Non-application de l’article 17 des ROE

La MINUAR est restée impuissante et passive devant les massacres à grande échelle qui se sont déroulés sous ses yeux. Pourtant, l’article 17 de la directive énonçant les règles d’engagement permettait d’intervenir lorsque des crimes contre l’Humanité sont commis : " There may also be ethnically or politically motivated criminal acts committed during this mandate which will morally and legally require UNAMIR to use all available means to halt them. Examples are executions, attacks on demobilised soldiers, etc. During such occasions, UNAMIR military personnel will follow this rod outlined in this directive, in support of UNCIVPOL and local authorities or in their absence, UNAMIR will take the necessary action to prevent any crime against humanity. (...) "

Mme Des Forges déclare lors de son audition : " Le paragraphe 17 stipulait clairement que durant l’exercice de son mandat, la MINUAR pourrait être confrontée à des actes criminels motivés par des considérations ethniques ou politiques qui l’obligeraient moralement et légalement à intervenir, avec ou sans la collaboration des autorités locales pour éviter que ne soient commis des crimes contre l’humanité.

Les autorités de l’ONU m’ont expliqué que le mandat avait priorité sur ce document, ce qui expliquerait pourquoi la MINUAR n’a pu intervenir pour empêcher le génocide. " (144c)

M. Reyntjens confirme les propos de Mme Des Forges en expliquant : " Il est en tout cas établi que New York craignait une réapparition de situations à la somalienne et voulait à tout prix éviter d’impliquer les casques bleus dans une guerre civile. " (145c)

Pendant la période du 7 au 10 avril 1994, le gouvernement belge a non seulement invoqué le chapitre VII auprès des instances de l’ONU, mais également les règles d’engagement, comme base d’une intervention possible. La réponse de l’ONU fut négative.

Selon M. Claes : " On nous faisait toutefois remarquer qu’une telle approche risquait d’hypothéquer les autres opérations de maintien de la paix. Un renforcement des troupes demande en outre du temps.(...) Nous avons plaidé pour l’application des règles d’engagement. L’ONU a répondu qu’il incombait à Dallaire de prendre la décision.

Ce dernier ne disposait pas des moyens nécessaires et n’était même pas en mesure d’offrir une protection militaire pour une réunion avec le nonce apostolique et les ambassadeurs français, italien et américain. " (146c)

Dans le point 11 du " Rapport d’ensemble enseignements tirés de la mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) octobre 1993-avril 1996 ", on peut lire : " Certaines personnes ont avancé l’argument selon lequel la MINUAR aurait pu avoir recours à ses règles d’engagement, dont un paragraphe a été interprété comme autorisant la mission à prendre toutes les mesures nécessaires, y compris l’utilisation de la force afin de protéger les civils en danger. D’autres ont déconseillé toute tentative visant à usurper les pouvoirs du Conseil de Sécurité , qui, en vertu de la Charte des Nations Unies, est le seul organe habilité à décider des mandats des opérations de maintien de la paix. "

Comme cela a déjà été abordé dans le chapitre 3.4, l’application sur le terrain de l’article 17 par les militaires n’a jamais eu lieu.

Quant à leur connaissance par les troupes, le colonel Dewez déclare devant la commission : " Ces règles d’engagement comptent seize pages. Au niveau du bataillon on a diffusé une sorte de condensé reprenant les principes généraux. La totalité de ces règles d’engagement n’était donc pas diffusée, si bien que cette partie de l’article prévoyant d’intervenir contre des crimes comme un génocide a été un peu passée sous silence. " (147c)

Quant à leur application, le major Choffray déclare : " Nous recevions tous les ordres du secteur. Nous ne devons pas nous immiscer dans les affaires internes. Je n’ai pas de noms. Je ne pourrais dire qui exactement. Nous avons reçu l’ordre de ne pas intervenir dans les massacres. Je suppose que les autres hommes de la campagnie l’ont confirmé. " (148c)

Le major Bodart explique lui aussi, lors de son audition, que le fait d’intervenir dans les massacres aurait mis en péril la vie des ressortissants belges et qu’il comprenait la décision du colonel Dewez de non-intervention. (149c)

Impact sur le génocide

Alison Des Forges a fait une déclaration dure devant la commission au sujet, d’une part de l’impact qu’a eu la décision belge sur le déroulement du génocide et, d’autre part, de la responsabilité de la Belgique (150c) : " Sur le Plan international, il fut décidé de ne plus soutenir les officiers modérés, de ne pas utiliser les troupes d’évacuation qui auraient pu, en collaboration avec la MINUAR, empêcher le génocide. Les troupes belges furent également retirées du Rwanda tout comme la MINUAR. Cette série de décisions a un lien évident avec la survenance du génocide car on a abandonné les victimes Tutsi et les Hutu modérés après les avoir encouragés sur la voie de la démocratie.

Il ne faut bien entendu pas minimiser la responsabilité des Rwandais mais dans un monde aussi international que le nôtre, et vu notre implication dans le processus de paix, nous sommes aussi responsables parce que nous n’avons rien fait pour empêcher le génocide. "

Mme Suhrke, rapporteur du " Joint evaluation of emergency assistance to Ruanda " ne partage pas le même avis : " Je pense qu’on a perdu l’opportunité d’éviter le génocide fin 1992 début 1993. Il y avait à l’époque moyen de faire pression sur le président. Malheureusement, on ne se préoccupait que des accords d’Arusha. On pensait qu’un gouvernement nouveau pourrait rapidement être mis en place. On s’occupait donc de la problématique des extrémistes. Je pense que si la MINUAR était restée, cela n’aurait pas influencé la situation car elle manquait de tout. Elle n’avait plus de munitions, de vivres ni même de sacs de sable. " (151c)

Le 9 avril 1994 M. Reyntjens accordait une interview publiée dans Le Soir du 11 avril dans laquelle il dit : " Si on retire les nos troupes, on court droit à la catastrophe. " (152c)

Toujours selon M. Reyntjens, le rapport des forces entre les troupes étrangères et les troupes rwandaises devait permettre une intervention : " Nous disposions de 410 hommes des KIBAT, de 450 hommes de la brigade para, plus une réserve de 800 à Nairobi, 450 Français, de 80 Italiens et 800 hommes des Spécial Force américaines stationnée à Bujumbura, de 200 Ghanéens présents dans le secteur plus 600 en réserve et enfin 60 Tunisiens (...). Au total nous disposions donc de quelques 2 500 hommes. "

M. Reyntjens déclare qu’étant donné le nombre d’hommes que la Belgique avait sur place, c’était à elle de prendre l’initiative de réunir toutes les troupes.

Cependant, il ajoute : " Het FPR heeft het ons niet gemakkelijk gemaakt. het heeft het ultimatum uitgesproken dat als de buitenlandse troepen die geland waren om buitenlanders te evacueren binnen de 48 uren het land niet hadden verlaten, ze als tegenstander zouden worden beschouwd. Dat was geen behulpzame verklaring. Ze bemoeilijkt de zaken maar vormde geen volddoende reden om te zeggen : " Wij doen het niet. " De hoofdmacht van het FPR bevond zich op dat moment nog ver van Kigali en in Kigali zelf was het FPR best nog controleerbaar. Als het de bedoeling was om het Rwandese leger of haar dodende elementen te neutraliseren zou het FPR omwille van de public relations en het FPR kende daar iets van dit ultimatum niet gesteld hebben. Ik moet hieraan toevoegen dat het voor een onderzoeker gemakkelijk is dit te zeggen. Ook op het moment zelf heb ik de situatie zo ingeschat.

Je zou kunnen zeggen dat mijn inschatting van de situatie achteraf juist bleek. De positie van degene die de verantwoordelijkheid op zich neemt en in dat geval ging het om een regeringsbeslissing ligt natuurlijk veel moeilijker. U weet dat ik de beslissing van de regering bestreden heb, maar vanuit mijn positie kan ik gemakkelijker een streng standpunt innemen dan iemand die geconfronteerd wordt met de veiligheid van zijn militairen en van zijn burgers. Deze laatste staat voor een moeilijke beslissing. " (153c)

On peut lire dans " History of a genocide " de M. Prunier que le gouvernement belge voulait intervenir sous l’égide des Nations Unies et que Paris s’était opposé à une intervention internationale.

Le ministre Claes a confirmé ces faits : " C’était la teneur de mon entretien avec M. Boutros Ghali à Bonn. Paris n’était partisan que d’une intervention humanitaire de courte durée, et non d’une intervention comme quelques années auparavant. Le professeur Reyntjens, lui rêvait d’une force avec un noyau belge et avec des soldats de l’Italie, de la France et des États-Unis. Mais Paris disait résolument non et les Américains n’y songeaient même pas. "

Le professeur Reyntjens et Alison Des Forges ont répété ce point de vue lors de leurs auditions respectives : " À partir du 7 avril, et certainement depuis que nous avions, comme les Français et les Italiens des troupes sous notre drapeau, et que nous ne devions pas nous soucier d’un quelconque mandat, j’estime scandaleux j’utilise un terme fort que nous ne soyons pas restés, que nous n’ayons neutralisé Kigali et empêché l’extension, ce qu’on aurait pu faire jusqu’au 12 ou 13 avril. Je trouve cela parfaitement scandaleux. Je n’ai pas seulement tenu ces propos après coup, je les avais déjà tenus à l’époque. " (154c)

Un membre a fait remarquer à Mme Des Forges qu’elle a rappelé " que le général Dallaire avait contacté New York afin de demander un élargissement du mandat et un renforcement des effectifs. Elle a écrit dans un article que, si la MINUAR avait pu intervenir rapidement et fermement en avril, les massacres ne seraient jamais devenus un génocide. Sur quels éléments s’appuie-t-elle pour affirmer cela alors qu’elle reconnaît aussi que la MINUAR était sous-équipée ? "

La réponse de Mme Des Forges fut la suivante : " Le général Dallaire m’a convaincue qu’il aurait été hasardeux de faire passer la MINUAR à l’attaque si elle avait été seule. Mais, la première fin de semaine, des forces d’élite belges et françaises étaient sur place, des soldats américains se trouvaient à Bujumbura et que des soldats italiens ainsi que d’importants renforts belges étaient en Afrique de l’Est. Si toutes ces troupes avaient été mises ensemble, on aurait pu maîtriser la situation et le génocide aurait été manqué. " (155c)

Mme Des Forges a encore ajouté l’élément suivant : " Au mois de juillet de l’année dernière, j’ai rencontré un responsable de la mission belge à l’ONU. Je lui ai dit que j’étais convaincue qu’on savait déjà qu’un génocide se tramait lorsque la MINUAR se retira du Rwanda. Ce monsieur m’a répondu que c’était évident, mais qu’on n’aurait pas pu envoyer une armée blanche pour faire la guerre à une armée noire. " (156c)

Malgré ses recherches , la commission n’a pas eu de confirmation des propos de " ce monsieur. "

Le 10 avril 1994, le ministre Claes se refuse encore à parler de génocide mais est conscient de l’existence de tueries à grande échelle qui avaient été préparées : " ..., de nombreuses dépêches confirmaient des tueries à grande échelle. Cependant, des données contradictoires apparaissaient également en la matière. J’ai ici un article publié durant le même week-end des 9 et 10 avril dans Le Soir, que vous considérerez peut-être comme une source non fiable. Il reprend des questions posées à un Casque bleu belge à Kigali. À la remarque selon laquelle les organisations humanitaires évoquaient des milliers de morts, le Casque bleu répond : " Des milliers de morts, c’est peut-être beaucoup. Des blessés, en tout cas, il y en a plein (...). Mais, ils ne nous attaquent pas, à l’exception de cette grenade que nous avons reçue tout à l’heure. " Cela démontre que si d’un côté, des dépêches confirmaient des tuerais à grande échelle, d’un autre côté, des témoignages semaient le doute. de là à conclure qu’un génocide était en cours ... C’est un pas que je n’ai pas franchi et je me refuse encore à franchir aujourd’hui. " (157c)

Le Gouvernement belge, lors de la décision de retrait, mesurait-il le fait que ce retrait pouvait signifier la poursuite des massacres ?

La réponse du ministre Claes est nuancée. Après avoir rappelé que l’ambassadeur Swinnen était également arrivé à la conclusion selon laquelle le retrait était inévitable et que la MINUAR n’était pas capable d’arrêter les massacres, il s’exprime en ces termes :

" (...) j’ai reçu des rapports me décrivant les risques pris par nos paras pour dégager des personnes quasiment prisonnières. Si ces risques s’étaient prolongés, nous aurions eu de nouvelles victimes dans nos rangs. Ces deux éléments nous ont amenés à prendre la décision du retrait tout en sachant que les massacres allaient se prolonger et cela avec ou sans la présence de la MINUAR.

Le 17 avril, après l’évacuation, j’ai parlé d’un plan préparé et dénoncé le caractère systématique des exécutions.

Je ne peux pas préciser la date à partir de laquelle j’ai eu la conviction d’un génocide. Ce n’était pas lorsque nous avons quitté le Rwanda. "

Il est incontestable que les autorités avaient conscience du déroulement sur le terrain de massacres à grande échelle. Dès le 12 avril, on évoque l’existence de ceux-ci dans le télex envoyé à Washington pour expliquer le point de vue de la Belgique. Plusieurs documents officiels belges évoqueront ces massacres.

La question des dangers encourus par les réfugiés suite au départ de la MINUAR est soulevée aussi. Dès le 13 avril, dans un télégramme reprenant l’entretien qu’il a eu avec le chargé d’affaires américain, l’ambassadeur Noterdaeme, pose la question " quid des 5 000 civils rwandais actuellement sous la protection de la MINUAR ? " Et il affirme : ils devraient être remis dans un " safe environment. "

À cette époque, l’opération Silver Back est en cours. Son départ était prévu pour le 15 avril. Le gouvernement belge n’a-t-il jamais envisagé la possibilité, de sa propre initiative, de laisser Silver Back sur place afin de protéger la population civile rwandaise ou de le proposer à l’ONU ?

Le ministre Claes : " Vous rendez-vous compte que le FPR nous avait posé un ultimatum en disant que si nous n’étions pas partis le jeudi, il attaquerait ? ! Le FPR nous avait dit très clairement qu’il était d’accord pour une opération d’évacuation humanitaire à courte durée, mais qu’il ne fallait pas essayer de transformer le peace keeping en un peace making, sinon, il nous considérait comme des ennemis. (...) Dans le rapport que je viens de vous faire et dans mon contact avec l’ONU, j’ai bien mentionné cet élément qui était d’une importance militaire capitale. Toute l’évacuation se faisait par avion, en partant de Kigali, et rien n’est plus facile que de descendre un avion. C’était un élément capital qui a joué dans les prises de décision au niveau gouvernemental et dans les concertations avec l’ONU. " (158c)

Au cours de l’opération d’évacuation belge, quelques personnes appartenant au monde politique rwandais ont été évacuées.

Des critères objectifs ont-ils été définis par le gouvernement belge dans le choix d’évacuer ou de ne pas évacuer telle ou telle personne ?

Apparemment pas. Si le Premier ministre Dehaene ne se souvient plus de cette question de manière précise (159c), le ministre Claes a apporté la réponse suivante : " Er waren Rwandese vluchtelingen en politiek personeel op de Belgische ambassade. Ook onze diplomaten beschikten over Rwandees personeel, dat eveneens gevaar liep. Bovendien wist de heer Swinnen van de aanwezigheid van vluchtelingen op bevriende, eveneens gesloten ambassades. Ik heb Swinnen gevraagd alles in het werk te stellen om alle personaliteiten die hij in gevaar achtte en waarvan hij wist waar ze verbleven, te evacueren naar het vliegveld en ten minste op het vliegtuig naar Kenia te zetten. Daar zouden zij alleszins voorlopig veilig zijn. " (160c)

Le choix des personnes en danger qui pouvaient être évacuées sans compromettre la sécurité des Belges a été laissé à la libre appréciation de l’ambassadeur Swinnen. Le nombre de personnes évacuées par la Belgique est relativement restreint.

Réactions en Belgique

Au Parlement

Suite aux événements du 7 avril, se sont tenues deux séances publiques de la commission des affaires extérieures de la Chambre (11 avril 1994 et 27 avril 1994) et une séance plénière au Sénat le 22 avril 1994. La commission constate qu’au cours de ces débats, aucun parlementaire n’a mis en cause les décisions du gouvernement belge d’évacuer nos ressortissants et de retirer le contingent belge de la MINUAR, quoique quelques parlementaires aient souhaité son remplacement par un contingent d’un autre pays.

La presse et l’opinion publique

En général, la commission peut constater, en relisant les revus de presse de l’époque que les réactions à l’assassinat des dix paras et le sort des ressortissants belges résidant au Rwanda ont masqué le génocide qui s’y perpétrait.

La presse belge est relativement unanime sur la nécessité du retrait. Le titre de l’éditorial de La Dernière Heure est on ne peut plus explicite : " Laissons-les se débrouiller. " " C’est triste à dire pour nos coopérants, qui sont certainement pleins de bonnes intentions ", écrit son auteur, Michel Marteau, " mais, ONU ou pas, nous n’avons strictement plus rien à faire au Rwanda. Si les ethnies locales (sic) ont envie de se trucider mutuellement pour la dixième ou quinzième fois en vingt ans, c’est leur affaire, pas la nôtre " (161c). " Assistance, foutaise !, commente dans un éditorial similaire, Jean Guy dans Le Peuple. " Pour quels intérêts particuliers a-t-on envoyé (nos paras) au casse-pipe ? Pour quels objectifs stratégiques ou autres les a-t-on expédiés en enfer ? " (162c)

Seule, La Libre Belgique se prononcera à plusieurs reprises jusqu’au 17 avril pour un " devoir de s’interposer au Rwanda " pour empêcher que " la boucherie actuelle se prolonge " (163c), pour protéger, vite les Rwandais " (164c), pour éviter " le précédent dangereux de forcer une décision qui appartient au Conseil de Sécurité et d’(organiser) un retrait pour morts d’hommes " (165c). Le 17, lorsque la décision a été entérinée, ce journal opère un repli prudent en actant simplement la décision du gouvernement : " La participation belge à la mission de l’ONU va prendre fin : elle n’a pas été moins glorieuse. Nos casques bleus ont parfaitement rempli leur mandat. " (166c)

Quant au rédacteur en chef du Soir , Guy Duplat, il titre son édito du 12 avril par un " ne pas abandonner " (167c), mais ne fera plus de commentaires dans les jours qui suivent et lorsque la décision du retrait est devenue publique. Ses journalistes se concentreront principalement sur l’évacuation des expatriés et des casques bleus, cette dernière " exfiltration à l’anglaise " étant saluée comme une " coup de maître " par un des envoyés spéciaux du journal à Kigali (168c).

Il est difficile de savoir avec précision quel est le puls de l’opinion publique belge. Assez curieusement, les deux enquêtes d’opinion qui ont lieu à cette époque ne montrent pas que cette opinion appuie totalement le gouvernement. Selon un sondage Dimarso-Gallup réalisé pour Het Volk immédiatement après le début du drame auprès de plus de 400 personnes, si plus de 80 % de personnes sondées en Flandre estiment que le gouvernement belge ne doit plus envoyer de militaires belges pour s’interposer dans le conflit rwandais, ils sont 51 % à être d’avis que la Belgique doit encore participer aux opérations de maintien de la paix demandées par les Nations unies (169c).

Par contre les chiffres sont différents selon un sondage organisé entre le 11 et le 13 avril par le bureau Survey & Action auprès d’un échantillon plus important (980 personnes de 18 ans et plus). Dans ce cas-ci, on trouve 40 % de personnes qui estiment que l’enjeu actuel au Rwanda pourrait justifier le risque de nouvelles pertes militaires en vies humanes, tandis que 48 % sont pour le maintien et l’envoi de militaires belges supplémentaires afin de contribuer au rétablissement de la paix (170c).

Évaluation de la décision

La problématique de l’évaluation des actes posés par les autorités politiques peut-être résumée par cette simple question posée aux acteurs politiques principaux : referait-on la même chose aujourd’hui ?

Le Premier ministre Dehaene, a affirmé lors des auditions : " Je vous répondrai avec l’autre exemple. Connaissant la situation au Kivu, nous avons pris la décision de ne pas participer à une opération de l’ONU dans cette région. "

Toujours à propos de l’exemple du Kivu, M. Dehaene a encore ajouté : " Nos efforts auraient été plus effectifs si nous avions annoncé notre participation. Je suis d’ailleurs persuadé que la MINUAR n’aurait jamais existé si nous n’y avions pas participé. Au vu de la situation du moment, notre décision est similaire à celle de ne pas envoyer des troupes au Kivu. J’en prends l’entière responsabilité. Mais, compte tenu des risques et du mandat qui rendait nos troupes inutiles, nous avons pris la décision que vous connaissez. " (171c)

M. Dehaene a encore précisé que, même s’il avait su qu’il s’agissait d’un génocide, la décision belge n’aurait pas été différente parce que l’ONU ne pouvait prendre parti : " Én van de moeilijkheden voor een VN-opdracht, en dat hebt u ook gezien in Joegoslavië, is dat de VN quasi onmogelijk een positie in één kamp kan innemen. De situatie van onmacht die vaak ten toon gespreid werd in Joegoslavië vloeit daaruit voort. " (172c)

Le ministre Claes ajoute à cela : " Notre préoccupation consistait à éviter à tout prix que d’autres Belges soient tués, après que les dix paras furent été assassinés. (...) On peut dire que c’est inadmissible mais telle était la préoccupation non seulement du gouvernement, mais aussi du parlement et de l’opinion publique. (...) Dans ce débat tragique, personne n’a raison. Je ne suis pas ici pour prétendre que le gouvernement a vu juste et qu’il ne mérite aucune critique. Il y a des leçons à tirer pour l’avenir. La leçon la plus importante est que, dans le cadre d’une politique préventive, plus structurée et nécessaire pour éviter la répétiotion de tels événements tragiques, on doit cesser de faire cette distinction théorique et bureaucratique entre des opérations de peace keeping et de peace making ; par ailleurs, en cas d’envoi de troupes, un mandat suffisamment large doit être donné, avec un armement suffisamment rassurant et permettant de répondre à tout scénario imaginable ! Il s’agit du worst case scenario. "

Même si cela n’a rien à voir avec le dossier dont nous parlons, j’ajouterai que, apparemment, la communauté internationale n’a pas encore tiré cette leçon ou n’est pas prête à accepter les responsabilités d’une telle politique préventive. Il suffit de voir ce qui s’est passé depuis quelques semaines au Zaïre, aujourd’hui le Congo : malgré le vote d’une résolution décidant de l’envoi de militaires pour accompagner les opérations d’aide humanitaire, il a suffi que Washington se dise désintéressée et que l’Europe toute entière, aussi grande qu’elle soit ou prétendre l’être, regarde de l’autre côté pour qu’aucun soldat ne soit envoyé. Nous sommes donc encore loin de cette politique préventive dans le chef de la communauté internationale pour éviter la répétition des conflits. Personnellement, j’avais tiré cette conclusion immédiatement après le drame. J’ai donné l’ordre à un diplomate belge de défendre cette thèse dans une commission de l’ONU et j’ai prononcé le discours dont vous avec eu connaissance devant l’assemblée générale quelques mois plus tard à New York.

Je ne dis pas qu’on n’aurait pas dû prendre une autre position, celle que vous venez de formuler, c’est-à-dire d’envisager le retrait des Belges uniquement si ceux-ci étaient remplacés. Mais le Conseil de sécurité était tout à fait incapable de prendre une quelconque décision, j’ai encore essayé de vous l’expliquer aujourd’hui. De plus, il n’y avait pas de candidats. Chez nous, en Belgique, la préoccupation d’éviter de nouvelles victimes parmi nos militaires l’a emporté. C’est une question à laquelle ni vous ni moi ne pouvons donner de réponse. Je ne suis pas certain que cette question n’aurait pas été posée. Il sera très difficile d’arriver à un accord sur la grande vérité dans ce dossier. Nous avons agi en âme et conscience dans des circonstances très complexes. " (173c)

Le 14 avril 1994, le ministre Claes a déclaré qu’il était préoccupé par la situation des Rwandais, notamment ceux retenus dans le stade Kigali et à l’hôpital Fayçal. Le ministre percevait donc très bien la situation mais affirme qu’il n’avait pas les moyens d’y trouver une solution : " Oui, encore aujourd’hui la question est posée. Avec quel moyen aurions-nous pu évacuer les 10 000 Rwandais. " (174c)

Lors de son audition du 18 mai 1997, le ministre Delcroix a apprécié de manière suivante la décision du retrait. " Dans l’opinion publique ainsi que dans les milieux journalistiques et politiques, l’unanimité autour du retrait des troupes était telle qu’elle fit taire les quelques voix discordantes (...) Je n’ai jamais dit que c’était une décision correcte. Je constate seulement qu’à cette époque, personne dans le monde politique et dans les médias n’a contesté cette décision. " Il ne souhaitait pas porter lui-même un jugement sur le dossier rwandais : il laissait la commission le faire (175c).


Source : Sénat de Belgique