoi qu’il en soit, il est nécessaire que l’on fasse la clarté sur ce point. Le dossier a été transmis à l’auditeur général près la Cour militaire dans ce but. Pour la commission, il est absolument inadmissible qu’un officier supérieur mente, soit sous la pression de la hiérarchie, soit par crainte pour sa personne.

La commission s’interroge sérieusement aussi sur un autre aspect des déclarations du major Maggen. Il est exclu que le major Maggen n’ait rien vu ni entendu. Plusieurs membres de la commission se sont rendus à Kigali et ont visité le camp Kigali où se sont déroulés les événements dramatiques. Le lieu où les hommes du groupe Lotin ont été lynchés et l’immeuble de l’observateur de l’ONU se trouvent à 35 ou 40 mètres tout au plus de la rue suivie par le général Dallaire et le major Maggen. Il n’y a pratiquement pas d’obstacles visuels. Le camp n’est séparé de la rue que par une barrière. En outre, il est incompréhensible que, si le général Dallaire regarde vers la gauche et dit " je vois des hommes à moi " , le major Maggen ne tourne pas lui aussi la tête vers la gauche et opère la même observation, d’autant plus qu’il se trouvait à l’arrière du véhicule et avait donc davantage de temps pour s’assurer de la situation et fixer dans sa mémoire une image des événements comme l’a fait le général Dallaire. Il est aussi invraisemblable que, durant toute la matinée du 7 avril, le major Maggen n’ait échangé aucun propos avec le général Dallaire sur ce qu’il a vu et entendu. Ils n’ont pas parlé de l’information de 9 h 30. Le major Maggen n’a pas posé de questions sur ce que le général avait vu exactement quand ils passèrent devant le camp de Kigali. Le major Maggen n’a pas non plus posé de questions sur ce que le capitaine Apedo, l’observateur de l’ONU du camp de Kigali, confia au général Dallaire.


Source : Sénat de Belgique