Les dirigeants des grands groupes pétroliers considèrent qu’ils doivent traiter avec les régimes en place et, au nom de la souveraineté d’Etat, ne pas s’immiscer dans leurs affaires intérieures. Selon eux, le pétrole induit le développement économique que favorise la démocratisation. Mais ce raisonnement ne résiste pas à l’épreuve des faits, car les mécanismes de versement de la rente pétrolière sont opaques. Grâce à la rente, les régimes en place arrivent à conserver le pouvoir en utilisant la force ou la corruption.

M. Luis Martinez a évoqué cette problématique de la manière suivante : "Il est important de se demander ce que l’on fait des revenus pétroliers, quels sont les retours en terme de financement des partis politiques, où ont-ils été réinvestis pendant les années soixante et soixante-dix ? Que fait-on au niveau européen pour le savoir ?" Il a précisé : "La politique arabe de la France ne pose pas en préalable la question des droits de l’Homme, du droit à l’information et à la démocratisation, et du développement de la société civile dans ces pays. Les régimes en place mettent habilement en avant d’autres notions comme la sécurité, les flux migratoires. Le dénominateur commun de ces échanges est : sécurité contre absence de critiques sur l’évolution interne des sociétés."

A) LES EFFETS PERVERS DE LA RENTE PETROLIERE EN AFRIQUE DU NORD ET AU MOYEN-ORIENT : LE MAINTIEN DU REGIME EN PLACE.

Dans cette région du monde, certains Etats disposent de pétrole, d’autres pas. M. Gilles Kepel, directeur de recherche au CNRS, a observé que : "Dans les pays producteurs de pétrole d’Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la démocratie est plus faiblement développée que dans les autres Etats de la région. Les régimes des Etats sans pétrole ont dû réaliser un consensus politique à l’intérieur de la société afin de perdurer."

Comparant l’évolution de deux grands pays en termes de pluralisme et de démocratie, il a opposé la Turquie et l’Algérie : "On peut opposer la Turquie à l’Algérie. La Turquie, malgré les clivages entre les Turcs et les Kurdes et le poids de l’armée, dispose d’un système parlementaire qui fonctionne. Le pouvoir turc, pour se maintenir, a dû passer des compromis avec la bourgeoisie industrielle et les groupes sociaux qui créent de la richesse, afin de les associer à la vie politique. En Algérie, tant que la hiérarchie militaire contrôle l’accès exclusif à la rente pétrolière, elle n’a pas besoin d’ouvrir le système politique, si ce n’est pour favoriser les investissements étrangers. Le pouvoir algérien n’est pas véritablement contraint à la démocratisation. Mais si les cours du pétrole restent bas, la hiérarchie militaire ne sera plus en mesure d’acheter la paix sociale et sera tenue de favoriser le développement économique du pays."

C’est bien ce débat qui est en cours en Algérie. M. Gilles Kepel a fait observer que "la rente pétrolière en Algérie a détruit le système économique ; les activités liées au pétrole étaient plus lucratives que les autres, notamment l’agriculture, la petite industrie, etc. Le système économique algérien, comme celui des pays à forte rente pétrolière, fonctionne sur "l’import-import". Les hommes d’affaires liés à la hiérarchie militaire, qui disposent de permis d’importation, préfèrent conserver leurs marges spéculatives en important, au lieu de développer sur place une industrie de biens de consommation créatrice d’emplois. Grâce à la rente pétrolière, ils importent des produits étrangers et touchent de fortes commissions sur l’opération. La baisse des prix du pétrole pose à ces régimes un problème de survie en les contraignant à ouvrir le champ politique et le champ économique. Obligés de traiter avec les catégories qui produisent sur place de la richesse, les dirigeants devront partager le pouvoir. Le prix élevé du baril a structurellement l’effet pervers de permettre aux régimes politiques non-démocratiques en place de se perpétuer."

La mission espère que nonobstant la montée des prix du pétrole, le Président Bouteflika arrivera à restaurer l’économie algérienne en luttant contre la corruption. Ceci implique qu’il puisse s’attaquer à ceux qui gèrent la rente pétrolière et gazière.

M.Luis Martinez a opportunément rappelé "qu’en Algérie, entre 1993 et 1997, la guerre civile a fait entre 80 000 et 100 000 morts, mais elle n’a pas empêché l’exploitation du pétrole et du gaz dans de bonnes conditions. Plus de vingt compagnies pétrolières y sont présentes. En 1991, le marché algérien s’est libéralisé parallèlement au développement du conflit et plus de quarante contrats ont été signés. Le gazoduc Europe-Maghreb a été construit, il fonctionne. Au même moment, tout le nord du pays était réputé invivable en raison de la guerre civile. Il constitue une sorte d’Etat dans l’Etat, comme l’affirment les responsables de ce secteur".

B) RENTE PETROLIERE ET MAUVAISE GOUVERNANCE

Dans deux Etats africains, le Gabon et le Cameroun, des régimes politiques peu démocratiques et corrompus se sont maintenus au pouvoir en partie grâce à la manne pétrolière.

 Un émirat pétrolier dépourvu d’infrastructures : le Gabon

La mission aurait souhaité procéder à l’audition de personnalités gabonaises susceptibles de l’éclairer sur le rôle d’Elf au Gabon et sur l’épais mystère qui voile l’utilisation de la rente pétrolière dans ce pays. En effet, des contacts ont été pris avec des ressortissants gabonais, mais il n’a pas été possible de les entendre pour des raisons liées à leur sécurité.

La mission a tout lieu de croire que les mécanismes dénoncés par M. Pierre Péan dans son ouvrage "Affaires Africaines" en 1983, par MM. Antoine Glaser et Stephen Smith dans "Ces messieurs d’Afrique" et par M. François-Xavier Verschave dans "Françafrique", sont encore à l’œuvre : confusion malsaine entre Elf Gabon et le Gabon, détournements des flux financiers issus de la rente pétrolière, corruption et difficulté sinon impossibilité d’alternance démocratique.

 une confusion malsaine entre Elf Gabon et l’Etat gabonais

M. Pierre Péan a exposé les origines de ce système en ces termes : "l’on peut dire, en exagérant à peine, que le Gabon a été une excroissance de la République dirigée conjointement par Jacques Foccart, le parti gaulliste et Elf. La mort de Pompidou et le départ de Foccart qui la suit vont provoquer des changements dans les relations entre la France et le Gabon. La coopération, pour la première fois, est confiée à un non-gaulliste. Le Gabon va s’autonomiser." "M. Maurice Robert devient ambassadeur de France en novembre 1979 malgré l’opposition initiale du Président Giscard d’Estaing. Le "Clan des Gabonais" joue contre le Président Giscard d’Estaing. A l’arrivée des socialistes au pouvoir, M. Pierre Marion est étonné de constater qu’existe à Elf un véritable Service de Renseignement qui infiltre ses propres services. Il estime qu’il n’y a pas de place en France pour deux services secrets. La querelle remonte jusqu’à l’Elysée. Un compromis est trouvé... Les habitudes mises en place par Pierre Guillaumat, au nom de la raison d’Etat, n’ont pas disparu rapidement. Elles ont été moins caricaturales."

M. Antoine Glaser, écrivain, directeur de la publication "Indigo" a fait le même constat : "C’est le point de départ de l’action particulière d’Elf en Afrique et dès cette époque se constitue un Etat dans l’Etat ce qui est facilité par la taille des pays d’implantation d’Elf : le Gabon a moins d’un million d’habitants.

M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint du "Nouvel Observateur" a lui aussi corroboré cette analyse : "La manière dont Elf a été constituée la différencie des autres compagnies opérant en Afrique, comme le montre l’entretien de M. Le Floch-Prigent, dans l’Express de décembre 1996. Ce dernier explique qu’après l’indépendance de l’Algérie, il fallait trouver un autre pôle pétrolier ; aussi dès les premières découvertes au Gabon, ce pays est-il devenu une zone protégée et privilégiée où en pleine guerre froide, les services secrets et le monde pétrolier français s’accordaient pour conserver un bastion pétrolier."

Une certaine évolution se dessine ; elle sera accentuée par la prochaine fusion TotalFina Elf. Pour l’instant, cette évolution ne s’est pas traduite par une transparence accrue dans la gestion de la rente pétrolière.

Selon M. Pierre Péan, "lors des premières élections présidentielles ouvertes en 1993, ce n’est pas Elf qui a joué un rôle moteur dans le trucage des élections. Le Président Bongo s’est maintenu au pouvoir grâce à un "coup d’Etat électoral", opéré avec la bienveillante neutralité du gouvernement français. Elf n’est pas davantage intervenu pour les récentes élections, également entachées de très nombreuses irrégularités." Il a ajouté qu’il lui semblait néanmoins "que le rôle d’Elf au Gabon avait changé dans les dernières années et se rapprochait de celui d’un intervenant classique même s’il reste encore important. Ce changement est dû à la privatisation d’Elf et à la personnalité du Président Jaffré, beaucoup moins fasciné par l’Afrique que ses prédécesseurs."

M. Antoine Glaser est arrivé aux mêmes conclusions : "Le Président Bongo n’a plus besoin d’Elf pour se maintenir au pouvoir et pour entretenir d’excellents rapports avec la classe politique française. Il est le plus vieil homme politique francophone. Il connaît tout le monde, connaît tous les secrets et a financé tous les partis. Il joue habilement de l’impérieuse nécessité de maintenir la stabilité en Afrique centrale et du rôle que le Gabon y tient, comme pôle de stabilité."

Toutefois, l’intervention de la justice française est susceptible de modifier cette situation.

 Les détournements de flux financiers issus de la rente pétrolière

Le retour en France, par des circuits mal connus et peu transparents, d’une partie des sommes issues de la rente pétrolière défraie la chronique. M. Airy Routier a soutenu que : "Au Gabon, le Président Omar Bongo était au centre des circuits de corruption. M. André Tarallo, directeur des Affaires générales d’Elf, y est considéré comme un personnage au moins aussi important que l’ambassadeur de France." Il a ajouté : "Rares sont les pays qui disposent à la fois d’anciennes colonies et d’entreprises publiques qui y travaillent. Ainsi il est notoire que le Président Bongo fut un correspondant des services français largement implantés, d’ailleurs, dans la compagnie Elf. Le Président Bongo semble avoir été un recycleur d’argent, sans qu’on en ait la preuve formelle."

Mme Valérie Lecasble, rédactrice en chef du Nouvel économiste, a ajouté que "les commissions occultes sont généralement des rétro-commissions, c’est-à-dire des commissions qui reviennent dans le pays où la société a son siège ; elles représentent un pourcentage de la commission officielle versée à un Etat ou à un intermédiaire. Cette pratique est rare à l’étranger ; elle tend à être une spécificité d’Elf, qui était une entreprise publique. Les commissions sont souvent indispensables. Elles sont interdites aux Etats-Unis, mais les compagnies américaines opèrent par l’intermédiaire de leurs filiales. Il serait en fait souhaitable que chaque Etat veille à l’arrêt de ces pratiques en même temps".

 L’effet pervers des circuits de corruption

L’évaporation de la rente pétrolière a eu un double effet : elle a empêché le Gabon de se développer, et elle empoisonne la vie publique française.

M. Antoine Glaser a observé que "dans le cas de la France, les systèmes africains sont revenus en boomerang. Ainsi, Elf avait créé au Gabon une provision pour investissement diversifié (PID) destinée à construire des routes et des centres médicaux. Cet objectif louable au départ, de diversification où la compagnie Elf faisait tout et n’importe quoi, est devenu un système de recyclage des revenus du pétrole au travers des filiales financières d’Elf Gabon, à l’origine de certaines affaires qui défrayent la chronique."

Mme Valérie Lecasble a précisé que : "Lors des discussions sur un projet de contrat dans un pays producteur, on effectue d’abord des appels d’offres, les compagnies pétrolières sont en concurrence. L’Etat producteur demande une commission officielle qui le rétribue. Les compagnies pétrolières estiment qu’elles doivent verser des commissions sous peine de perdre leur contrat. Ces commissions sont officielles et figurent dans le bilan des compagnies, qui en informent le ministère de l’Economie et des Finances. Sur ces commissions légales qui rémunèrent soit l’Etat producteur, soit des intermédiaires commerciaux, Elf avait pris l’habitude de prélever 5 à 10% pour financer les partis ou les hommes politiques français. Cette pratique, appelée rétro-commission, est interdite et illicite."

 L’absence de développement : un mystère

Dans un dossier élaboré en novembre 1996, l’association "Agir ici" expliquait : "Elf extrait, actuellement, 22 % de la production de pétrole au Gabon. Entre 1975 et 1991, les recettes d’exportations dues au pétrole ont rapporté au Gabon plus de 140 milliards de francs, soit en moyenne 8900 francs par habitant et par an (pour la France, les recettes de la totalité des exportations ont été, sur cette période, de 12400 francs en moyenne par an et par habitant). En 17 ans, (entre 1978 et 1994), le chiffre d’affaires global de Elf Gabon a atteint près de 89 milliards de francs et son résultat cumulé après impôt, environ 15 milliards de francs. Pour cette période, la part de la société franco-gabonaise aux résultats du groupe est de 16% alors que le chiffre d’affaires ne représente que 4,4 % du chiffre d’affaires consolidé et le nombre d’employés à peine 1 % du nombre total des salariés du groupe. Cela représente de beaux résultats pour un faible investissement"

"Toujours pour cette même période, on peut estimer les versements "officiels" d’Elf Gabon à l’Etat gabonais (redevances, impôts sur les bénéfices, dividendes versés à l’Etat actionnaire) à environ 51 milliards de francs. Le chiffre d’affaires d’Elf Gabon représente près de 25 % du PNB du pays. Toutefois, cet argent a servi à établir les fortunes des potentats locaux. Il a notamment permis de financer l’administration, ce qui a garanti la stabilité du régime. D’autres sommes ont été détournées au profit des responsables locaux. Cette politique clientéliste a non seulement altéré toute possibilité de développement économique mais aussi engendré une telle dépendance et de tels endettements que l’avenir paraît aujourd’hui encore plus sombre que le passé."

M. Antoine Glaser a expliqué que : "... au Gabon, qui est pourtant une sorte d’émirat pétrolier, le système de santé est l’un des plus catastrophiques au monde - alors que les ressources du pays sont importantes et la population limitée."

Ce pays qui, de l’avis de tous les experts, aurait dû atteindre le niveau de développement du Portugal et devenir une sorte de "Suisse de l’Afrique" a un niveau d’endettement totalement aberrant. Au Cameroun, la situation, toutes proportions gardées, est assez similaire.

 Au Cameroun : une rente pétrolière non budgétisée pendant plus de vingt ans

Un épais mystère semble entourer la question de l’utilisation de la manne pétrolière au Cameroun. L’aborder est mal perçu par les autorités camerounaises. Le processus de démocratisation est grippé par la fraude électorale qu’Elf, à tort ou à raison, est accusée de favoriser. La répression s’abat sur les opposants et, de l’avis de tous les experts, le pays s’est plus appauvri qu’enrichi ces dix dernières années.

M. Antoine Glaser a expliqué que "le Président Biya aurait estimé que les royalties du pétrole ne devaient pas être budgétisées. En conséquence de quoi, le budget camerounais était en déficit chronique et l’aide publique française bouchait les trous."

 "Le pétrole, un secret d’Etat"

Voici comment M. Mongo Beti, écrivain, a décrit les mécanismes de captation de la rente au Cameroun et le rôle d’Elf. "Très tôt, il a été intrigué par le problème de l’exploitation du pétrole dans le Golfe de Guinée, et s’est étonné que, contrairement à d’autres pays producteurs de pétrole, le Congo, le Cameroun et le Gabon aient gardé un niveau de vie très bas. Selon lui, ce phénomène est dû à l’opacité totale de l’exploitation du pétrole dans la région. Les populations n’ont aucune information officielle à ce sujet ; elles apprennent indirectement par la presse étrangère ou la Banque mondiale que le Cameroun produit entre 8 millions et 10 millions de tonnes de pétrole chaque année, pour un revenu annuel de 1 milliard de dollars. Les populations ne savent rien sur le montant de la rente pétrolière, qui est déposé sur un compte du Président de la République en Suisse. Ces sommes servent à renforcer la dictature qui dispose ainsi de moyens importants pour se fournir en armes et pour corrompre les hommes politiques locaux ou étrangers, voire les intellectuels."

Il a souligné que "Pendant que les revenus du pétrole étaient déposés sur un compte du Président, des crédits ont été consentis au Cameroun, notamment dans les années soixante-dix. Ces dettes constituent une injustice, car les populations sont actuellement en train de les rembourser alors que l’utilisation de la rente pétrolière aurait permis d’éviter ces emprunts."

S’agissant d’Elf, M. Mongo Beti s’est demandé "quelles sont les quantités que cette compagnie a extraites au Cameroun et dans quelles conditions ; quelles sont les sommes générées par cette production, celles-ci auraient dû être déposées dans les caisses de l’Etat. Il paraît qu’elles le seraient depuis 1998, mais ce point reste à vérifier. La législation applicable au Cameroun est assez fluctuante ; ainsi, la loi interdisant l’exploitation des grumes a été modifiée avant la signature, reportant l’interdiction de 1995 à 1999."

M. Pius Njawe, directeur du "Messager" a largement confirmé cette analyse. Lorsque la mission l’a rencontré à Douala, en février dernier, il sortait de prison, accusé d’avoir répandu une fausse nouvelle concernant la santé du Président Biya.

Il a rappelé qu’en 1976, un article sur le pétrole au Cameroun lui avait valu un mois d’interrogatoire. Selon lui tout ce qui a trait au pétrole au Cameroun est secret. "Depuis Ahidjo le pétrole c’est la Présidence." Il a ajouté que "la démocratie au Cameroun avait été sacrifiée sur l’autel de l’oléoduc Tchad-Cameroun (cf. infra) ; les résultats des élections étaient liés au pétrole. Son emprisonnement en 1997 était en réalité dû à sa dénonciation de la fraude électorale. La démocratie apaisée au Cameroun implique qu’aux fraudes électorales succède la politique de la main tendue à l’opposition en l’invitant à "la mangeoire". En dénonçant ce processus, il a été accusé de vouloir alimenter une guerre civile."

Il a fait savoir que "depuis les élections une certaine apathie a frappé la population qui découragée, est soumise au "chantage alimentaire". Les syndicats sont infiltrés par le pouvoir, les enseignants peuvent subir des incitations disciplinaires. La révolte des magistrats en 1994 a été matée . L’indépendance de la Justice est donc sujette à caution."

 Rente pétrolière et corruption

Selon M. Mongo Beti, Elf a financé les campagnes électorales du Président Biya. "Au Cameroun, cette compagnie doit être combattue car elle est présentée comme un faiseur de rois. Dans son interview désormais célèbre, donnée en décembre 1996 au journal "l’Express", M. Le Floch Prigent a rappelé que c’était Elf qui avait fait accéder le Président Biya au pouvoir. Pour les opposants camerounais, il est clair que le développement des populations et leur bien-être ne constituent pas un souci majeur pour Elf."

Cette thèse est également celle de la plupart des ONG et de M. François Xavier Verschave, président de Survie, écrivain. "Elf a mis incontestablement M. Biya au pouvoir au Cameroun, mais sans que l’on sache réellement qui a eu l’initiative car Elf est le siège des rivalités entre les différents réseaux franco-africains. La réélection de M. Biya s’est passée exactement comme les précédents scrutins. On achète les opposants et les réseaux français dépêchent des spécialistes de "la collecte" informatique des résultats électoraux."

Le résultat du maintien au pouvoir d’un régime politique corrompu et incompétent est ainsi décrit par M. Mongo Beti : "Cela a pour conséquence la paupérisation vertigineuse de la population, la déscolarisation des enfants, car les écoles sont devenues payantes, contrairement à ce que prévoit la constitution camerounaise. C’est ainsi qu’un tiers des enfants du Cameroun ne sont pas scolarisés, que, faute de crédits, les hôpitaux ne disposent plus de médicaments, et que les médecins se sont installés dans le privé. Or, la Compagnie Elf est le plus grand producteur de pétrole du golfe de Guinée, où elle exploite 75 % du brut."

"Les prix des denrées de première nécessité produites par le Cameroun ont augmenté considérablement. Dans les années cinquante, il avait pu constater que les hôpitaux camerounais fonctionnaient de la même manière que les hôpitaux français, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Globalement, les conditions de vie des populations se sont aggravées sous l’effet de la mauvaise gouvernance et de la forte pression démographique."

"Au Cameroun, chacun sait qu’avec 50 francs français, on peut corrompre un officier de police ; les gens n’ont plus de papiers, ne sont plus en règle, ne paient pas les taxes exigées, il suffit de donner une petite somme aux policiers pour s’en sortir. Cette impunité génère une grande insécurité."

M. Pius Njawe n’a rien exposé de différent. Selon lui "le Cameroun n’est pas un pays pauvre mais l’usage fait de la rente pétrolière y a été catastrophique. Pour que les recettes du pétrole soient budgétisées il a fallu que la Banque mondiale et le FMI "tapent sur la table"."

Alors que le pétrole devrait être synonyme de richesse et de développement, son exploitation produit l’effet inverse. Les compagnies pétrolières ne sont pas loin s’en faut les seules responsables de cette situation déplorable dont elles pourraient à moyen terme être les otages.

M. Philippe Jaffré a fait observer que "l’influence d’Elf en Afrique est très différente de l’idée que peut en avoir une certaine presse. Elf mène des activités d’exploration-production dans seulement cinq pays africains : trois francophones (Cameroun, Gabon, Congo-Brazzaville), un anglophone (Nigeria) et un lusophone (Angola). Il convient de relativiser son rôle. La privatisation n’a rien changé à ses relations avec l’Etat français qui ont toujours été celles que toute grande entreprise entretient avec les pouvoirs publics et qui consistent en des contacts très confiants."

"Il ne faut pas confondre les niveaux de responsabilité. Il appartient aux Etats et à la communauté internationale de prévenir et gérer les crises. Des guerres civiles éclatent dans de nombreux pays et pas seulement dans ceux dotés de matières premières. Le Soudan est un pays pauvre ; la guerre civile qui y sévit n’a pas beaucoup éveillé l’intérêt des Occidentaux. La Somalie est pauvre et, sous la pression de l’opinion publique et des médias, les Occidentaux y ont conduit une opération hasardeuse. En Sierra Leone, on se bat, non pour les mines de diamant, mais pour le contrôle du pouvoir. Le Congo subit le contrecoup de la crise du Congo belge qui a également des répercussions en Angola. Ces problèmes dépassent Elf qui se trouve prise dans une tempête dont elle n’est nullement responsable. Il appartient aux Etats de gérer ces crises."

Il s’est défendu d’agir illégalement en renvoyant à juste titre les Etats à leur responsabilité : "On reproche à Elf Aquitaine, et d’une façon générale aux sociétés pétrolières, de payer leurs impôts à des Etats et que ces impôts soient, en partie, utilisés pour acheter des armes. Plus subtilement on reproche à Elf, aux sociétés pétrolières, l’usage fait des fonds publics par certains Etats. Les compagnies agissent dans un cadre légal, national et international, précis. Celui-ci autorise-t-il un contribuable à cesser de payer ses impôts en raison de l’usage fait de ceux-ci, à supposer qu’il en ait connaissance ? En revanche, qu’est-ce qui interdit à la communauté mondiale des Etats, dotée d’une organisation supranationale, celle des Nations Unies, de décider soit un embargo sur les armes, soit d’exercer une tutelle sur l’emploi des impôts d’un Etat déterminé ? Elle le fait bien pour l’Irak. Pourquoi ne le fait-elle pas dans d’autres situations ? Elle a ses raisons. Mais il ne faut pas confondre les niveaux de responsabilité. L’ordre public national ou international est de la responsabilité des Etats et de la communauté des Etats, il n’est pas de la responsabilité des entreprises, aussi grandes soient-elles. C’est une responsabilité politique."

La mission s’est longuement interrogée sur l’intérêt pour les compagnies pétrolières de soutenir directement ou indirectement des régimes dictatoriaux.

Selon M. François-Xavier Verschave : "Dans l’esprit des compagnies pétrolières le partage de la rente s’avère plus simple dans un régime dictatorial. En effet, il est moins coûteux d’acheter un dictateur que de contracter avec un Etat démocratique et a fortiori d’obtenir l’accord des populations locales, comme les Ogonis au Nigeria ou les populations du sud du Tchad, lorsque l’installation d’équipements pétroliers est de nature à mettre en cause l’environnement ou les ressources agricoles d’une région. Le résultat est calamiteux ; dans de nombreux pays, il a conduit à la ruine. De façon tout à fait anormale, on compense ce pillage par l’aide publique au développement. C’est un système de vases communicants. Les fonds publics français servent de lubrifiant à l’extraction de la rente. Les entreprises et les personnes les plus riches du pays empruntent aux banques, à qui elles ne remboursent pas. Du coup, ces institutions financières sont en quasi-faillite, mais des soutiens publics dits d’ajustement structurel maintiennent à flot l’ensemble."

La mission condamne l’absurdité de ces mécanismes aberrants. Ils génèrent des guerres, attisent des conflits et provoquent des catastrophes humanitaires. La corruption qui bloque les processus démocratiques exacerbe les divisions internes, et crée des situations insurrectionnelles dans les zones d’extraction du pétrole dont les multinationales pétrolières sont elles mêmes victimes. L’exemple du delta du Niger devrait susciter une réflexion salutaire, Shell continue d’y payer ses erreurs passées. De moins en moins les populations habitant dans les zones d’extraction accepteront de demeurer les laissés pour compte de la manne pétrolière. Des actes de sabotage et l’escalade de la violence sont à craindre.

Le tête-à-tête d’une multinationale et d’un Etat faible n’est pas sans danger. Les accusations contre Elf pour son rôle réel ou supposé dans le maintien au pouvoir de régimes politiques corrompus, incompétents et dictatoriaux démontrent que la situation hégémonique d’une compagnie pétrolière dans des Etats faibles peut se retourner contre la compagnie. La présence controversée de Total et d’Unocal en Birmanie aboutira à un résultat identique ; considérées comme des soutiens à une dictature honnie par la population, elles en risqueront d’en payer tôt ou tard le prix.

Au-delà des questions éthiques qu’elle soulève auprès des opinions publiques, des actionnaires de compagnies pétrolières et des ONG, l’aide directe ou indirecte apportée par les groupes pétroliers via le versement de la rente, aux dictatures en place est contre productive. L’appauvrissement et l’endettement des pays producteurs de pétrole n’est pas pour les compagnies pétrolières d’un grand intérêt à long terme. Il serait plus rentable pour elles de contribuer à créer des pôles de développement dans les pays où elles opèrent, qui pour la plupart manquent d’énergie. De nouvelles approches doivent être envisagées pour lier rente pétrolière et développement durable.

Des réponses pourraient être apportées par le renforcement du système de conditionnalité des aides multilatérales et bilatérales et par un contrôle plus strict de leur utilisation.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr