A) UN PAYS DECHIRE PAR UNE GUERRE CONTRE LES CIVILS

En août 1990 après onze années de pouvoir sans partage, le Président Sassou N’Guesso instaure le multipartisme. Début 1991, la classe politique congolaise impose une conférence nationale souveraine (CNS). Le pays malgré la rente pétrolière est en faillite en raison du poids de sa dette. La CNS rassemble une cinquantaine de partis politiques et plus de 1000 participants et met un terme à vingt ans de régimes militaro-marxistes. Elle restreint les pouvoirs du président Sassou N’Guesso et le gouvernement de transition est confié à M. André Milongo qui devient Premier Ministre. Le 15 janvier 1992 le président déchu tente un coup d’Etat à partir de Libreville, il échoue. Une Constitution est adoptée par référendum avec 97 % de suffrages et le 16 août 1992, M. Pascal Lissouba est élu au second tour des élections présidentielles avec 61,32 % des suffrages grâce au report de voix des électeurs du P.C.T. (parti congolais du travail), parti de l’ancien président Sassou N’Guesso qui a donné des consignes de vote. M. Pascal Lissouba arrive devant M. Bernard Kolélas, futur maire de Brazzaville. M. Lissouba rompt ses accords avec le P.C.T. grâce auquel il a été élu et ne lui accorde que trois portefeuilles sur les sept promis dans le cadre de l’accord électoral. Le P.C.T. reproche alors au président Lissouba d’instaurer une dictature légale. Considérant qu’il a été floué, le P.C.T. se retire de la coalition et rejoint l’opposition. Le gouvernement devient instable et l’Assemblée nationale est dissoute le 17 novembre 1992. Un gouvernement de transition est constitué début décembre ; l’opposition y est majoritaire et M. Kolélas en fait notamment partie. Moins de six mois après son élection, le président Lissouba est contesté.

Le premier tour des législatives anticipées a lieu le 2 mai 1993. Les résultats sont annoncés deux semaines plus tard dans un climat de suspicion. Sur 125 sièges, la mouvance de M. Lissouba en obtient 62. L’alliance conduite par le P.C.T. en gagne 49. Trois sièges sont emportés par des "divers". Le second tour se déroule le 6 juin afin de pourvoir les 11 sièges manquants. L’opposition, qui a contesté les résultats du premier tour, boycotte le scrutin.

A priori, le président Lissouba n’a pas la tâche facile : l’endettement est colossal, l’Etat est en cessation de paiement, l’armée est acquise à l’ancien président. Il parvient à desserrer l’étau financier en mettant Elf en concurrence avec des pétroliers américains. Il obtient ainsi que la part des recettes pétrolières reversée à l’Etat congolais passe de 17 % à 33 %. Mais politiquement, au lieu de miser sur l’adhésion populaire capitalisée par la CNS, il entre en guerre avec M. Bernard Kolelas maire de Brazzaville et décide de se doter de forces militaires qui lui sont fidèles. C’est l’engrenage. M. Kolelas et l’ancien président Sassou N’Guesso se dotent aussi de milices respectivement les Ninjas et les Cobras.

Le président Lissouba, dans les premiers mois de 1993, se sentant politiquement en danger, commence à mettre en place des groupes armés constitués de jeunes gens, entraînés dans des camps et dont la mission est de faire régner l’ordre sur l’ensemble du territoire. De graves incidents se produisent le soir du 6 juin. Brazzaville est en état d’insurrection et l’armée quadrille la ville. M. Kolélas appelle les Congolais "à défendre la démocratie" et des armes sont distribuées par milliers. Cette guerre civile qui se limite géographiquement à la capitale oppose en fait la "mouvance Lissouba" à une partie de l’opposition dirigée par M. Kolélas.

En novembre 1993 la capitale est encore ravagée par de violents affrontements. En janvier 1994 un cessez-le-feu intervient ; M. Kolelas devient maire de Brazzaville, allié au président Lissouba. Les milices de M. Kolelas, les Ninjas, font peser une menace permanente sur la sécurité des personnes. L’ancien président Sassou N’Guesso fait de même dans son fief. Cette escalade de l’armement des milices ne pouvait qu’annoncer une nouvelle guerre civile.

Pour s’équiper, les milices du président Lissouba disposaient des moyens de l’Etat ; les autres milices s’efforçaient de voler du matériel dans les casernes ou d’en acquérir dans les pays voisins. La deuxième guerre civile congolaise éclate le 5 juin 1997, deux mois avant la date du premier tour des élections présidentielles prévues pour le 27 juillet 1997.

Le catalyseur, ou le prétexte, de cette seconde guerre civile fut l’attaque par des troupes congolaises et plusieurs blindés de la résidence de l’ancien président Sassou N’Guesso, rentré au Congo en janvier 1997. Le président Lissouba considère alors cet assaut contre la maison de l’ancien président comme une simple opération de police destinée à désarmer les Cobras. La guerre enflamme à nouveau Brazzaville, le pays se divise et des éléments de l’armée régulière passent chez les Cobras de M. Sassou N’Guesso.

M. Kolelas, ancien adversaire du président Lissouba auquel il s’était opposé lors de la première guerre civile de 1993, rejoint la mouvance présidentielle le 8 septembre 1997 et devient Premier ministre. La guerre s’installe à Brazzaville, opposant cette fois l’ancien président Sassou N’Guesso à la coalition de MM. Lissouba et Kolélas. Cette guerre civile provoquera entre 4 000 et 10 000 victimes selon les différentes sources officielles et internationales à Brazzaville.

Après cinq mois de guerre, l’ancien président Sassou N’Guesso prend militairement le dessus. Le 31 août 1997, le mandat du président Lissouba est arrivé à son terme. Le 12 octobre, les troupes angolaises (par solidarité entre d’anciens présidents marxistes disent alors les médias occidentaux) s’engagent aux côtés de M. Sassou N’Guesso dans le sud-ouest du Congo. Deux jours plus tard, M. Sassou N’Guesso prend Brazzaville et Pointe Noire, l’ancien président Lissouba quitte alors précipitamment le Congo avec la plus grande partie de ses proches collaborateurs. Le 25 octobre, l’ancien président M. Sassou N’Guesso prend le pouvoir. Depuis, la guerre continue au Congo et la population est une fois de plus l’otage et la victime d’exactions commises par les armées étrangères angolaises et tchadiennes et les milices armées par les dirigeants politiques Ninjas, Cocoyes, Cobras font régner la terreur.

Les conclusions du rapport d’Amnesty International "République du Congo, une ancienne génération de dirigeants responsables de nouveaux carnages" paru en mars 1999, sont accablantes pour la classe politique congolaise.

L’Organisation conclut que toutes les parties au conflit du Congo ont porté de graves atteintes aux droits de l’Homme. "Ces atteintes, perpétrées pour la plupart délibérément et arbitrairement à l’encontre de civils non armés ne participant pas directement aux hostilités, contreviennent au droit international humanitaire. Les principaux responsables de ces violences sont des dirigeants politiques et militaires qui ont suscité, cautionné ou créé des situations dont ils savaient qu’elles risquaient de se traduire par des atteintes aux droits humains contre des civils non armés."

"Le cycle de l’impunité a créé des conditions dans lesquelles la violence est perçue par de nombreuses personnes au Congo comme le seul moyen de corriger l’injustice et de prendre ou de conserver le pouvoir. Ceux qui détiennent l’autorité agissent pratiquement toujours en dehors du cadre de la loi, et le pouvoir judiciaire n’est pas en mesure de protéger les victimes des atteintes aux droits fondamentaux."

"On peut s’attendre à ce que, dans ce contexte de violence politique, les atteintes aux droits humains se poursuivent, à moins que le gouvernement comme l’opposition ne prennent l’engagement de respecter l’autorité de la loi et qu’un appareil judiciaire indépendant, compétent et impartial assure son application."

Le rapport de la FIDH et de l’Observatoire congolais des droits de l’Homme (OCDH) intitulé "L’arbitraire de l’Etat, la terreur des milices au Congo Brazzaville" paru en juin 1999, dénonce lui aussi les exactions extrêmement graves commises "par des fanatiques armés dirigés par des seigneurs de guerre et des militaires professionnels conscients de leurs actes". Il est accablant pour les autorités congolaises actuelles et l’ensemble de la classe politique. Il conclut :

"La répression, les persécutions et les violences politiques rivalisent de violence et de brutalité au Congo Brazzaville. La situation des droits humains et des libertés fondamentales y est devenue catastrophique ces six derniers mois. Au regard de ses obligations découlant des conventions internationales relatives aux droits de l’Homme auxquelles il est partie, l’Etat congolais, à travers ceux qui le représentent, fait preuve d’une défaillance patente et grave quant à respecter d’une part, le droit international humanitaire, et d’autre part, les droits de l’Homme et à en garantir effectivement l’exercice et la protection."

"Pire encore, rien ne semble annoncer une prise d’initiatives pertinentes en faveur de ces droits, systématiquement méprisés car leurs violations se poursuivent obstinément et impunément."

"Dans les régions épargnées par les hostilités avec les rebelles Ninjas et Cocoys, des éléments de la force publique se livrent toujours aux exécutions arbitraires et extrajudiciaires, devenues monnaie courante."

De plus, la FIDH et l’OCDH considèrent que "la répression systématique et le refus par les autorités congolaises de toute solution non militaire à la crise politique maintient le Congo-Brazzaville dans l’engrenage des violences à répétition ; la victoire militaire ne peut assurer une paix durable dans ce pays où prolifèrent des milices affiliées aux partis politiques et où circulent sans contrôle légal des armes de guerre dans un contexte de non-droit total".

Enfin, la FIDH et l’OCDH dénoncent le recours systématique à la violence armée comme méthode de règlement des différends et comme moyen d’accession et de maintien à la tête de l’Etat au Congo-Brazzaville.

La presse française sensibilisée par l’affaire ou les affaires Elf s’est intéressée aux dessous de la guerre civile au Congo. Elle a accusé Elf d’avoir armé les deux camps.

La mission d’information a auditionné les auteurs de ces articles qui évoquent tous une phrase de M. Loïc Le Floch-Prigent citée dans l’Express du 12 décembre 1996 : "Le Congo est sous le contrôle d’Elf". Cela signifie-t-il que l’attitude d’Elf a influencé la position prise par la France ?

B) LE JEU TROUBLE D’ELF

Voici l’analyse de M. Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard Enchaîné : "Quand la guerre commence, le 5 juin 1997, M. Lissouba achète des armes et paie des mercenaires. Les partisans de M. Sassou N’Guesso font pression sur la compagnie Elf pour qu’elle cesse de verser des redevances à M. Lissouba. Mais les partisans de ce dernier rappellent à Elf qu’ils lui ont accordé beaucoup de concessions exploitables par rapport aux autres compagnies étrangères. Elf se trouve alors dans une position gênante. Pour des raisons politiques, l’Elysée cesse de soutenir M. Lissouba, ce qui n’empêchera pas Elf d’avoir des difficultés avec M. Sassou N’Guesso."

A une question de la mission sur les relations entre l’Elysée et M. Lissouba, M. Claude Angeli a répondu : "Lorsque M. Lissouba a été élu, il ne passait pas pour très francophile. Il a eu besoin de 150 millions de dollars pour régler les salaires. Elf ayant refusé, Occidental Petroleum, compagnie américaine, a accepté de les lui prêter en les gageant sur de futures extractions de pétrole. Ensuite, les relations de l’Elysée avec M. Lissouba se sont améliorées ; mais les rapports n’étaient pas aussi confiants qu’avec M. Sassou N’Guesso, M. Lissouba étant un intellectuel que M. Sassou N’Guesso avait fait emprisonner. La guerre civile a pris fin par l’entrée des troupes angolaises au Congo. Or, la France, qui tente de faire oublier son soutien passé à l’Unita contre le régime marxiste de Luanda, s’efforce depuis plusieurs années d’entretenir de bonnes relations avec l’Angola, pays riche en pétrole. Il est admis par tous que c’est l’entrée des troupes angolaises à Brazzaville et Pointe Noire qui a permis la victoire de M. Sassou N’Guesso. Elf et le gouvernement français se sont félicités de cette intervention qui devait permettre la reconstruction du Congo. A ce jour, ce n’est pas encore le cas, et les troubles continuent."

Selon M. Jean Savoye, chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), l’intervention de l’Angola au Congo-Brazzaville s’explique par le poids de l’Histoire conjugué à des intérêts pétroliers : "L’intervention angolaise s’explique par un facteur historique, l’empreinte de l’ancien royaume Bakongo qui comportait au XVIème siècle des régions situées dans le Congo actuel, l’ex-Zaïre et au nord de l’Angola. Or, dans cette dernière région, la population bakongo qui a fui la colonisation portugaise s’est installée au Congo et a tenté de revenir en 1975 avec le troisième mouvement de libération nationale de l’Angola le FNLA qui a été battu devant Luanda. Mais l’Angola craint toujours une sécession de cette région qui inclut en partie Cabinda c’est-à-dire 50 % de ses réserves pétrolières. A la fin des années soixante dix, le Zaïre a soutenu le FLNA, et l’Angola a réactivé les sécessionnistes katangais. La crainte du gouvernement angolais a perduré. Avant la chute de M. Lissouba au Congo, l’Unita avait perdu l’essentiel de ses moyens d’approvisionnement dépendant des infrastructures aéroportuaires. La seule route d’approvisionnement qui lui restait, passait par Pointe Noire. Elle a été perdue à la chute de M. Lissouba. Le gouvernement angolais avait donc intérêt à aider M. Kabila pour contrer les velléités d’indépendance de la zone de Cabinda et à soutenir M. Sassou N’Guesso au Congo pour couper les approvisionnements de l’Unita."

M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint au Nouvel Observateur, a fait observer que : "le cas de la guerre civile au Congo illustrait parfaitement l’impact de l’intervention d’une compagnie pétrolière, en l’occurrence Elf, dans une guerre civile. Le Président Lissouba a reconnu qu’il avait pu acheter des armes lourdes grâce aux recettes pétrolières ; il en est de même de son adversaire, le Président Sassou N’Guesso. Les intérêts de la France peuvent varier dans le temps. En 1975, l’implantation de compagnies pétrolières françaises pour assurer l’indépendance énergétique de la France avait un intérêt réel."

"L’utilisation d’armes comme les orgues de Staline et les hélicoptères, dans cette guerre civile, a accru le nombre des victimes qui s’élève à près de 40.000 personnes au lieu de 10.000 personnes si ces livraisons d’armes n’avaient pas eu lieu. Le rival de M. Lissouba, M. Sassou N’Guesso, beau-père du Président Bongo, a gagné, conformément aux intérêts de la France. Quand sa victoire a été confirmée, le PDG d’Elf Aquitaine, M. Philippe Jaffré, lui a rendu visite au cours d’un voyage en date du 27 janvier 1997, qui aurait dû rester secret. M. Lissouba n’a pas été soutenu par Elf, car, cinq ans plus tôt, il avait exigé 150 millions d’avance sur production d’Elf que finalement, une compagnie pétrolière américaine lui a versés."

M. Martial Cozette, directeur du Centre d’informations sur les entreprises, a indiqué que : "S’agissant de l’exploitation par Elf des gisements au Congo, la Banque mondiale avait fait remarquer dans les années 1990-1991 que le rendement de l’exploitation pétrolière y était l’un des plus bas du monde et a suggéré des audits. Le gouvernement de transition a fait appel au cabinet Arthur Andersen pour faire un audit mais celui-ci n’a pu mener à bien cette mission car Elf Congo et Agip Congo ne le lui ont pas donné accès aux pièces et aux informations."

C) LES ACCUSATIONS DU PRESIDENT LISSOUBA

La mission d’information a longuement entendu le président Pascal Lissouba, qui a porté plainte contre Elf. Voici ses explications : "Il a porté plainte contre Elf non pas parce qu’il détenait des documents sur les activités blâmables de cette grande entreprise financièrement puissante, véritable Etat dans l’Etat disposant de moyens d’action formidables sur le plan international mais parce qu’un certain nombre d’agents de cette compagnie ont utilisé cette force pour mener des actions dévoyées et inhumaines. La puissance d’Elf aurait dû être utilisée à des fins plus respectables au plan des principes."

Dans la plainte qu’il a déposée le 20 novembre 1997 au Tribunal de Grande Instance de Paris, le Président Lissouba cite la presse française et les propres déclarations du président M. Denis Sassou N’Guesso. Voici quelques extraits de cette plainte :"Aux termes d’un pacte de corruption dont les modalités exactes restent à définir, mais qu’un faisceau d’indices précis et concordants rend particulièrement apparent, Elf Aquitaine a aidé le Général Sassou N’Guesso à exécuter son coup d’Etat au Congo."

"Plusieurs personnes ont rendu visite au Général Sassou N’Guesso avant, pendant et après le coup d’Etat, et ont assisté au simulacre de la prestation de serment du Général Sassou N’Guesso le samedi 25 octobre 1997, au lieu de condamner les conditions de la prise de pouvoir."

"Dans la même période, ces mêmes personnes n’ont pas eu le même comportement à l’égard du gouvernement."

"De même, il est pour le moins significatif qu’Elf Aquitaine n’ait pas fait rapatrier son personnel, à l’instar de l’autre grande compagnie présente à Pointe-Noire (Agip), ce qui prouve qu’Elf Aquitaine non seulement savait n’avoir rien à craindre des milices du Général Sassou N’Guesso ou de l’armée angolaise, mais encore, mais surtout disposait des éléments d’information permettant de prévoir les circonstances de l’invasion angolaise (c’est-à-dire le fait que l’armée angolaise irait jusqu’à Brazzaville pour y porter le Général Sassou N’Guesso)."

Répondant aux questions des membres de la mission sur ses relations avec la France et Elf, M. Pascal Lissouba a donné les explications suivantes : "A son arrivée au pouvoir, les caisses de l’Etat étaient vides et la dette qui s’élevait à 6 milliards de dollars, était colossale. Cette situation est bien connue car le FMI et la Banque Mondiale en ont fait état. Il fallait gérer cette dette en mettant de l’ordre, or il devait faire face à cinq mois de retard dans le paiement des salaires de fonctionnaires dans un pays sans secteur privé. Il s’est tourné vers Occidental Petroleum pour obtenir un contrat d’achat de pétrole sur la base de redevance pétrolière sur une période donnée. Mais Elf a refusé de régler la redevance à Occidental Petroleum alors même qu’Elf lui avait refusé un crédit relais. Ce refus fut un choc pour lui car cela ne nuisait pas aux intérêts d’Elf de l’aider. Il s’est tourné vers Agip qui a accepté mais de nombreuses difficultés surgissaient (retard de livraison, etc.)."

Il a estimé que c’est sa demande de relèvement de la redevance pétrolière qui a provoqué l’hostilité d’Elf puis celle de la France à son égard : "Finalement il a obtenu le relèvement de la redevance de 17 à 33 % et il craint que ce relèvement n’ait été le facteur déclenchant du drame congolais. Il obtient à la même époque une avance de 150 millions de dollars de la compagnie américaine Occidental Petroleum qui voulait être remboursée en pétrole. Il s’est tourné vers Elf et Agip pour conclure l’arrangement, mais ces deux compagnies se sont demandées pour quelles raisons il avait signé avec Occidental Petroleum, sans s’adresser à eux."

Il a souligné que lors d’une visite en France en novembre 1992, "il a demandé qu’on l’aide à la formation de l’armée et a tenté d’obtenir un accord de coopération en matière militaire et de sécurité. La réponse du Président Mitterrand fut brutale : "La France ne fait plus cela". Il s’en est étonné car le Gabon comme le Sénégal, la Centrafrique et le Tchad bénéficiaient de ce type d’aide. D’un côté Elf se livrait à un blocus financier, de l’autre le gouvernement français ne semblait vouloir l’aider sur les questions de sécurité. Pourtant, les intérêts français, notamment pétroliers, au Congo, étaient respectés par son gouvernement."

Il a précisé que ses relations avec M. Raymond Cesaire alors ambassadeur de France au Congo-Brazzaville "étaient sereines mais franches. L’Ambassadeur de France, M. Raymond Cesaire ne cachait pas ses amitiés pour M. Sassou N’Guesso. Au début de la guerre civile, la France n’a maintenu son contingent qu’une journée de plus seulement à la demande de M. Lissouba. Selon lui, la France est aujourd’hui débordée ; M. Sassou N’Guesso continue son carnage et détient le pouvoir par la force malgré la réprobation de la communauté internationale et la résolution du Parlement européen."

La question du financement d’achat d’armes par la rente pétrolière ayant été soulevée, M Pascal Lissouba a répondu : "La preuve matérielle du financement des armes est difficile à obtenir (environ 150 millions de francs). Mais comment imaginer que M. Sassou N’Guesso ait obtenu des armes sans contrepartie. Le mécanisme de versement de la redevance pétrolière est difficile à décrire. Les redevances sont dues à des filiales d’Elf Aquitaine, Elf Congo et Elf Gabon, opérant dans le Golfe de Guinée. Mais le fonctionnement d’une autre Société Elf trading qui effectue des transactions reste obscur. Les fluctuations du dollar jouent sur le montant de la redevance. Le dollar peut être en baisse au moment du paiement de la redevance. Mais qui gère le différentiel provoqué par ces fluctuations portant sur des sommes considérables ? Qui peut contrôler cela ? Bien que les prix soient fixés au moment du paiement on constate des différences. Le Congo recevait des redevances d’exploitation dont il était difficile de suivre le cheminement. Les sommes provenant des marges de fluctuation pouvaient être élevées et suffisaient à financer un mouvement de déstabilisation. Il pouvait donc s’agir d’une sorte de pacte de corruption soutenant un complot."

La presse a mis en évidence le rôle obscur de certains réseaux français dans la déstabilisation du président Lissouba. Elle n’exonère pas ce dernier pour autant.

D) LE ROLE OBSCUR DES RESEAUX

Dès juin 1997, le "Canard enchaîné" évoquait des transports d’armes en direction du Congo : "le sort du Congo se joue au fonds du puits de pétrole" titrait-il le 11 juin 1997. Il expliquait que l’Elysée s’ingérait dans la guerre au Congo (articles du 10 septembre et 17 septembre 1997). Ces informations n’ont pas été démenties.

Au contraire, elles furent reprises par M. Jacques Isnard dans "Le Monde" du 17 octobre 1997, dans un article intitulé "Des "Cobras" très bien ravitaillés en armes".

"Selon les services de renseignements français, les "Cobras" de M. N’Guesso ont pu disposer d’armements lourds et individuels en provenance de plusieurs Etats africains proches de la France, comme le Gabon. Les mêmes sources françaises laissent entendre que ces milices ont pu, grâce à des circuits de financement occultes fréquents dans les milieux pétroliers, acheter des matériels en Europe".

M. François Xavier Verschave, président de Survie, est plus explicite dans son ouvrage "La Françafrique" (p. 313-314). Il s’appuie lui aussi sur les informations du "Canard enchaîné" : " Il est clair qu’en toute cette affaire la stratégie du groupe pétrolier (Elf) a été déterminante. Alors qu’il vient d’enchaîner les découvertes de champs pétroliers majeurs au large des côtes angolaise et congolaise, il voyait cet eldorado marin exposé à la vague révolutionnaire issue de la région des Grands lacs. Les régimes corrompus du Gabon, du Cameroun et de Guinée équatoriale étaient menacés. Celui de Brazzaville sombrait... Des bateaux-navettes ordinairement utilisés par Elf ont débarqué des unités angolaises et des "Cobras" de N’Guesso pour s’emparer du port de Pointe-Noire, centre névralgique de l’exploitation pétrolière et clef de la conquête du Congo."

Il appartiendra à la Justice de faire la lumière sur ces accusations tant à travers la plainte du président Lissouba qu’à travers les enquêtes sur les multiples détournements de fonds dont, selon M. Philippe Jaffré, Elf fut victime. Un article de M. Karl Laske dans "Libération" du 21 juillet 1998 intitulé "La chute d’une barbouze", évoque l’existence de documents saisis par la justice, lors d’une perquisition au siège d’Elf le 15 mai 1998. Les documents démontreraient les liens entre les services de sécurité d’Elf, des membres de réseaux et le président Sassou N’Guesso.

Plus grave encore, trois ONG françaises, "Agir ici", "Frères des Hommes" et "Survie" ont écrit aux membres de la mission le 10 septembre 1999. Elles accusent la France de soutenir le président Sassou N’Guesso. Voici les extraits de leur lettre en date du 10 septembre 1999 :

"A Paris, les propos officiels feignent de croire qu’un général-policier formé par la Stasi, qui sema de complots et d’assassinats l’histoire de son pays, se muerait en homme de paix, en grand réconciliateur. Il tient effectivement ce discours. Mais il organise parallèlement une reprise en main totalitaire, et la captation de la rente pétrolière. Surtout, il a laissé ses milices généraliser le pillage, et répandre la terreur chez les populations du Sud de la capitale et du pays."

"Ce comportement a relancé la guerre civile. Enrôlées ou non dans l’armée régulière, les milices Cobras, imitées par les occupants angolais et les auxiliaires rwandais, ont multiplié les massacres depuis décembre 1998, provoquant la fuite de centaines de milliers de personnes dans les forêts. Une partie de ces déplacés sont morts, ou meurent encore, faute de nourriture et de soins. Au-delà du drame humanitaire qui se poursuit, la politique de tueries et de viols systématiques à caractère ethnique, organisée ou "tolérée" par le régime congolais, relève clairement selon nous du crime contre l’humanité. Même s’il faut se méfier des comparaisons (et ne pas exonérer les milices de Lissouba et de Kolélas de leurs exactions), elle situe le pouvoir du général Sassou N’Guesso du côté des Milosevic, ou des généraux indonésiens organisateurs des massacres à Timor."

"Si nous avons décidé de vous alerter, c’est que notre pays, au nom d’un raisonnement insoutenable, a décidé d’engager un ensemble de moyens militaires pour faire triompher ce régime. Le raisonnement, c’est celui du "passage en force", d’une "’paix" issue de l’écrasement de toute opposition. Mais qui peut croire à une paix durable acquise par le crime contre l’humanité ?"

"En effet, les Transall de l’armée française n’ont cessé de livrer des armes à la faction au pouvoir, - à savoir le président Sassou N’Guesso -. Selon la Lettre du Continent du 1er juillet, la France a financé avec l’argent du Fonds d’aide et de coopération (FAC) l’intervention d’au moins 80 officiers et sous-officiers français. De leur côté, les opposants au régime dénoncent l’intervention de légionnaires français dans le "maintien de l’ordre". Ne paierons-nous pas un jour chèrement le pétrole préservé à ce prix ?"

N’ayant pu obtenir les télégrammes diplomatiques demandés en vain, la mission n’a pas été en mesure de vérifier ces allégations extrêmement graves mais a estimé devoir en faire état.

La mission s’est efforcée de comprendre quel rôle jouaient les autorités françaises dans la guerre civile au Congo. Auparavant elle avait reçu cet avertissement de M. Philippe Jaffré alors président directeur général d’Elf Aquitaine lors de son audition : "Les ressortissants français sont à la merci des campagnes de presse. Les rumeurs en provenance d’Afrique qui mettent Elf à l’index, lorsqu’elles sont reprises par la presse française, deviennent en Afrique des vérités. Les agents d’Elf sont alors agressés et insultés. A ce titre, M. Jaffré a attiré l’attention sur les conséquences que pourraient avoir les conclusions écrites de la mission d’information." La mission a été très choquée de ces propos. Chercher à savoir revenait donc à mettre des vies françaises en danger ? Ne les met-on pas en danger en opérant dans un pays instable où la rente pétrolière semble n’être utilisée qu’à l’achat d’armes, alors que la population vit dans la guerre et le sous-développement ?

Les explications de M. Jean-Didier Roisin, directeur d’Afrique et de l’océan Indien au Quai d’Orsay ont été les suivantes : "N’ayant pris ses fonctions qu’après la privatisation d’Elf, il lui était difficile de se prononcer sur les rapports du ministère des Affaires étrangères de cette société, lorsqu’elle relevait de l’Etat. Au Congo, il a rappelé qu’Elf avait été accusée par l’un et l’autre camps de soutenir son adversaire. En tout état de cause, l’action diplomatique de la France n’avait jamais été déterminée par les activités d’Elf dans ce pays. Il a rappelé notamment que la France avait demandé la création et l’envoi d’une force des Nations Unies au Congo dès le début de la crise de 1997."

Faisant référence à la doctrine de La Baule, il a considéré que "Il était faux de penser que la France soutient aveuglément des régimes qui ne le méritent pas. Notre pays prend toujours en compte le critère de respect des droits de l’Homme dans la détermination de son aide." Mais il a pourtant jugé que "La présentation de M. Sassou N’Guesso comme un putschiste renversant un gouvernement légitime était caricaturale. Il a rappelé que la France ne reconnaissait pas les gouvernements mais les Etats, et qu’à sa connaissance, l’ONU n’avait frappé d’aucune sanction le gouvernement de M. Sassou N’Guesso. La politique africaine de la France, notamment à l’égard d’éventuelles violations des droits de l’Homme, n’était pas déterminée par les intérêts des sociétés pétrolières françaises."

Interrogé par M. Gérard Charasse sur la situation au Congo-Brazzaville le 3 mars 1999, M. Charles Josselin, ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, a répondu : "La situation dans ce pays est en effet préoccupante. Brazzaville se relevait à peine de l’affrontement entre les partisans de Sassou N’Guesso et ceux de Pascal Lissouba que de nouveaux combats venaient endeuiller la population, dans de nombreuses villes."

"La zone comprise entre Pointe-Noire et Brazzaville, essentielle pour l’approvisionnement du pays, échappe au contrôle du pouvoir central. Si Pointe-Noire ne souffre pas de violences, la présence angolaise y est pour beaucoup, mais les habitants, dont une importante communauté française, subit les conséquences des coupures d’électricité et de l’afflux des personnes déplacées. La faiblesse des effectifs engagés laisse le champ libre aux auteurs de multiples exactions."

"Les rivalités ethniques et la déliquescence de l’Etat ne sont pas des phénomènes récents, mais d’importantes livraisons d’armes ont rendu les affrontements plus violents. La situation politique, en outre, est bloquée, les protagonistes ayant choisi la solution militaire. La France a condamné la reprise des combats et toutes les exactions commises. Elle a engagé les différents acteurs à rechercher la négociation. La France n’oublie pas la responsabilité que l’Histoire lui a léguée, ni l’existence d’une importante communauté française au Congo : si nos compatriotes ne sont plus que 350 à Brazzaville, ils sont encore 2 500 à Pointe-Noire. Nous avons entrepris à la fois de traiter les souffrances de la population, et surtout, de trouver une solution politique à la crise. La discrétion m’interdit d’en dire davantage, mais je dois rencontrer dans quelques instants l’ambassadeur, qui me rendra compte des réactions des parties en présence à nos propositions de réconciliation."

La mission considère qu’il est plus que temps que la communauté internationale se préoccupe de la situation au Congo-Brazzaville et que les autorités françaises explicitent leur politique dans ce pays.

La symbiose entre Elf Aquitaine et certains réseaux ne devrait pas durer. Plusieurs facteurs de modernisation sont à l’œuvre.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr