M. Jean-François Bayart, directeur du CERI, a explicité ainsi cette problématique : "Bien que les compagnies pétrolières ne fassent pas a priori la politique du pire, elles y ont été, dans la pratique, entraînées. Les compagnies pétrolières anglo-saxonnes ont contribué à la chute de Mossadegh en Iran. Entre 1950 et 1960, la compagnie Chevron a indirectement alimenté la guerre civile au Soudan en distribuant des armes aux milices destinées à protéger ses installations pétrolières ; elle a joué un rôle dans l’extension de ce conflit. En Angola, les ressources provenant du pétrole permettent au MPLA, parti unique, d’acheter de l’armement pour financer son effort de guerre, et gouverner le pays sans se poser la question de sa légitimité politique, de sa représentativité ou de sa responsabilité."

Il a souligné "le lien assez direct entre l’existence de ressources pétrolières importantes et l’extension de la guerre comme mode de solution des conflits politiques en Afrique sub-saharienne. Les perspectives mêmes de l’exploitation pétrolière sont susceptibles de favoriser l’extension des conflits car elle permet à une partie ou à tous les belligérants d’acquérir des armes et elle rend la détention du pouvoir encore plus convoitable."

La géopolitique du pétrole est caractérisée par le hiatus qui sépare les zones de gisement et celles de consommation des produits raffinés. Malgré l’existence de nombreux pôles de production, le Moyen-Orient reste la région essentielle de production. En 1997 les Etats du Golfe ont fourni 18,2 millions de barils/jour sur un total mondial de 40,1 millions de barils/jour d’exportation. Or, le Moyen-Orient fut le théâtre d’une guerre pour le pétrole : la guerre du Golfe.

A) UNE GUERRE POUR LE PETROLE : LA GUERRE DU GOLFE

A cette date, le 2 août 1990, cent mille soldats irakiens ont envahi le Koweït. Le marché mondial du pétrole se resserrait ; la demande croissait ; la production américaine avait été réduite. Les importations de pétrole des Etats-Unis étaient à un niveau jamais atteint et montaient. Le monde redevenait très dépendant vis-à-vis du golfe Persique. L’écart entre la demande et la capacité de production diminuait. Le marché était donc vulnérable aux conflits et aux accidents.

Depuis la guerre Iran-Irak, 1980-1988, dans laquelle les intérêts pétroliers avaient leur part, les objectifs de Saddam Hussein semblaient clairs : dominer le monde arabe, obtenir l’hégémonie sur le golfe Persique, devenir une puissance pétrolière de premier plan et une puissance militaire (nucléaire compris) régionale. Cependant, le pays souffrait d’une considérable faiblesse financière.

Auparavant, en juillet 1990, l’Irak avait placé cent mille hommes à sa frontière avec le Koweït, pays favorable à une baisse des prix du pétrole. Bagdad voulait s’assurer que des pays comme le Koweït et les Emirats arabes unis respectaient leurs quotas pétroliers pour faire monter les prix de l’Opep. Ces pays cédèrent, mais les soldats irakiens ne se retirèrent pas pour autant. Bagdad considérait en fait que le Koweït devait lui revenir.

M. Daniel Yergin a expliqué dans "Les hommes du pétrole" les enjeux de ce conflit (p. 481) : "Nous ne supporterons pas cette agression contre le Koweït, annonça George Bush quelques jours après l’invasion. Les Nations unies décrétèrent un embargo pour contrer l’agression. Mais l’affaire ne s’arrêtait pas au Koweït. La disposition des forces irakiennes et la façon dont elles étaient réapprovisionnées donnaient à penser qu’elles pourraient s’emparer des champs pétroliers saoudiens faiblement défendus. Craignant que l’Arabie Saoudite ne fût la prochaine sur la liste de Hussein, de nombreux pays s’empressèrent d’envoyer des forces armées dans la région. Les forces américaines formaient de loin l’élément le plus important. Les répercussions possibles de la crise étaient primordiales pour l’avenir. En se maintenant au Koweït, Saddam Hussein parvenait à contrôler directement 20 % de la production de l’Opep et 20 % des réserves mondiales de pétrole et serait en mesure d’intimider ses voisins."

"La rente pétrolière se traduisait en argent et en pouvoir : politique, économique et militaire. Saddam Hussein savait qu’avec 10 % supplémentaires des réserves mondiales sans grand surcroît de population, l’Irak serait la puissance pétrolière dominante de la planète. Les autres producteurs de pétrole se plieraient à ses diktats tout comme ils avaient commencé à le faire dans l’été 1990, avant l’invasion."

"Le pétrole était donc l’élément fondamental de la crise, non "le pétrole bon marché", mais plutôt le pétrole en tant qu’élément critique dans l’équilibre mondial du pouvoir, comme il l’était depuis la Première Guerre mondiale ".

La question du pétrole commande en grande partie la stabilité et la sécurité de tout le Moyen-Orient. Les Etats-Unis considèrent qu’il va de leurs intérêts vitaux de maintenir à tout prix les régimes en place même si, comme l’Arabie Saoudite dont les réserves représentent plusieurs décennies de production, ils sont loin d’être des modèles de démocratie. L’Union européenne a adopté la même attitude.

Comme l’a rappelé M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint du Nouvel Observateur, "en 1945, une rencontre entre le Président Roosevelt et le Roi Ibn Saoud a scellé un accord qui est encore respecté de part et d’autre. Contre la garantie que les Etats-Unis assuraient la sécurité de l’exploitation du pétrole, le Roi leur en a conféré la primauté".

Selon Gilles Kepel, directeur de recherches au Centre national de recherches scientifiques (CNRS) : "Le pacte détermine une constante de la politique américaine envers l’Arabie Saoudite et les autres pays producteurs de pétrole. L’Arabie Saoudite ferait tout pour garantir les approvisionnements pétroliers de l’Occident, ce qui était un enjeu vital ; en contrepartie, les Etats-Unis appuieraient le régime et les gouvernements saoudiens successifs en s’interdisant toute immixtion durable dans leur politique intérieure." La logique du pacte Roosevelt-Ibn Saoud était à l’œuvre lors de la guerre du Golfe, une guerre du pétrole, pour le pétrole.

Dans les régions de la mer Caspienne et de l’Asie centrale, les conflits latents pour des raisons historiques sont attisés par la présence potentielle de réserves de pétrole dont l’importance varierait, selon les experts entre 80 et 200 milliards de barils pour tout le bassin caspien. (A titre de comparaison, le golfe Persique dans son ensemble dispose de 676 milliards de barils de réserves prouvées).

B) PETROLE ET CONFLITS DANS LA ZONE CASPIENNE : DES GUERRES REELLES POUR DU PETROLE ENCORE VIRTUEL

Les Etats du Caucase, notamment la Transcaucasie et ceux de l’Asie centrale, soumis aux intérêts russes depuis le XIXème siècle, sont le champ de nouveaux rapports de forces. Ils deviennent stratégiquement importants mais, en dépit d’une situation géographique favorable, le développement des hydrocarbures freiné par les recompositions en cours et l’instabilité politique, est source de conflits.

Les droits de propriété sur les ressources de la Caspienne ne sont pas encore clairement fixés ni reconnus par tous les pays concernés, même si des progrès notables ont été enregistrés. Le statut international de la Caspienne (mer ou lac ?) et la délimitation des eaux territoriales sont des sujets de conflits entre les Etats riverains (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Iran, Russie et Turkménistan). La Russie, soutenue par l’Iran et le Turkménistan, entendait faire reconnaître la mer Caspienne comme un lac, ce qui implique qu’au-delà d’une zone de 40 milles le long des côtes, les Etats riverains exploiteraient en commun les ressources de la Caspienne. Mais cette position a largement été combattue par l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan qui entendent partager la Caspienne en eaux territoriales afin de maîtriser le développement des hydrocarbures présents dans leurs secteurs respectifs conformément au droit de la mer. Finalement, les positions se sont rapprochées, l’accord du 6 juillet 1998, signé entre la Russie et le Kazakhstan, entérine un partage des zones offshore en secteurs nationaux, assorti d’une gestion commune des eaux de la mer. La question de l’acheminement de ce pétrole vers des zones de consommation éloignées reste cruciale.

M. Sébastien Leplaideur, dans son mémoire intitulé "La Transcaucasie post-soviétique entre rouge sang et or noir" réalisé sous la direction de M. Jean Gueit, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence en 1998, explique : "De 1993 à nos jours, l’acheminement du pétrole de la Caspienne sera l’enjeu stratégique majeur de la région. De rebondissements en rebondissements, de retournements en revirements, c’est une véritable saga aux acteurs multiples qui se déroulera autour de la Caspienne, où nul accord, nulle concession ne sont définitifs : une sorte de gigantesque jeu d’esbroufe remplace les amabilités diplomatiques habituelles. Il faut dire que l’enjeu est de taille. Un oléoduc qui passe sur son territoire signifie des rentrées de devises assurées (entre 0,5 et 2 dollars par baril) et un moyen de pression considérable - on peut toujours fermer le robinet en cas de désaccord majeur avec l’un des pays producteurs, voire avec les pays consommateurs."

Or, on dénombre au moins quatre voies de passage possibles pour le pétrole de l’Azerbaïdjan et six pour le Kazakhstan pour d’éventuelles exportations vers l’Europe. Cinq pays de transit réels ou potentiels sont plus particulièrement concernés : la Russie, l’Iran, la Géorgie, la Turquie et l’Arménie. Par la Russie, trois voies sont possibles. La première relierait l’Azerbaïdjan au port de Novorossiisk, en doublant des oléoducs existants. Les deux autres pourraient acheminer des hydrocarbures du Kazakhstan en Europe, via la Russie, l’une sur le port de Novorossiisk, l’autre par le réseau de pipelines russe de Druzhba via Samara. La voie Ouest permettrait d’amener les hydrocarbures d’Azerbaïdjan au port géorgien de Supsa sans passer par la Russie. Cet oléoduc est en cours d’achèvement. La voie turque qui relierait Bakou au port méditerranéen turc de Ceyhan via l’Anatolie à la préférence du gouvernement américain. Enfin, le projet d’oléoduc sous-marin en Caspienne lierait le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Azerbaïdjan et la Turquie.

Mais la réalisation ou l’exploitation de ces voies est soumise aux inconnues liées au conflit régional du Nagorni-Karabakh qui oppose l’Azerbaïdjan et l’Arménie, à celui qui oppose l’Abkhazie à la Géorgie et à celui qui embrase actuellement la Tchétchénie et le Daghestan. Ces conflits contrarient toute voie d’évacuation. L’oléoduc Bakou Novorossiirsk vient d’être coupé en raison de l’invasion de la Tchétchénie. Autre incertitude, la Turquie s’oppose aux solutions qui augmenteraient le trafic maritime sur le détroit du Bosphore, trop surchargé et qui se trouve au débouché des cargaisons en provenance de Novorossirsk. Quant à la voie iranienne, même si elle apparaît comme la solution économiquement la plus viable, elle a peu de chances de se concrétiser tant que ce pays restera soumis à l’embargo américain.

M. Sébastien Leplaideur observe que "l’acheminement des ressources énergétiques recoupe des enjeux qui dépassent largement de simples problèmes techniques ou financiers. Tous les acteurs, des groupes sécessionnistes aux grands Etats comme la Russie ou les Etats-Unis, en passant par les pays producteurs et les investisseurs privés ont des intérêts de premier ordre dans la détermination des tracés."

La Russie a systématiquement cherché à bloquer les exportations d’hydrocarbures de la Caspienne autrement qu’à partir du territoire russe, jusqu’à présent avec succès, car elle voulait maintenir un certain contrôle sur les Républiques de l’ex-Union soviétique. Elle estime que l’Asie centrale et les Républiques caucasiennes font partie de son périmètre de sécurité et d’influence et appartiennent à sa "sphère d’intérêts légitimes". Le gouvernement américain, sans nécessairement prendre en compte les intérêts des compagnies pétrolières américaines, privilégie toutes les solutions qui évitent le passage par l’Iran. La voie Bakou Ceyhan malgré sa longueur, son coût et son passage par le Kurdistan semble avoir sa préférence. La France quant à elle encourage l’implantation de ses compagnies pétrolières en Iran.

M. Alexandre Adler, directeur éditorial de "Courrier international" a lui aussi insisté sur les enjeux et les conflits ouverts ou latents également dans la zone de la mer Caspienne et du Caucase : "depuis le début du vingtième siècle, ce pays est industriel et dispose d’une population formée. Bakou fut d’ailleurs proclamée capitale des peuples de l’Orient et constituait une avancée de l’URSS dans la zone. M. Aliev a dirigé le KGB avant de devenir président de l’Azerbaïdjan. C’est un proche de M. Primakov. Au début du siècle, Bakou a longtemps représenté "le Koweït de l’Europe". C’est la première région du monde où on a exploité le pétrole à un niveau industriel ; l’URSS y a concentré toute son industrie de forage, y a créé un Institut des machines automatisées. Bakou, ville arménienne au début du siècle, a connu l’épuration ethnique. Depuis la Perestroïka, les Arméniens ont quitté cette ville pour le Haut-Karabakh, qu’ils ne rendront jamais, ce dont les Azeris sont conscients. Le pays reste traumatisé par les transferts de populations."

"Actuellement, la production de pétrole en Azerbaïdjan atteint celle de l’Iran, et l’ensemble Turquie-Azerbaïdjan, riche de 60 millions d’habitants, représente l’équivalent de la population iranienne. Aussi, les ressources pétrolières de l’Azerbaïdjan intéressent-elles la Turquie, qui y est très présente. Le Président Aliev a clairement opté pour une alliance turco-américaine, car il redoute les Iraniens, bien que ses relations avec le Président Khatami soient assez bonnes. Le Président Aliev a été victime d’un attentat, probablement fomenté par des proches du lobby pétrolier russe."

S’agissant du conflit du Nagorni Karabakh "la Russie a soutenu la candidature à la Présidence de l’Arménie de M. Kotcharian, qui a mené sa campagne grâce aux fonds de la Société russe Gazprom, afin d’éviter l’ouverture d’un oléoduc Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie. Les compagnies pétrolières russes ont leur propre stratégie politique. La ligne de force turco-azérie les inquiète ; de même, pour des raisons écologiques, la Turquie ne souhaite pas que l’oléoduc débouche dans les Dardanelles, et qu’ainsi le pétrole soit acheminé par bateau, avec les risques de pollution que cela comporte."

La présence russe dans la région reste importante. Ainsi, certains observateurs estiment que les intérêts pétroliers sont loin d’être étrangers à la guerre actuellement menée par Moscou en Tchétchénie. D’après l’article de Mme Sophie Shihab dans Le Monde du 30 septembre 1999, l’oléoduc Bakou Grosny Novorossiisk, seul point de convergence des intérêts tchétchènes et russes a été endommagé avant le début du deuxième conflit obligeant l’Azerbaïdjan à charger son brut par des trains traversant le Daghestan avant de rejoindre en Russie même l’oléoduc allant vers Novorossiisk. Elle explique que "Transneft, propriétaire de tous les oléoducs russes, a changé de directeur. Un proche du milliardaire Boris Berezovski fut installé à sa tête. Dans sa première déclaration, il annonça avoir reçu l’ordre de construire une bretelle pour contourner la Tchétchénie. Depuis la Russie semble avoir renoncé à utiliser les infrastructures pétrolières Tchétchènes qu’elle a bombardées. Le Daghestan, qui couvre la plus grande part du littoral "russe" de la Caspienne, demeure un pion central dans la volonté du Kremlin de rester un acteur actif dans le futur partage de ses richesses. S’il perd cette République, il perd aussi toute chance d’avoir son mot à dire dans les grandes manœuvres qui vont s’accélérer à nouveau autour de la Caspienne, avec la remontée des prix du pétrole."

Le pétrole, présenté par certains experts comme un possible facteur de stabilité et d’intégration économique pour les pays de la région, semble au contraire y avoir exacerbé les conflits latents. La remontée des cours du brut accroît encore plus l’intérêt des compagnies pétrolières occidentales, russes voire chinoises pour le pétrole de la Mer Caspienne. Les compagnies américaines Mobil, Exxon Chevron, BP-Amoco ont signé des contrats importants. Les compagnies françaises commencent à s’y implanter. L’entrée de la Russie en Tchétchénie déstabilise la zone d’autant que les déplacements de population commencent à être inquiétants.

Ce schéma, pour des raisons et selon des modalités différentes, se reproduit en Angola et au Congo Brazzaville.

C) LA GUERRE CIVILE EN ANGOLA ET AU CONGO-BRAZZAVILLE : LES PREFINANCEMENTS PETROLIERS A L’ŒUVRE

Depuis son accession à l’indépendance en novembre 1975, l’Angola est le théâtre d’un conflit qui a été l’un des plus meurtriers de ce quart de siècle. Né de la guerre d’indépendance, nourri par les tensions de la guerre froide, le conflit entre le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) au pouvoir depuis l’indépendance et l’Union pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita) s’éternise. Les protocoles de paix signés à Lusaka en novembre 1994 n’ont pas permis la pacification du pays. Restée interdite d’activité politique, l’Unita a conservé des forces armées, a continué à recevoir des armements et a posé les conditions au rétablissement de l’administration dans les zones qu’elle contrôlait. Le gouvernement angolais quant à lui s’est engagé dans des interventions chez ses voisins pour couper l’Unita de ses bases arrières. Après l’aide apportée au renversement du président Mobutu dans l’ex-Zaïre, en mai 1997, les Forces armées angolaises (FAA) intervenaient en octobre 1997 au Congo-Brazzaville, pour assurer la victoire de M. Denis Sassou N’Guesso contre le président Pascal Lissouba accusé par le gouvernement angolais d’avoir permis à l’Unita et aux divers fronts de libération de l’enclave de Cabinda (FLEC) d’utiliser le territoire congolais. Cette intervention massive pour s’assurer des voisins sûrs, qui violait le droit international et le protocole de Lusaka, n’a suscité de la part des grandes puissances que des condamnations verbales. La communauté internationale s’était lassée des manœuvres dilatoires de l’Unita et la présence d’un dictateur au Congo-Brazzaville ne semble pas la gêner. De nouvelles et très importantes découvertes pétrolières (Girassol) ont renforcé la position internationale de Luanda. Américains et Français ont intérêt à soutenir Luanda, leurs compagnies pétrolières Chevron, Gulf oil et Elf les y poussent.

Le Président Lissouba, interrogé par la mission sur ses liens présumés avec l’Unita et son chef Jonas Savimbi les a niés et a donné sa version des faits et son analyse du confli : "S’agissant de ses relations avec l’Angola, tant que MM. Savimbi et Dos Santos se faisaient la guerre, il ne s’en est pas mêlé. Mais dès qu’ils ont commencé leurs pourparlers de paix, il a reçu M. Savimbi en 1995, pendant la conférence de la paix organisée dans le cadre de l’Unesco. M. Pascal Lissouba a évoqué une conversation avec M. Savimbi à qui il avait demandé les raisons de la persistance de la guerre civile en Angola. M. Savimbi lui a répondu qu’après la guerre de libération chacun avait des ambitions. Il aurait fallu laisser le peuple trancher. M. Savimbi disposait de mines de diamants et a acheté quantité d’armes de certaines qualités. M. Dos Santos disposait de pétrole et a acheté également des armes et a obtenu la même quantité et la même qualité d’armes que M. Savimbi. M. Lissouba a alors demandé à quel moment M. Savimbi, avait su cela. Ce dernier lui a expliqué qu’il avait compris petit à petit qu’il ne terminerait jamais cette guerre car on aidait les Angolais à s’entre-tuer. A ce moment là M. Lissouba a pensé que les dirigeants angolais souhaitaient la paix car la situation de leur pays était catastrophique ; actuellement ce sont les milices angolaises qui pillent le Congo parce qu’elles n’ont rien chez elles. Les informations sur ses liens avec M. Savimbi ont été travesties, il n’a jamais passé de troupes en revue avec M. Savimbi."

 Pétrole et diamants financent la guerre

L’Angola fait figure de laboratoire des effets néfastes de la rente que le pétrole ou d’autres matières premières procurent à des chefs de guerre peu soucieux du bien-être de leur population.

M. Jean Savoye a souligné l’intérêt du cas angolais : "La situation des puits de pétrole le long de la côte entraîne une politique de comptoir quelque peu néo-coloniale. La côte seule est intéressante, c’est l’Angola utile." Selon lui, "l’action des compagnies pétrolières en Angola se résume à protéger les sites et à rester en Angola. Les intérêts des compagnies pétrolières coïncident avec ceux du gouvernement angolais. Il s’agit de protéger et de sécuriser militairement les sites d’extraction par un dispositif approprié. Parallèlement, il convient d’assurer la protection politique des sites pour que l’Angola "utile" soit politiquement stable, l’enjeu sera donc de maintenir un pouvoir politique avec lequel on pourra commercer. Entre 1975 et 1990, les gouvernements angolais successifs acceptent l’idée que l’Angola c’est la côte."

"La rente pétrolière permet de financer un appareil militaire mais pas de le créer. Elle sert à financer les corps expéditionnaires cubains jusqu’en 1988-1989". Puis, après les départs des Soviétiques et des Cubains, selon lui "elle sert à attirer des sociétés de mercenaires et des milices privées de sécurité comme Executive Outcomes dont le personnel appartient à plusieurs nationalités (Sud-Africains et Russes). Pour défendre la rente, le gouvernement angolais fait donc appel à des armées privées."

 Une économie dévastée : des gisements pétroliers convoités

Bien que l’Angola soit potentiellement un des pays les plus riches d’Afrique (richesses minières et pétrole), sur onze millions d’habitants, moins de 50 000 Angolais vivent plus ou moins selon les standards occidentaux. La guerre absorbe 40 % du budget de l’Etat ; la production agricole ne couvre plus les besoins alors qu’avant l’indépendance, l’Angola était exportateur net de produits agricoles. Le tissu industriel, le second d’Afrique avant 1975 est en ruines et dans la capitale, ni l’eau, ni l’électricité, ni le téléphone ne fonctionnent de manière satisfaisante. L’Unicef a considéré en 1999 que l’Angola était un des pays où le sort des enfants était le plus défavorable.

Selon M. Jean Savoye :"La guerre civile accentue la décadence de l’économie angolaise mais le secteur pétrolier suit un parcours particulier. En effet au niveau politique, la rente pétrolière procure un revenu conséquent au personnel dirigeant. Alors que les campagnes autour ne connaissent aucun développement, la capitale Luanda est approvisionnée par l’importation de produits de l’extérieur. Sur le plan politique, une élite dirigeante intéressée à la rente se constitue, mais le reste de la population est tenu à l’écart. Un système de marché noir se développe et il fait le lien entre les dirigeants et la population. La rente pétrolière intéresse seulement les élites. La protection des sites pétroliers et diamantifères oblige à mobiliser des ressources militaires qui ne peuvent pas servir à d’autres activités."

Le mécanisme est connu : la population s’appauvrit, victime de la guerre alimentée par les achats d’armes grâce à la manne pétrolière : la population est non seulement spoliée d’une richesse que les dirigeants se sont appropriée, mais elle en est victime à travers la guerre.

M. Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard enchaîné, a insisté sur les effets pervers de la rente pétrolière : "L’Angola a les moyens d’acheter des armes et d’entretenir une armée grâce à la rente pétrolière. M. Lissouba a cherché à obtenir l’appui de l’Unita, qui occupe des zones diamantifères et dispose de troupes, malgré les accords signés avec le MPLA. Pendant la guerre civile de Brazzaville, des partisans du front de libération de l’enclave de Cabinda se trouvaient à Pointe Noire et les Angolais ne voulaient pas que l’Unita intervienne dans un conflit semblable. En outre, MM. Dos Santos et Sassou N’Guesso entretiennent depuis toujours des liens d’amitié."

Les combats entre les forces gouvernementales et l’Unita ayant repris en novembre 1998, à la suite du non-respect des accords de paix de Lusaka. L’ONU tient l’Unita pour le principal responsable de l’échec du processus de paix. La presse fait actuellement état d’une nouvelle catastrophe humanitaire en Angola. Selon M. Patrick Saint-Paul dans le Figaro du 29 septembre 1999 : "L’offensive gouvernementale, lancée contre les fiefs rebelles de l’Unita dans le centre du pays, serait à l’origine d’une nouvelle catastrophe humanitaire en Angola. Entre 700 000 et 2 millions de personnes ont fui les zones de combats, selon l’organisation humanitaire Action contre la faim (ACF). D’après le gouvernement angolais, le nombre de réfugiés dépendant de l’aide humanitaire serait passé de 2 à 3 millions en moins d’un an".

M. Patrick Saint-Paul précise d’ailleurs que :"Pour faire face à la catastrophe humanitaire provoquée par la guerre, le gouvernement angolais réclame des fonds. En début d’année, l’ONU a lancé un appel aux donateurs afin d’obtenir 111 millions de dollars pour l’Angola. L’Unita a demandé pourquoi le gouvernement n’avait pas utilisé à cet effet les 950 millions de dollars versés par Elf et Exxon, pour l’exploration de leurs nouveaux sites pétroliers, au lieu de les investir dans l’achat d’armes et accuse les pétroliers de financer directement l’offensive du gouvernement. Et leurs pays d’origine, c’est-à-dire la France et les Etats-Unis, de défendre les intérêts de leurs groupes pétroliers à n’importe quel prix."

Cependant, malgré l’embargo total décrété par l’ONU contre l’Unita, les revenus du diamant permettent à la guérilla de M. Savimbi de s’approvisionner en armes. L’Angola se retrouve une fois de plus dans l’impasse, et sa population dans la misère et la guerre.

 Les préfinancements pétroliers : l’endettement programmé du Congo Brazzaville

En Angola comme au Congo-Brazzaville (voir supra) la rente pétrolière finance des conflits meurtriers. Bien plus, les compagnies pétrolières ont pris l’habitude, à la demande des dirigeants, de revendre le pétrole endettant leur pays pour plusieurs années auprès des groupes pétroliers.

M. Antoine Glaser, rédacteur en chef de la revue Indigo, a ainsi expliqué ce mécanisme, généralement utilisé par les dirigeants aux abois pour acheter des armes : "On peut pré-vendre le pétrole jusqu’à une extraction en 2005 ou 2010, si la compagnie accepte. Le dirigeant qui reçoit le préfinancement est conforté mais engage l’avenir des dirigeants successifs. Les préfinancements pétroliers incitent la compagnie pétrolière à se substituer à l’Etat pour pouvoir se rembourser. Les préfinancements prohibés par le FMI qui exige des contreparties, sont effectués par les compagnies pétrolières qui moyennant un versement en cash exigent un accès à des gisements pour plusieurs années. Elf a pratiqué cela au Congo."

Il a expliqué comment s’effectuaient les préfinancements. "Les préfinancements passent par des réseaux bancaires et cela constitue une source d’évaporation. Pour acheter de l’armement les Etats ont besoin de ces préfinancements et donc de s’adosser à des compagnies pétrolières. Actuellement Elf est confrontée à un Président congolais M. Sassou N’Guesso qui s’est aperçu que son prédécesseur avait gagé le pétrole jusqu’en 2006. 600 millions de dollars se sont évaporés. Pour faire des préfinancements, la compagnie pétrolière trouve des banques telles la Bankers Trust, la CCIBC, la Canadian Imperial Bank, qui prêtent à un taux préférentiel. L’Angola a procédé à des préfinancements pétroliers pour financer son armement.". Les conséquences sont graves car actuellement Elf gère la dette de l’Etat congolais, car Elf a fait des prêts gagés jusqu’en 2006, ce qui complique les relations entre M. Jaffré qui veut mettre fin au système et l’actuel président du Congo M. Sassou N’Guesso.

Outre ce mécanisme, les dirigeants de pays producteurs peuvent utiliser à leur profit un pourcentage de la redevance pétrolière : les "fonds de souveraineté". Ceux-ci ont été utilisés de diverses manières, y compris et surtout pour l’achat d’armements ; ils sont incontrôlables et leur montant est inconnu.

Selon M. Claude Angeli, "Les fonds de souveraineté sont disponibles pour le Chef de l’Etat du pays producteur à titre personnel ; leur existence n’est pas secrète, leur montant l’est. Or, M. Lissouba, comme M. Sassou N’Guesso ont disposé de ces fonds de souveraineté. M. Lissouba a d’ailleurs expliqué qu’il s’en était servi pour acheter des armes lors de la guerre civile. Quand M. Sassou N’Guesso était dans l’opposition, avant la guerre civile, il entretenait des milices, il se déplaçait partout dans le monde : où prenait-il l’argent ? Bien que n’ayant pu obtenir aucune preuve" M. Claude Angeli a estimé que "du temps où il était président marxiste du Congo, M. Sassou N’Guesso, qui entretenait des liens amicaux avec le Président Chirac et le Président Dos Santos, est intervenu pour qu’Elf dispose d’un bassin offshore en Angola, le bloc 17. M. Sassou N’Guesso a ensuite touché une redevance régulière sur ce bloc, ce qui lui a sans doute permis de vivre et de maintenir ses partisans en activité pendant qu’il était dans l’opposition. M. Sassou N’Guesso et M. Lissouba ont profité tous deux de la rente pétrolière et des générosités d’Elf".

Interrogé sur ce point précis par la mission, M. Pascal Lissouba a d’ailleurs reconnu qu’ "il y a plusieurs formes de tricherie sur la rente pétrolière : on peut s’entendre avec les pétroliers par des cheminements divers et multiples ; ils passent par la FIBA. Autour de cette banque, il y a d’autres filières pour faire passer les commissions dont les montants sont évalués en fonction d’un processus difficilement décryptable. Les commissions peuvent être légales mais la manière dont elles sont évaluées est complexe. Le ministre des finances peut placer l’argent de la rente pétrolière dans des banques spécialisées où il rapporte des intérêts sans les reverser à l’Etat. Normalement cela irait dans les caisses noires du Président."

Ni en Angola, ni au Congo-Brazzaville, la manne pétrolière n’a été vecteur de développement. Bien au contraire, les flux financiers générés par le pétrole ont permis l’achat d’armes et l’enrichissement d’une minorité proche du pouvoir. Loin d’avoir progressé, ces pays ont été détruits et sont endettés. Malgré les guerres qui déchirent le Congo-Brazzaville et l’Angola, les zones d’extraction pétrolières restent des îlots de sécurité, même quand elles sont situées à terre.

Quand la rente pétrolière n’alimente pas les guerres, elle accroît les tensions internes, elle génère une insécurité diffuse dont la population proche des lieux d’extraction et les compagnies font les frais.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr