Le poids de l’Histoire a fortement marqué la politique énergétique de la France et en explique pour partie les dérives actuelles.

A) AUX ORIGINES D’ELF ET DE TOTAL

La politique énergétique de la France s’explique à travers l’influence décisive de personnalités obsédées par l’indépendance énergétique de la France. Celle de Pierre Guillaumat a façonné le modèle français. Son itinéraire est éclairant. Il fut successivement directeur des carburants de 1944 à 1951, administrateur de Gaz de France de 1947 à 1951, administrateur délégué du gouvernement auprès du Commissariat à l’énergie atomique jusqu’en 1958, président du conseil d’administration du Bureau de recherche de pétrole en 1955-1958 et de 1962 à 1978, ministre de 1958 à 1962 puis président directeur général d’Elf Aquitaine de 1965 à 1977. M. Pierre Péan a souligné que l’histoire expliquait largement les choix politiques effectués :

"Fils du général Guillaumat qui devient ministre de la guerre du gouvernement Poincaré en 1926, Pierre Guillaumat a été marqué par l’attitude de la Standard Oil qui avait supprimé les approvisionnements à l’armée française pendant la Grande Guerre. Il a mesuré l’importance stratégique du pétrole dans la guerre et l’indépendance de la France et s’est toujours souvenu de la phrase du Tigre : "une goutte de pétrole vaut une goutte de sang".

"Il a complété son alphabet pétrolier avec la loi dirigiste de 1928 qui régissait la distribution des carburants par autorisations spéciales. Il est également important de savoir que l’amitié entre le général de Gaulle et Guillaumat datait de l’immédiat après première guerre mondiale, quand de Gaulle venait chez le père Guillaumat qui commandait l’Armée du Rhin, à Mayence. Brillant "corpsard", il exerce ses talents dans différents points de l’Empire. La guerre le surprend en Tunisie."

"Pierre Guillaumat s’engage dans les services de renseignements, d’abord au SR Air vichyssois, puis dans ceux du général Giraud et enfin dans le gaulliste BCRA. Cette culture du renseignement imprégnera toutes ses actions et il conservera toute sa vie les relations nouées à cette époque. A la fin de la guerre, le gouvernement fait appel à lui pour diriger la Direction des Carburants où il fait venir ses hommes. Il définit la politique pétrolière française."

"L’objectif est ambitieux et clair : approvisionner le marché national avec du pétrole franc. Tel un moine-soldat, Guillaumat se battra pour l’indépendance énergétique de la France. Le général de Gaulle signe une ordonnance, le 12 octobre 1945, pour créer le Bureau de Recherches Pétrolières (BRP) dont Guillaumat prend la présidence."

B) DES LIENS AMBIGUS ENTRE L’ETAT ET ELF

Selon M. Pierre Péan : "Les frontières entre l’Etat et les sociétés pétrolières qui deviendront Elf sont depuis cette époque très floues. Dans la tête de Guillaumat et de ses amis, Elf était la France : attaquer l’une équivalait à attaquer l’autre. Guillaumat, quelles que soient ses fonctions, se considérait comme partie intégrante de l’Etat. Pour mener à bien sa politique, il cherchera toujours à faire partager ses objectifs par les hommes-clés de l’appareil d’Etat en apportant un soin particulier aux patrons de la Rue de Rivoli."

M. Pierre Péan a rappelé d’ailleurs que : "De nombreuses crises, liées aux ambiguïtés de la situation d’Elf par rapport à l’Etat surgissent régulièrement. A la fin des années 40, une mission d’enquête sénatoriale accuse Guillaumat de brader l’Empire aux intérêts étrangers quand il associe la Shell à l’exploitation du sous-sol tunisien. En 1958, la sortie du pétrole algérien par la Tunisie provoque également un grave affrontement avec Robert Lacoste... Guillaumat s’oppose durement à François-Xavier Ortoli, le ministre de l’Industrie, quand celui-ci s’apprête à payer 675 millions de francs à Alger alors que le Président Boumediène veut nationaliser les compagnies françaises. Après le premier choc pétrolier, le rapport parlementaire Schvartz posait clairement la question récurrente depuis l’après-guerre : où est l’Etat ? "La DICA a été présentée par bien des témoins comme le vecteur administratif de la profession pétrolière (...) On peut se demander où est l’Etat. Est-il à la direction des Carburants ou à la délégation générale de l’Energie, ou est-il à la tête d’Elf-Erap ?" pouvait-on lire dans ce rapport."

"Guillaumat abandonnait son fauteuil à Albin Chalandon, début août 1977 ; cependant l’effet Guillaumat continuera encore longtemps, mais les temps ont changé. Le problème de la frontière entre l’Etat et Elf se pose à plusieurs reprises avec plus d’acuité que par le passé car, pour cause de libéralisme, la symbiose entre l’Etat et Elf n’est plus aussi totale. Un conflit très sévère a lieu entre le Président d’Elf et André Giraud, le nouveau ministre de l’Industrie. A propos de l’engagement d’Elf en Libye, André Giraud a dit en juillet 1980 : "L’autorité de l’Etat, une fois de plus, est bafouée... C’est intolérable. Le complexe pétrolo-financier menace la République. Plus tard, c’est au tour de M. Albin Chalandon d’accuser M. Raymond Barre et ses ministres d’avoir voulu affaiblir Elf et humilier ses dirigeants...."

Mais M. Albin Chalandon ne fut-il pas lui aussi un ministre de la République ? D’autres itinéraires démontrent le degré de consanguinité entre les pouvoirs publics et les compagnies pétrolières.

Le cas de M. Maurice Robert mérite une mention particulière. Venu du service Afrique du SDECE, il fut à la fois employé par Elf et conseiller du Président de la République du Gabon en matière de sécurité ; en 1979, il devient ambassadeur de France au Gabon... Toujours actif, il vient, selon le Bulletin Quotidien du 18 juin 1999, de créer une association "l’Observatoire de l’Afrique" qui a pour but de constituer une source d’information originale sur l’Afrique, et aura pour objectifs la recherche, le recueil et l’analyse d’informations sur les évolutions politique, économique et financière du continent africain.

Cette consanguinité a très largement favorisé en Afrique le développement des réseaux dont le rôle est régulièrement dénoncé (voir supra).

Pourtant, répondant à une question de la mission qui constatait "qu’Elf avait une histoire particulière par rapport aux autres compagnies pétrolières et qu’en Afrique, Elf et la France étaient parfois confondues, souhaitait savoir si cette confusion d’image gênait Elf, s’il y avait possibilité de dissocier Elf de la France et si les intérêts de la France et d’Elf étaient toujours convergents", M. Philippe Jaffré "a fermement contesté qu’Elf ait eu une histoire singulière. Au contraire, son histoire est extrêmement banale, identique à celle des compagnies qui ont été créées par l’Etat comme l’ENI, compagnie italienne ou BP créée pour la marine britannique ou que d’autres sociétés nationales créées à des moments différents. Dans ce secteur, les sociétés totalement privées dès leur origine sont rares. Elles sont américaines et bien plus anciennes".

Puis évoquant la question de la présence d’Elf dans plusieurs Etats francophones, M. Philippe Jaffré, président-directeur général d’Elf Aquitaine a ajouté : "Dans les pays où il y a une certaine imprégnation française, il est logique d’être plus à l’aise. C’est un avantage car il y a une culture et une éducation communes. Il en est de même pour les Anglais, les Hollandais ou les Italiens travaillant dans d’anciennes colonies."

"La France est composée d’un ensemble d’acteurs publics et privés (l’Elysée, les Affaires étrangères, la Coopération, les Armées, l’Education nationale, les entreprises privées). Elf est l’un de ces acteurs, aussi ne peut-on opposer Elf et la France, cela n’a pas de sens car Elf fait partie de la France. Elf ne suggère rien à l’Etat français. En revanche comme tous les autres Etats, la France prend en compte les intérêts des uns et des autres dans leur globalité, dans la définition de sa politique étrangère."

En écho, M. Stephen Smith, journaliste à "Libération", écrivain, a souligné que : "la perméabilité entre Elf et le ministère des Affaires étrangères lui a paru étonnante : une même personne pouvant être détachée du ministère des Affaires étrangères, être intégrée comme directeur des affaires internationales d’Elf et revenir ensuite dans ce ministère en acquérant de l’avancement. La compagnie pétrolière devient en quelque sorte une délocalisation de l’Etat. Les relations entre l’Etat français et la compagnie Elf avant sa privatisation ne lui ont pas semblé différentes de celles entretenues par l’Etat gabonais avec Elf Gabon. M. Le Floch-Prigent avait sûrement plus de poids que le ministre de l’Industrie de l’époque en France. Il en allait de même du Directeur général d’Elf Gabon."

Un cas particulier très récent vient d’illustrer ce propos prémonitoire. Un ancien directeur des affaires internationales d’Elf nommé sous-directeur de l’Afrique Occidentale au Quai d’Orsay est le nouvel ambassadeur de France en Birmanie. Quelques mauvais esprits ne manqueront pas d’observer qu’une telle nomination sera précieuse pour défendre les intérêts de TotalFina Elf dans un pays que la plupart des investisseurs internationaux évitent (voir infra).

La privatisation et la fusion Elf TotalFina accentue le caractère choquant de ces allées et venues entre compagnies pétrolières et haute administration. Elles contribuent à accréditer l’idée que les compagnies pétrolières définissent la politique étrangère de la France et que les intérêts des uns et des autres sont identiques surtout que garants de la sécurité des approvisionnements en pétrole, les pouvoirs publics estiment prioritaire la défense des intérêts de ces compagnies.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr