La commission constate que les événements de l’ETO sont antérieurs à la décision de retrait des troupes belges de la MINUAR et concommittente à la décision d’évacuer des expatriés. La décision de quitter l’ETO relève d’une décision militaire, dont la commission a tenté de déterminer l’origine.

Entre le 7 avril 1994 et le 11 avril 1994, deux mille personnes avaient trouvé refuge à l’ETO au quartier de Kicukiro, dans l’est de la capitale rwandaise.

Le capitaine Lemaire commandait une compagnie du bataillon belge de la MINUAR, cantonnée à l’ETO.

Le 1er octobre 1997 le capitaine Lemaire a été entendu par le Tribunal International d’Arusha comme témoin à charge dans le procès de l’ancien vice-président des milices Interahamwe, Georges Rutaganda, accusé de génocide et de crimes contre l’humanité.

Plusieurs témoins à charge rwandais ont affirmé avoir vu Georges Rutaganda le 11 avril lors de leur fuite de l’ETO et lui avoir en vain demandé protection.

Selon le compte rendu de l’audition : " Dans un premier temps, la MINUAR nous a demandé de ne pas accueillir de réfugiés. Mais les pères salésiens étaient maîtres chez eux " a notamment expliqué l’officier belge. Très vite de nombreux habitants des environs craignant pour leur sécurité sont venus chercher refuge. " Toute la commune et toutes les couches sociales étaient représentées. "

Selon le capitaine Lemaire, la MINUAR ne s’attendait pas à une crise de cette ampleur " on pensait revivre une crise comme en février, et qu’il y avait donc des personnes directement menacées (...) nous ne pouvions pas sortir, nous avons donc fortifié l’ETO, sans savoir s’il fallait attendre une attaque directe ".

(...)

Selon les déclarations du témoin, sa compagnie ne disposait que de moyens limités pour défendre l’ETO. De plus , sa mission souffrait d’un mandat trop étroit. D’après le capitaine Lemaire, certains types d’armes, comme une mitrailleuse lourde de 50 mm installée sur une position défensive, aurait requis l’autorisation expresse du secrétaire général des Nations Unies avant de pouvoir être utilisée. Les jours passant, des groupes d’extrémistes hutu se sont enhardis à se montrer, témoignant d’une agressivité croissante. Des rafales d’armes automatiques ont été tirées contre les positions belges de l’ETO, a précisé le témoin.

Dès le 9 avril, la compagnie belge de l’ETO a dû aller chercher des expatriés en ville ". Nous avons reçu l’ordre du colonel Marchal de n’évacuer que les blancs " a indiqué le capitaine Lemaire. " Nous lui avons répondu que c’était impossible et que de toute façon nous avions déjà évacué les autres (...). Si nous avions reçu des ordres, l’ETO serait restée une position militaire et non pas un camp de réfugiés " a poursuivi le témoin , soulignant le " flou " dans lequel le commandant de la MINUAR l’avait laissé face à une situation d’urgence.

Une évacuation des réfugiés de l’ETO aurait requis des moyens logistiques dont la MINUAR ne disposait pas. En outre , leur évacuation sur le seul site de la ville l’aéroport international de Kigali aurait à nouveau posé problème de leur sécurité, dès lors que le mandat de la MINUAR restait inchangé et que son retrait était programmé.

Hors du mandat onusien , l’intervention française du 11 avril 1994 à Kigali, pour évacuer les expatriés, a donné lieu à un incident que l’officier belge a relaté en détail : " Ils sont arrivés à l’ETO le 11 au matin. L’officier français ne voulait récupérer que trois Français et les Italiens. Nous avions recensé 150 expatriés, des Blancs et des Africains, des employés de l’ONU et des religieux, et préparé des véhicules ".

" Nous avons répondu aux Français : " Si c’est comme ça, les Français partiront en dernier (...). Vous les Français, vous pouvez profiter de vos liens privilégiés avec les Forces Armées Rwandaises (FAR) pour passer les barrages et emmener tout le monde . "

147 réfugiés ont finalement été conduits à l’École Française, selon Luc Lemaire. Quant aux autres, ils ont été livrés à eux-mêmes, a affirmé l’officier belge.

Avec une tension perceptible dans la voix, le témoin a raconté comment il a caché aux réfugiés de l’ETO les préparatifs de départ de sa compagnie " pour ne pas avoir à tirer sur ces réfugiés lors de leur repli " a-t-il expliqué. " Tout était prêt, et une demi-heure après l’ordre de repli, nous étions partis " a indiqué l’officier belge. " Seuls les hommes de la dernière jeep ont dû tirer en l’air pour se dégager, quand les réfugiés se sont rendus compte que l’on partait (...). " (176c)

Selon le capitaine, au départ des soldats belges, les réfugiés, livrés à eux-mêmes, ont tenté de quitter l’ETO pour le stade Amahoro. Bloqués par des barrages, la plupart se sont fait massacrer au carrefour de Nyanza (177c).

Mme Mukesshimana, veuve de Boniface Ngulinzira(ancien ministre des Affaires Étrangères qui a participé activement à la négociation des accords d’Arusha en avril 1992 et juillet 1993) a déposé plainte contre la MINUAR pour non-assistance en danger (178c). Elle a fournit le témoignage suivant à la commission : " Le 6 avril, vers 20 heures, un ami nous a téléphoné pour nous dire que le président aurait été assassiné. Peu après, la Radio des Mille Collines diffusait la même information. Nous pressentions le drame. Vers 5 heures du matin, nous avons entendu les premiers tirs dans le camp de la garde présidentielle. La radio a diffusé un communiqué enjoignant à la population de rester à la maison. C’était de mauvais présages. Les bourreaux allaient pouvoir trouver facilement leurs victimes. Les Casques bleus belges nous ont appris que le ministre du Travail et des Affaires sociales avait été assassiné. Les massacres avaient commencé. Les Casques bleus nous ont alors évacués, cachés dans des camions, ver un endroit plus sûr qui s’est avéré être l’ETO dirigée par les pères salésiens où se trouvait un détachement important de Casques belges de la MINUAR. Les réfugiés affluaient de plus en plus nombreux car les miliciens assassinaient partout les Tutsis et les opposants au régime (...). Le 9 avril, les militaires belges commencent à évacuer. Le chef des militaires belges ne veulent pas prendre le risque d’évacuer un ministre, membre d’un parti d’opposition. Ils le condamnent ainsi à mort et refusent même de le reconduire à notre maison.

Le 11 avril, le père supérieur de l’ETO nous a demandé de dégager les chambres individuelles pour installer l’état-major de la MINUAR. Entre-temps, un détachement de militaires français était venu aider les Belges pour l’évacuation. Le chef de ce détachement avait accepté de conduire mon mari chez l’ambassadeur de France où il serait en sécurité. Le chef militaire belge s’est interposé. Les Français se sont inclinés. Pourtant, ils ne risquaient rien. Plus tard, tous ceux qui ont été abandonnés là, ont été assassinés. Ensuite, nous avons vu revenir les Casques bleus belges et les militaires français. Tous ceux-ci nous ont alors abandonnés (...).

Depuis le 11 avril 1994, date de l’assassinat de mon mari, je me pose des questions. A-t-il été assassiné parce que les Casques bleus belges ont refusé de l’évacuer alors qu’il était menacé ? Pourquoi avoir abandonné tous ceux qui avaient reçu des menaces ? La Belgique respecte les droits de l’homme et est historiquement liée au Rwanda. Pourquoi donc a-t-elle laissé le peuple rwandais alors même que celui-ci avait besoin de la Belgique ? Son attitude allait influencer la Communauté internationale. La Belgique souhaitait le retour du multipartisme et de la paix au Rwanda. Elle souhaitait que les accords d’Arusha soient mis en application. Pourquoi avoir laissé massacrer ceux qui voulaient la paix ? " (179c)

Le colonel Marchal a déclaré, lors de l’audition du 10 juin 1997, qu’il s’agissait dans ce cas d’un abandon : " Le problème des réfugiés trouve une solution de facto puisqu’ils envahissent les cantonnements et qu’ils ne les ont pas quittés. Nous n’avions d’ailleurs pas la force d’appliquer l’ordre d’évacuation. Cependant, le 9, le détachement qui se trouve à Don Bosco sera utilisé pour reprendre pied à l’aérodrome. Il n’avait pas mission d’abandonner les réfugiés de Don Bosco mais de se rendre à l’aéroport. En réalité, cela équivalait à un abandon. " (180c)

Le capitaine Lemaire précise les propos du colonel Marchal : " Le colonel Dewez m’a donné l’autorisation [d’abandonner les réfugiés] avec l’accord du colonel Marchal. "

Ce drame met en lumière les conséquences des décisions prises à différents niveaux, et leurs conséquences sur le drame rwandais.

Ces décisions relèvent des autorités de l’O.N.U., des autorités des différents pays concernés, membres du Conseil de Sécurité, particulièrement les USA et la France, et des autorités politiques et militaires belges.

Dans le cas de l’ETO, il apparaît à la commission que la décision de quitter l’école relève de l’autorité militaire. L’évacuation d’ l’ETO aurait dû se faire en offrant des garanties au réfugiés rwandais.


Source : Sénat de Belgique